Votre nouveau livre traite de l’impact sanitaire des substances chimiques, omniprésentes dans notre vie quotidienne. Il constitue à la fois une histoire de la chimie de synthèse et un véritable réquisitoire contre l’industrie chimique. Quelle est l’origine de ce projet ?
Fabrice Nicolino [1] : Cela fait très longtemps que je m’intéresse aux questions de contamination chimique. En 2007, j’ai notamment publié, avec François Veillerette, un livre intitulé Pesticides. Révélations sur un scandale français. Il y a une douzaine d’années, j’ai été profondément marqué par une étude publiée par une ONG américaine appelée EWG. Ils avaient fait une expérience absolument incroyable, controversée à l’époque mais confirmée depuis : ayant testé des volontaires dans neuf États américains, résidant loin de toute usine chimique, ils avaient montré que tous sans exception avaient dans le sang des douzaines et des douzaines de molécules toxiques. Cela a été un tournant dans ma réflexion. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à utiliser l’expression qui constitue aujourd’hui le titre de mon nouveau livre, celle d’« empoisonnement universel ». Tous les milieux de la vie, où que ce soit sur Terre, sont affectés par cette contamination chimique. Je suis parti de ce constat et – pourrait-on presque dire – de cette angoisse pour écrire ce livre. C’est un projet que je mûris depuis longtemps et qui a nécessité beaucoup de temps et de recherches. Chemin faisant, j’ai découvert toute la dimension historique de ces problèmes. L’histoire permet de donner sens à des événements qui sinon resteraient incompréhensibles : comment des sociétés démocratiques ont-elles pu en arriver à un tel drame ?
Vous montrez en particulier que la plupart des grands groupes chimiques d’aujourd’hui ont été créés au XIXe siècle. La Première guerre mondiale a-t-elle représentée un tournant historique pour cette industrie ?
Auparavant, il y a la Guerre de Sécession américaine qui fait la fortune de la firme chimique DuPont. Mais la Première Guerre mondiale constitue effectivement le tournant majeur. C’est ce qu’illustre le parcours d’un personnage comme Fritz Haber. Il est le premier, au début du XXe siècle, à réussir la synthèse de l’ammoniac, qui a permis la production de toutes sortes d’engrais agricoles à grande échelle. S’il en était resté là, on s’en souviendrait peut-être comme d’un bienfaiteur de l’humanité. Mais c’était aussi quelqu’un d’horriblement raciste et chauvin. Lorsque la Guerre se déclenche, il se met au service de l’état-major allemand (lire aussi notre article sur le sujet, ndlr). Son invention va alors servir non seulement à fabriquer des engrais, mais aussi des munitions et des explosifs. En outre, il propose – nouveauté radicale – de se servir de gaz mortels comme armes de destruction massive. Ce sera la fameuse guerre des gaz, qui commence en avril 1915 à Ypres, sur le front belge, et qui fera au total plusieurs dizaines de milliers de morts de part et d’autre. Après la guerre, Haber, qui s’était brièvement enfui en Suisse, par crainte de représailles, reçoit le prix Nobel de Chimie… pour la synthèse de l’ammoniac.
S’il y a un maître mot de toute l’histoire que je raconte dans ce livre, c’est bien celui d’impunité. Bayer et BASF, aujourd’hui les deux plus importantes firmes chimiques au monde, ont elles aussi contribué activement à l’invention et à l’utilisation des armes chimiques. Dans les années qui suivent, Haber continuera son travail, et c’est dans son laboratoire que sera inventé le Zyklon B, utilisé dans les chambres à gaz nazies. Au final, la Première Guerre mondiale marque le moment où la chimie se couche devant l’État, la guerre et l’industrie. Ensuite, le monstre est lâché. L’industrie chimique avait des produits et des capacités de production, il lui fallait des débouchés…
Dès les débuts de l’industrie chimique « civile », on retrouve des problématiques assez similaires à celles, très actuelles, de nouvelles technologies comme les OGM ou les nanotechnologies. Comment l’industrie arrive-t-elle à imposer des produits qui ne répondent pas forcément à un besoin social existant, et que l’on lâche dans le commerce sans se préoccuper réellement de leurs impacts ?
Tout cela est consubstantiel au règne de la publicité. Au moment de lancer le nylon dans les années 1930, DuPont organise une énorme campagne publicitaire pour faire saliver les consommatrices, en prétendant que c’est un produit fabuleux, indéchirable. En réalité, à cette époque, le nylon est à la fois plus cher et moins solide que la soie naturelle, son concurrent direct. Les entreprises créent un désir qui devient un besoin. C’est la matrice même de notre société de l’obsolescence programmée et du consumérisme alimenté par la publicité.
