01.12.2009 • Zones économiques spéciales

Derrière l’écran, les droits du travail bafoués

Les ordinateurs, iPod, Blueberry et consoles électroniques que nous utilisons sont fabriqués dans les zones franches des pays en développement. Et les jeunes femmes qui produisent ces outils high tech vivent dans une réalité d’un autre âge. Elles travaillent souvent 12 heures par jour, leur salaire s’élève à moins de 50 centimes par heure et leur emploi est aussi précaire que dangereux. Un constat qui révèle que la responsabilité sociale et éthique ne se globalise pas au même rythme que la production.

Publié le 1er décembre 2009 , par Chantal Peyer

De nos jours encore, la majorité des consommateurs pensent que l’ordinateur qu’ils achètent a été produit par la marque qu’ils ont choisie. Pourtant, l’industrie électronique est l’une des plus mondialisées et désintégrées qui soit.

Le phénomène de mondialisation et de fragmentation de la chaîne de production des ordinateurs est apparu dans les années 1880. A cette époque, un nombre croissant de marques (Hewlett Packard, IBM, Dell, Acer, etc.) ont commencé à déplacer leurs centres de production vers certains pays en développement, en raison notamment des coûts inférieurs de la main-d’œuvre et de divers avantages fiscaux. Cette délocalisation a été suivie par un mouvement de désintégration de la chaîne de production, qui s’est accéléré dans les années 1990. Les grandes marques ont commencé à vendre leurs secteurs de production, devenus peu rentables, pour se concentrer sur les activités de recherche et de marketing.

Une production délocalisée

Les segments de fabrication proprement dits ont été rachetés et développés par des entreprises-fournisseurs appelées contract manufacturers. Spécialisées dans la production de composantes (châssis, cartes-mères, câbles, semi-conducteurs, etc.) et l’assemblage industriel, ces entreprises sont peu connues du grand public. Qui connaît les noms de Flextronics, Hon Hai, Sanmina-SCI, Solectron ou Celestica ? Peu de consommateurs ! Pourtant, ces cinq premiers sous-traitants mondiaux sont responsables de la fabrication de 75% de nos ordinateurs. Et leurs chiffres d’affaires se montent à plusieurs milliards de dollars par an.

Les usines qui assemblent les ordinateurs et produisent des composants sont situées aujourd’hui dans les zones franches des pays en développement. Parmi ces pays, la Chine se situe en tête avec une croissance très rapide du nombre d’usine et d’employés dans ce secteur. Selon les statistiques du Bureau International du travail (2007), la Chine emploie environ 35% du personnel mondial de l’industrie électronique [1].

Les zones économiques spéciales en Chine

Ce personnel de l’électronique travaille dans les zones franches, ou zones économiques spéciales, situées aux abords des grandes villes (Shanghai et Hong Kong principalement). En Chine, la création de ces zones économiques date de 1979, lorsque le président Deng Xiaoping invoquait la nécessité de « créer des laboratoires de la réforme », pour introduire la technologie et la connaissance. Depuis, des centaines de villes-dortoirs ont été bâties, parfois à partir de rien. Shenzen, la plus connue d’entre elles, était un village de pêcheurs. Aujourd’hui, grâce à la construction de 70 ports, 210 000 lignes téléphoniques et 50 quartiers résidentiels, la métropole est devenue un symbole de la nouvelle Chine industrielle. Une Chine ouverte à l’innovation et aux capitaux étrangers, où les quartiers business et les grands magasins constituent un contraste saisissant avec le quotidien des ouvrières. Celles-ci vivent sous surveillance, dans des dortoirs de huit à quinze personnes, sans armoire, avec une douche par étage et aucun lieu de détente.

Dans ces zones industrielles, le marché électronique est devenu un vecteur central de la croissance. Dans le Delta de la rivière des Perles seulement, plus de 4000 entreprises liées à la production d’ordinateurs se sont établies depuis 1991. Et avec un taux de croissance de 30% à 60% par année, le secteur high tech est devenu la principale source d’exportation de la région.

