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02.12.2013 • Actus, revue de presse et liens

Elin Wrzoncki (FIDH) : « Notre partenariat avec Carrefour nous permet de sortir d’un discours seulement théorique. »

Depuis près de quinze ans, la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) est engagée dans un partenariat avec Carrefour sur la prévention des atteintes aux droits humains dans la chaîne d’approvisionnement du groupe de grande distribution, du Bangladesh à la Chine. Elin Wrzoncki est Responsable du bureau Mondialisation et droits humains à la FIDH. Dans cet entretien, elle revient sur l’histoire et les leçons de ce partenariat, à la lumière d’un rapport récent publié par la FIDH, en collaboration avec le China Labour Bulletin, sur la chaîne d’approvisionnement de Carrefour en Chine et la situation des droits des travailleurs dans ce pays.

Publié le 2 décembre 2013

Pouvez-vous revenir pour nous sur l’histoire de votre partenariat avec Carrefour ?

Elin Wrzoncki : Nous avons commencé à dialoguer avec Carrefour en 1998 sur les moyens de travailler ensemble à améliorer la situation des droits de l’homme chez leurs fournisseurs. Nous les avons notamment aidé à élaborer une charte fournisseurs fondée sur les conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) et un système de vérification de l’application de cette charte sur le terrain. À l’époque, cette démarche était assez nouvelle, même si aujourd’hui cela peut paraître bien modeste.

Nous avions initialement prévu un système de vérification à trois niveaux : une première vérification par Carrefour de la situation dans les usines avant de passer un contrat d’approvisionnement ; un audit social indépendant réalisé sur la base de la méthodologie élaborée conjointement ; et enfin une vérification de ces audits par la FIDH, pouvant impliquer une visite chez les fournisseurs en question, inopinée ou non. Très vite, dès 2002, nous nous sommes aperçus que cela représentait une charge de travail impossible à gérer pour nous. Aujourd’hui, Carrefour fait systématiquement réaliser des audits sociaux dans toutes les usines de ses fournisseurs dans les pays sensibles ; cela représente plus d’un millier d’audits par an. En outre, notre objectif n’était pas de devenir les gendarmes des audits sociaux de Carrefour, mais plutôt d’identifier et de proposer des solutions aux groupes pour améliorer concrètement la situation des droits humains dans sa chaîne d’approvisionnement. C’est dans cet esprit que nous les avons encouragés à baser leur démarche sur les normes internationales élaborées dans le cadre de l’OIT ou des Nations Unies, mais aussi à engager des discussions sur ces questions avec leurs concurrents en France et au niveau international.

Cela a résulté en France sur l’« Initiative clause sociale » (ICS) de la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution (FCD), par laquelle les enseignes françaises se sont engagées à partager les résultats de leurs audits sociaux. Théoriquement, lorsqu’une même usine fournit à la fois Carrefour et Auchan, les deux groupes ne réalisent qu’un seul audit commun. De même, au niveau international, Carrefour a engagé des discussions sur les droits humains dans la chaîne d’approvisionnement y compris avec le grand concurrent Walmart, avec lequel ils ne discutaient jamais.

Après la catastrophe de Rana Plaza, de nombreux critiques considèrent que tout le système fondé sur des codes de conduite et des audits sociaux a aujourd’hui démontré son échec, en raison de son caractère non normatif et non contraignant.

Les discussions initiées par Carrefour avec d’autres groupes internationaux pour élaborer des méthodes et des approches communes peuvent être critiquées sous de nombreux aspects, notamment comme une forme de « privatisation des normes ». Nous y voyons tout de même un moyen de les influencer. Il y a quinze ans, chaque groupe élaborait son code de conduite dans son coin, en le fondant sur ses « valeurs ». Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : la plupart des groupes reconnaissent formellement les conventions de l’OIT, y compris sous l’aspect des libertés syndicales. On progresse, même si cela peut paraître long et fastidieux. Aujourd’hui, contrairement à ce qui était encore le cas il y a quelques années, les entreprises reconnaissent être concernées par les droits humains et responsables. Auparavant, elles disaient que cela ne les regardait pas, que c’était la responsabilité de l’État. Ce changement de discours n’a rien d’anodin. En 2005, le projet de normes des Nations Unies sur les entreprises multinationales et les droits humains a échoué en raison du lobbying forcené des entreprises. Aujourd’hui, les principes directeurs de l’ONU, malgré tous leurs aspects regrettables et avant tout le fait qu’ils ne soient pas contraignants pour l’instant, constituent tout de même une étape qui pourrait permettre d’avancer vers des instruments contraignants. La proposition de loi sur la responsabilité des entreprises multinationales récemment déposée par un groupe de députés français, par exemple, se base sur ces principes directeurs. Un plan national d’action sur ces questions est également en cours d’élaboration, qui pourrait impliquer certains changements législatifs. Il y a donc des ponts entre le « droit mou » et les normes contraignantes.