Vous montrez qu’on ne sait pas combien exactement il existe aujourd’hui de produits chimiques commercialisés, mais qu’ils se chiffrent certainement en dizaines de millions. Pourquoi une telle fuite en avant ?
Il existe un site internet appelé CAS, tenu par la Société chimique américaine, qui est une sorte de répertoire mondial des produits chimiques « publiquement dévoilés ». Chaque nouvelle substance se voit assigner un numéro CAS. À ce jour, on en est presque à 90 millions de substances répertoriées ! Or l’industrie chimique américaine ne reconnaît officiellement l’existence que de 50 000 produits chimiques, ce qui est déjà colossal. Sur les autres, on ne sait quasiment rien, et le peu que l’on sait est extrêmement angoissant. Ce n’est pas une question de manipulation consciente, ni de la part des chimistes ni même des industriels, mais simplement de règne de l’irresponsabilité. Les industriels ont toujours besoin de nouveaux produits, c’est la logique même du capitalisme. Il faut sans cesse de nouvelles envies, de nouveaux besoins, de nouvelles couleurs, de nouvelles propriétés.
En quoi le programme européen REACH est-il insuffisant pour contrôler ces substances ?
Vu de loin, le programme REACH pourrait sembler une tentative honorable des pouvoirs publics européens pour contrôler la prolifération des produits chimiques, mais il n’en est rien. Tout d’abord, REACH ne concerne qu’une partie infime des substances chimiques existantes – 30 000 sur des dizaines de millions. Ensuite, le programme est – comme la plupart des dispositifs de sécurité sanitaire de l’Union européenne et des États membres - sous le contrôle de l’industrie elle-même. J’en donne des exemples dans le livre. Avec l’Autorité européenne de sécurité des aliments (AESA ou EFSA en anglais), on voit par exemple la facilité avec laquelle certaines personnes peuvent passer des industries aux agences chargées de les superviser, et vice-versa.
Soutenez l’Observatoire
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com’ du CAC 40.
Faites un donLe cœur de votre ouvrage porte sur les conséquences sanitaires de cette exposition universelle aux produits chimiques. Que sait-on exactement ?
Prenons l’exemple des perturbateurs endocriniens. Il y a 25 ans, cette expression n’existait pas. Elle a été forgée par une biologiste américaine, Theo Colborn, qui s’est rendue compte, en étudiant la faune sauvage des Grands Lacs nord-américains, que les problèmes de reproduction et de fécondité se multipliaient. Avec des collègues, Theo Colborn a découvert que certains produits chimiques, à des doses infinitésimales, « imitaient » les hormones naturelles, pénétraient ainsi dans le système endocrinien (responsable de la sécrétion des hormones) et le désorganisaient en profondeur. C’était en 1991. Depuis lors, on ne cesse de découvrir de nouvelles substances chimiques ayant des propriétés de perturbateurs endocriniens. C’est le cas des phtalates, du bisphénol A, de la plupart des retardateurs de flamme… Il faudrait des programmes de recherche massifs pour mieux comprendre les perturbateurs endocriniens et leurs effets. Mais ces programmes n’existent pas. En France, le programme national sur les perturbateurs endocriniens est ridiculement peu financé – alors même qu’il a été créé en partenariat avec l’industrie. Au final, même si les connaissances s’accumulent sur l’impact sanitaire de ces produits, on ne fait rien, parce que cela remettrait en cause l’édifice entier.
Quel sont les liens entre les produits chimiques et l’explosion de pathologies comme le cancer, le diabète ou Alzheimer ?
On assiste dans les pays développés à une explosion de nature épidémique de plusieurs maladies très graves. Regardez le cancer : 111% d’augmentation de l’incidence des cancers depuis 25 ans en France. Mais aussi l’obésité et le diabète : 5 millions de diabétiques en France d’ici 2020 ! Et 2 millions de cas d’Alzheimer à la même date (lire aussi cet entretien, ndlr). Je ne pense pas que notre système de santé sera en mesure de soutenir le choc. L’exposition aux produits chimiques n’est peut-être pas la cause unique de ces phénomènes, mais des études de plus en plus nombreuses et de plus en plus convaincantes indiquent qu’il y a des liens entre une partie de ces maladies et certains produits chimiques. Les Américains commencent ainsi à parler de produits chimiques « obésogènes » et « diabétogènes ».