Dans les zones industrielles : une main d’œuvre féminine

Dans les usines électroniques chinoises, la majorité des ouvrières sont des femmes migrantes. Recrutées par des agences spécialisées (« vocational schools »), ou directement à l’usine, elles quittent leur village à l’adolescence pour gagner un revenu et soutenir leur famille. Administrativement, et à cause de leur statut de migrantes, ces travailleuses sont marginalisées : elles doivent obtenir un permis de séjour, elles n’ont pas accès aux services sociaux de la ville – soins médicaux, écoles, etc. - et sont fréquemment harcelées par la police. Cette situation est un héritage de l’époque de Mao qui, pour freiner l’émigration rurale, a limité les droits des résidents temporaires. Aujourd’hui encore, ce système, le hukou, contribue à faire des ouvrières migrantes des citoyennes de seconde classe.

Jeunes, isolées, les femmes migrantes constituent une main d’œuvre idéale pour les usines électroniques : « Elles sont malléables et ont peu tendance à défendre leurs droits. », relève la représentante d’une organisation non gouvernementale. Une observation qui est confirmée par les faits. Selon les statistiques, entre 70 et 95% du personnel des usines électroniques en Chine est de sexe féminin.

Dans les usines électroniques : des conditions de travail moyen-âgeuses [2]

Dans ces usines high tech, quelles sont les conditions de travail des ouvrières migrantes ? Pour ces ouvrières, le travail dans les lignes d’assemblage des ordinateurs est contraignant et peu varié. Mais au-delà de la répétitivité du travail, ce qui déshumanise les ouvriers/ères de l’industrie électronique est la violation systématique de leurs droits. Dans une majorité de zones industrielles, on retrouve les heures supplémentaires à la chaîne, les salaires comprimés, l’exposition aux produits toxiques, la restriction des libertés syndicales ou encore les contrats précaires.

Au niveau des horaires de travail d’abord, les tournus sont l’exception. Résultat : en période de haute production, les ouvriers/ères travaillent 12 heures par jour, sept jours sur sept, parfois plusieurs semaines de suite. Ces cadences de production se situent bien au-delà des quotas fixés par les législations nationales et des 48 + 12 heures supplémentaires par semaines statuées par l’Organisation Internationale du travail. Fait aggravant : le plus souvent, les heures supplémentaires sont obligatoires. Et ne peuvent être refusées, sous peine de pressions, d’amendes, voire de licenciement.

En matière de salaires, les salaires minimums ne suffisent pas toujours pour vivre décemment. Pour joindre les deux bouts, les ouvriers/ères sont donc obligés de faire des heures supplémentaires. Fréquemment cependant les heures supplémentaires sont sous-payées ou sous-comptabilisées [3]. Avec ces manipulations, qui sont des enfreintes aux lois nationales, les directions économisent jusqu’à 20% sur les salaires mensuels. Les ouvriers, eux, continuent de se priver de logement décents, de loisirs, faute de salaires adéquats. Autre problème : les systèmes de déductions. Pour s’assurer de la flexibilité des employés/ées, les usines introduisent des systèmes de primes et de déductions qui sanctionnent toute absence au travail ou enfreintes aux règles internes (quotas, pauses, etc).

En matière de santé, l’industrie électronique est l’une des plus toxiques au monde avec l’utilisation de substances comme le plomb, le baryum, le chrome ou l’acide nitrique. L’inhalation ou la manipulation de ces produits sont à l’origine de problèmes respiratoires, de toux, de maux d’estomac, mais aussi de taux anormalement élevés de cancers et de fausses couches chez les ouvriers/ères des usines d’ordinateurs. Pour protéger la santé des employés/ées, les solutions sont multiples : une information transparente, des contrôles médicaux réguliers, des protections adéquates (masques, gants, etc.), une bonne ventilation des bâtiments. L’application de ces mesures demeure cependant lacunaire. En Chine particulièrement, les plaintes sont nombreuses : visites médicales inexistantes ou incomplètes, ventilations défaillantes, masques supprimés par mesures d’économies, informations erronées sur la toxicité des produits utilisés.