Qui sont vos interlocuteurs à Carrefour et comment essayez-vous de peser sur les choix économiques de l’entreprise ?

Au sein de Carrefour, nous sommes aussi bien en contact avec les personnes en charge du développement durable qu’avec celles en charge des achats (et occasionnellement avec la direction générale). La relation construite avec la direction des achats est très importante pour nous, dans la mesure où c’est elle qui fait la politique d’approvisionnement du groupe.

Dans quelle mesure les personnes en charge des achats prennent-elles au sérieux les enjeux de responsabilité sociale et environnementale ? Dans votre rapport sur la Chine, sur lequel nous allons revenir bientôt, vous observez que de nombreux patrons d’usines chinois ne cherchent pas à cacher le peu d’importance qu’ils accordent à ces questions.

Cela dépend des produits, des régions et des personnes. C’est d’ailleurs ce que nous essayons de faire changer. Il ne faut pas que la prise en compte des droits humains et de la responsabilité sociale et environnementale dépende du bon vouloir de certains, mais qu’elle découle d’une politique de groupe, avec des règles et des procédures qui s’appliquent à tous. Certes, on aura beau avoir des directives et des chartes sociales, au jour le jour l’approvisionnement responsable dépendra toujours en dernière instance de la personne en contact avec le fournisseur. C’est pourquoi nous essayons depuis plusieurs années de faire en sorte que ces personnes bénéficient d’actions de formation et d’accompagnement. Mais il faut aussi de vraies règles, y compris un système de rémunération qui soit basé en partie sur la performance sociale des fournisseurs. Nous essayons d’amener Carrefour sur ce terrain, même si c’est difficile de les convaincre et d’imaginer comment cela pourrait fonctionner concrètement. On est dans le cadre d’un groupe privé, où les cadres restent principalement motivés en dernière instance par le montant de leur fiche de paie. Si on ne met pas en place un système de ce type, leur rémunération restera basée in fine sur les volumes et les prix, pas sur les critères sociaux.

De la même manière, nous encourageons Carrefour à mettre en place des systèmes d’incitations pour leurs fournisseurs. Il faudrait à la fois des carottes et des bâtons, et aujourd’hui, le système n’a que des bâtons. En outre, ces bâtons ne sont pas très efficaces, car les directeurs d’usines n’ont pas l’impression que cela va changer grand chose pour eux en réalité. Ces « carottes » pourraient être, par exemple, un contrat de long terme, des volumes garantis, une relation directe à un plus haut niveau au sein du groupe…

Dans quel cadre s’inscrit le rapport que vous publiez cette année sur la chaîne d’approvisionnement de Carrefour et les droits des travailleurs en Chine (lire notre présentation de ce rapport ?

Dans le cadre de notre convention avec Carrefour, nous avons accès à tous leurs fournisseurs dans le monde, et nous avons déjà effectué des missions dans plusieurs pays (Chine, Inde, Bangladesh), à l’issue desquelles nous émettions des recommandations au groupe. Depuis quelques années, nous avons jugé qu’il serait utile, y compris dans une optique de pression supplémentaire sur Carrefour, que ces missions donnent lieu à des rapports publics.

Ce rapport a été publié en coopération le China Labour Bulletin, avec qui nous travaillions depuis de nombreuses années, mais qui vient de s’affilier officiellement à la FIDH. Il s’est passé énormément de choses en Chine ces dernières années. Un nouveau cadre réglementaire s’est mis en place en matière de droit du travail. Mouvements sociaux et grèves se sont multipliés, et n’ont plus été systématiquement réprimés. Un vrai contentieux en matière sociale commence à se développer. Le tout dans un contexte d’accroissement des coûts de production, en raison notamment de l’augmentation progressive des salaires, ce qui suscite des craintes de changement de stratégie chez les grands groupes multinationaux, et de déplacement de leurs chaînes d’approvisionnement vers d’autres pays.

Dans ce rapport, vous soulignez que l’influence d’un groupe comme Carrefour sur la situation des travailleurs se heurte au fait que les chaînes d’approvisionnement en Chine fonctionnent sur la base des volumes d’achat répartis entre de nombreux fournisseurs. Chaque fournisseur travaille avec plusieurs donneurs d’ordres, d’où la nécessité que les donneurs d’ordres harmonisent leurs procédures et coordonnent leur action sur le terrain.