La pollution de l’air intérieur est aussi une grande source d’inquiétude. Un organisme de l’OMS a classé l’air extérieur comme cancérigène, à cause de la pollution. Mais l’air intérieur, dans lequel nous passons la plus grande partie de la journée, est lui aussi contaminé par de nombreuses substances chimiques, libérées à des doses très petites par le mobilier, les peintures, les matériaux vieillissants. Tous les experts sont inquiets, mais on ne fait absolument rien, car tout le monde est tétanisé. Parler publiquement de ce problème impliquerait de revoir tous les process industriels.
Cela signifie-t-il qu’il faudrait faire payer l’industrie chimique pour financer notre système d’assurance maladie, un peu comme on l’a fait avec le tabac ?
L’exemple du tabac est inquiétant. L’industrie du tabac est toujours debout malgré ses crimes et malgré les amendes pharaoniques qu’elle a dû payer. En ce qui concerne l’industrie chimique, même si cela peut paraître un peu excessif de le formuler ainsi, j’en suis venu à la conclusion qu’il n’y a pas de compromis possible. Il faut abattre l’industrie chimique. L’industrie transnationale de la chimie sera toujours à la recherche de nouvelles molécules, sans se soucier des conséquences, dans la mesure où l’histoire prouve que personne ne leur demande jamais de comptes. Tous les chimistes qui ont inventé des gaz mortels, tous ceux qui ont travaillé pour les nazis sont morts dans leur lit – et certains sont encore considérés comme des héros aujourd’hui par des firmes comme Bayer. La seule chose à faire aujourd’hui est d’arrêter la contamination. Lorsque quelque chose est aussi grave et aussi nocif que la contamination chimique, la seule chose à faire est de fermer le robinet. Je rêve du moment où les sociétés du monde auront suffisamment de pouvoir pour démanteler l’industrie chimique, comme on a démantelé IG Farben après la Seconde guerre mondiale.
Alors, pour vous, il n’y a pas de bonne chimie ? N’a-t-elle pas apporté certains bienfaits à la société ? Et ne peut-on pas imaginer une chimie sous contrôle, bien régulée, où chaque nouveau produit serait sérieusement testé avant d’être commercialisé ?
Il est indéniable que la chimie a rendu des services aux hommes et continuera à en rendre. Je n’ai absolument rien contre la chimie en tant que science. Mais il faut se réapproprier l’intérêt que peut avoir la chimie pour l’humanité – ce qui implique de se débarrasser de l’industrie chimique. À quoi donc ressemblerait une chimie sous contrôle ? Le problème – et on touche là à un problème aussi crucial que terrible –est que, dans l’état actuel des connaissances humaines et de nos moyens de contrôle et d’analyse, il reste quelque chose de fondamentalement inconnu dans les impacts sanitaires et environnementaux de la prolifération de produits chimiques. Nous ne sommes pas outillés pour évaluer les impacts cumulés de l’exposition à plusieurs produits chimiques différents, de leurs rencontres aléatoires. C’est l’image même de la boîte de Pandore.
Derrière l’industrie chimique telle qu’elle existe aujourd’hui, il y a une pulsion fondamentale de notre monde moderne : celle de la vitesse. Faut-il aller si vite, se précipiter sur la moindre nouvelle substance au motif qu’elle présente tel ou tel intérêt ponctuel immédiat ? Ou bien faut-il instiller de la sagesse, et donc une certaine lenteur ? La lenteur me semble consubstantielle à la démocratie. Pas de démocratie à l’heure de la vitesse électronique. La condition fondamentale pour une chimie qui soit véritablement au service de l’humanité, c’est de renoncer à la précipitation, et d’accepter d’attendre de voir les effets à long terme des substances.
Lorsque l’on découvre les propriétés insecticides du DDT en 1938, celui-ci apparaît comme un produit miracle. Aussitôt, il est utilisé partout, sans protection. Il est même utilisé pour sauver in extremis du typhus certains rescapés des camps de la mort. Ce n’est que plus tard, avec le livre de Rachel Carson Printemps silencieux, que le grand public prend conscience des effets mortifères du DDT sur un grand nombre d’organismes vivants. L’industrie chimique – Monsanto en tête – monte alors une opération planétaire pour défendre son produit phare. Cet exemple montre combien il peut être compliqué de ne pas se précipiter. Mais aujourd’hui, avec le recul d’un siècle de chimie de synthèse, on sait très bien les désastres que peuvent occasionner certaines substances. On ne devrait plus répéter les mêmes erreurs.
Propos recueillis par Olivier Petitjean
—
Photo : CC BASF (Une) / Daniela Hartmann