Au niveau de la liberté d’association enfin, la situation est désastreuse. En Chine, la liberté d’association et de négociation n’est pas reconnue par la loi. Pour les autorités, seul le syndicat officiel (All China Federation of Trade Unions), lié au Parti communiste chinois, est autorisé à représenter les intérêts des travailleurs/euses. En réalité, même ce syndicat est absent de la majorité des usines privées. Dans un tel contexte, les dirigeants de l’électronique n’hésitent pas, en cas de conflit du travail ou de grève, à appeler la police. Les ouvrier-ère-s sont alors arrêtés, emprisonnés et condamnés à plusieurs années de prison pour « subversion » ou « trouble de l’ordre public ». En janvier 2008, la nouvelle loi chinoise sur les contrats de travail a apporté un certain nombre d’améliorations, en appuyant notamment la création de commission du personnel dans les usines. Sur le terrain cependant, les progrès sont lents.

L’absence de contrats de travail. Dans les usines électroniques de Chine, il est encore fréquent que les ouvriers soient engagés de façon illégale, c’est-à-dire sans contrat officiel. Une situation qui les place dans une grande précarité puisqu’elle signifie le licenciement possible, sans préavis, lors de chaque baisse de la production. Pour les directions d’entreprises, cette politique vise à assurer la flexibilité de la main d’œuvre, mais également à comprimer les coûts salariaux. En effet, selon la législation chinoise, tout travailleur doit bénéficier de cinq types d’assurances : accident, maladie, maternité, chômage et retraite. L’accès à ces assurances repose cependant sur la reconnaissance d’une relation officielle de travail. Sans contrat donc, pas d’assurances…

Au final, dans les usines des pays en développement, la production high tech révèle donc une réalité d’un autre âge. La situation est la même chez les fournisseurs de toutes les marques - Hewlett Packard, Dell, Acer, Apple ou Fujitsu Siemens - et aucune ne peut garantir aujourd’hui que ses ordinateurs sont produits dans le respect des droits les plus élémentaires du travail. Ces droits qui pourtant ont été adoptés par les États depuis des dizaines d’années, au sein de l’Organisation Internationale du travail (OIT).


Jia a 19 ans. Elle travaille dans une usine à Zhongshan (Chine) qui fournit Fujitsu Siemens et Acer. Comme beaucoup d’ouvrières, elle a quitté son village dans l’espoir de trouver un avenir. Arrivée à l’usine, elle a découvert une réalité où chaque hausse des commandes signifie une baisse de ses droits. Rencontre.

Comment êtes-vous arrivée à Zhongshan ?

Pour suivre l’école, dans mon village, nous devions payer 800 yuans (80 euros) par semestre. Pour mes parents, qui sont fermiers, cela représentait une somme importante. Alors, j’ai arrêté de suivre les cours. Puis, quand j’ai eu 12 ans, ma mère est tombée malade. Pour soigner son cancer et payer les médicaments, nous nous sommes endettés. Quand elle est morte, j’ai décidé de quitter le village. Je me suis inscrite dans une école professionnelle (vocational school) qui forme et recrute des ouvrières pour les usines électroniques. Je n’ai suivi que quelques semaines de cours, mais cela m’a permis de trouver un emploi dans une usine à Zhongshan.

Qu’est-ce que vous faites à l’usine ?

Au début je travaillais dans la ligne d’assemblage. C’était ennuyeux : 13 heures par jour, toujours le même geste. Je n’étais pas du tout heureuse, mais j’avais besoin de gagner de l’argent, alors je suis restée. Après deux ans, j’ai pu changer de poste et devenir responsable d’une ligne de production. Je n’ai pas eu une grande augmentation, seulement 16.5 yuans (1,65 euro), mais le travail est moins répétitif.

Lorsque vous avez été engagée, vous avez signé un contrat de travail ?

Oui, j’ai signé un document, mais je ne me souviens pas bien ce qu’il contenait. Je n’en ai pas reçu de copie, alors je ne peux pas vous dire.

Comment se passe une journée, à l’usine ?

En principe, le matin nous nous levons vers 6h00 : il faut faire la queue pour aller à la douche du dortoir. Nous commençons le travail à 7h45 et durant la journée nous avons deux pauses de 45 minutes, pour le repas de midi et le souper. Le soir, nous travaillons jusqu’à 20h00, 21h00, 22h00, parfois 23h00, cela dépend de la quantité de commandes passées à l’usine. Avant de nous coucher nous mangeons, nous discutons un peu. Il n’y a pas de télévision à l’usine, seulement un coin avec quelques livres, alors nous restons plutôt dans les dortoirs.

Est-ce que vous devez faire beaucoup d’heures supplémentaires ?