C’est une spécificité de la Chine, que l’on ne retrouvera pas au Bangladesh ou dans d’autres pays. En Chine, il s’agit d’une volonté délibérée des fournisseurs, qui ne veulent pas dépendre d’un seul donneur d’ordre, mais aussi certainement d’une stratégie des acheteurs internationaux. Nous recommandons à Carrefour de maintenir une certaine stabilité au sein de leur parc de fournisseurs, afin de bien les connaître et d’avoir un suivi au moins à moyen terme des questions sociales. Ensuite, les différents donneurs d’ordres doivent évidemment aussi renforcer leur influence sur les fournisseurs en leur tenant tous le même langage. À l’heure actuelle, ils réalisent tous des audits sociaux, mais pas forcément avec les mêmes conséquences. Par exemple, si les ouvriers travaillent soixante heures par semaine, cela entraînera pour un groupe une note de B sur une échelle de A à D, alors que pour une autre marque cela vaudra un D et le déclenchement d’une alerte. En outre, les donneurs d’ordres ne partagent pas entre eux leurs résultats et ne font pas pression de manière coordonnée sur les fournisseurs, pour des raisons de confidentialité et d’avantage concurrentiel.

C’est précisément ce qui est en train de changer au Bangladesh suite à la signature de l’Accord sur la prévention des incendies et la sécurité des usines : on commence à voir certaines formes de coordination sur le terrain. Un premier travail de coordination méthodologique avait été effectué au niveau international dans le cadre du Global Social Compliance Programme (GSCP), où l’on retrouve toutes les grandes marques. Ce qui manquait, c’était précisément de passer au niveau du terrain, et que les grandes marques se coordonnent non seulement entre elles, mais aussi avec les syndicats et les autres parties prenantes. Ceci dit, il est prématuré de savoir comment le système prévu dans l’Accord va se mettre en œuvre concrètement. Vu la situation des usines et l’ampleur des problèmes, la tâche est immense.

Quelles sont vos relations avec les syndicats de Carrefour ?

Nous travaillons avec les syndicats à plusieurs niveaux. Tout d’abord, nous travaillons assez étroitement avec les confédérations syndicales internationales, par exemple au sein du GSCP, et avec UNI Commerce qui a signé un accord cadre international avec Carrefour pour les employés des magasins. Ensuite, même si notre partenariat avec Carrefour porte sur la chaîne d’approvisionnement et non sur les conditions de travail dans les magasins en Europe, nous avons des relations avec le Comité d’entreprise européen et avec les syndicats français. Nous les avons soutenus lorsque Carrefour a été poursuivi par la justice française pour des non-conformités sur le paiement des pauses.

Enfin, le troisième niveau, et souvent le plus difficile, est celui de la représentation syndicale au sein des usines des fournisseurs. C’est le cas en Chine où la liberté d’association n’est pas officiellement reconnue, il n’y a qu’un syndicat officiel. Au Bangladesh, la clé pour améliorer la situation des ouvrières et la sécurité des usines serait la création de syndicats libres. Mais on se heurte à l’opposition acharnée des directeurs d’usines. Nous espérons, comme les confédérations syndicales internationales, que la mise en œuvre de l’Accord sur la prévention des incendies et la sécurité des usines (qui prévoit une représentation des ouvriers) permettra progressivement d’introduire une culture de la représentation syndicale. Les audits sociaux ne pourront jamais remplacer la mobilisation des travailleurs eux-mêmes. Si on peut faire en sorte que les grands groupes créent un environnement favorable à l’organisation des travailleurs chez les fournisseurs, il faut les y pousser, d’autant plus qu’ils peuvent, comme Carrefour, s’appuyer sur leur propre expérience de dialogue social avec les syndicats en Europe.

En guise de conclusion, est-il difficile de gérer une collaboration comme celle de la FIDH avec Carrefour ? Comment garder le cap d’un point de vue stratégique ?

Ce n’est jamais facile. Avec Carrefour, nous avons des discussions parfois assez vives, et nous n’arrivons pas toujours à obtenir ce que nous demandons. En même temps, nous avons aussi des relations durables dans le temps, qui font que nous commençons à nous comprendre mutuellement, mais aussi des alliés à l’intérieur du groupe qui essaient de faire changer les choses. Il y a eu des débats internes au sein de la FIDH sur l’opportunité de travailler avec une entreprise multinationale, et nous nous sommes posés la question plusieurs fois de savoir s’il fallait continuer. Aujourd’hui encore, rien n’est gravé dans le marbre. C’est un partenariat en constante évolution. Jusqu’à présent, nous avons considéré que nous avions plus à en obtenir qu’à y perdre, même si nous sommes conscients qu’il y a aussi un risque d’image pour nous.

D’un autre côté, travailler avec Carrefour nourrit aussi notre réflexion et notre analyse sur les multinationales, ce qu’on peut en attendre, quelle devrait être leur responsabilité. Cela nous permet de sortir d’un discours seulement théorique. Aujourd’hui, nous avons des idées plus précises sur la forme que peut prendre le devoir de vigilance des multinationales par rapport à leurs fournisseurs. Nous parvenons à identifier les contraintes, les leviers de changement possibles. Et nous avons aussi la possibilité d’utiliser ce partenariat avec un groupe pour faire avancer l’industrie en général.

Propos recueillis par Olivier Petitjean

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Photo : © DIMR/Scheffer

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