Cela dépend des périodes. Le mois dernier, j’ai travaillé 258 heures, dont 90 heures supplémentaires. Je n’ai pas eu beaucoup de jours de congé, car j’ai travaillé tous les samedis et deux dimanches. D’autres mois, quand les affaires vont mal, le responsable de la ligne d’assemblage nous renvoie en début de journée, sans que nous ayons pu travailler. Cela devient difficile pour le salaire…

Est-ce que vous pouvez refuser de faire des heures supplémentaires ?

Non ! Et en période de haute production, si nous voulons quitter l’usine, la direction refuse. Pour nous obliger à rester, elle nous impose une amende : elle retient le dernier salaire. C’est beaucoup d’argent un mois de salaire. Si un ouvrier essaye malgré tout de partir, le garde à l’entrée reçoit l’ordre de le retenir. Pour partir, il faut alors faire plusieurs aller et retour, en cachant ses bagages.

Et qu’en est-il du salaire ?

Nous gagnons 3,9 yuans (0,4 euro) par heure. Sur le mois, le salaire dépend des commandes et de la quantité d’heures supplémentaires que nous devons faire. Au début, c’était difficile, car je renvoyais beaucoup d’argent à la maison, pour mon père. Maintenant, il a pu rembourser ses dettes. Je peux faire un peu d’économies. J’aimerais reprendre les études, mais je n’arrive pas à trouver le temps.

La réponse des marques

Confrontées à des exemples concrets d’abus, certaines entreprises ont commencé à entamer une démarche de responsabilité sociale. Hewlett Packard et Dell sont à cet égard les firmes les plus proactives : elles ont adopté un code de conduite et, depuis plusieurs années, ont nommé des « responsables éthiques », chargés de travailler avec les fournisseurs à une amélioration des conditions de travail. Des audits internes et des programmes de formations pour les cadres des usines viennent compléter ces démarches visant à mettre plus d’éthique dans les circuits. Toutefois, au-delà des codes et des tables rondes de discussion, l’industrie des ordinateurs demeure hermétique aux processus conventionnels de négociation collective. Ou, pour le dire autrement, l’industrie des ordinateurs demeurent réticente à collaborer avec les ouvriers/ères, syndicats et organisations non gouvernementales des pays de production.

Le constat est inquiétant. Historiquement, tout progrès en matière de droit du travail a résulté d’une négociation entre différentes parties : syndicats et organisations de défense des travailleurs/euses, directions d’entreprises et représentants du gouvernement. En externalisant leur production dans les zones franches des pays en développement, les firmes occidentales ont pu implicitement renoncer à ce dialogue tri-partite. Et tendent à substituer à un réel dialogue social une approche « par le haut » qui ne permet pas de participation des travailleurs. Certes, le contexte des zones industrielles de Philippines, de Chine ou de Thaïlande, où les associations de travailleurs/euses sont rares, voire réprimées, ne facilite pas le travail des firmes. Il n’en demeure pas moins que même dans ces zones, les ouvriers prennent de plus en plus conscience de leurs droits. Et souhaitent s’organiser pour les défendre.

L’enjeu est de taille. Au-delà des ouvriers/ères qui travaillent dans les usines d’Asie, il concerne également les travailleurs d’Europe : le dumping social, et la remise en question des modalités de négociation collectives, qui se produisent là-bas reviennent en Occident comme un boomerang. Et servent toujours plus de faire-valoir à une remise en question des acquis sociaux aussi ici, en Europe.

Chantal Peyer, pour Pain pour le Prochain

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Photos : CleanIT cc (source)

Boîte Noire

Cet article a été publié initialement sur le site dph en décembre 2009, dans le cadre d’un dossier réalisé par Pain pour le Prochain sur la responsabilité des entreprises dans les industries électroniques.

Notes

[1“The production of electronic components for the IT Industries : changing labour force requirements in a global economy, report for discussion at the Tripartite meeting on the production of electronic components for the IT Industries”, Geneva, ILO, 2007.

[2Cette synthèse repose sur des enquêtes de terrain réalisées dans des usines électroniques en Chine en 2007 et 2008 pour Pain pour le prochain et Action de Carême.

[3Ce phénomène a été constaté dans la moitié des usines évaluées en Chine.

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