Un stress de grande ampleur à France Télécom ? De nombreux salariés en souffrance ? Comment cela est-il possible ? France Télécom - Orange est une entreprise florissante, à la pointe des nouvelles technologies de l’information et de la communication, dont la privatisation « réussie » est régulièrement saluée. Elle est en situation d’oligopole, se partageant un marché porteur avec quelques sérieux, mais rares, concurrents. Une majorité de salariés y bénéficie encore du statut de la fonction publique, donc de la sécurité de l’emploi et d’un revenu garanti, acquis non négligeable par les temps qui courent. Sans oublier une substantielle participation aux bénéfices. Les syndicats y sont très bien implantés et actifs, comparés aux concurrents du secteur où le terrain des revendications sociales ressemble trop souvent à un désertique no man’s land. Du stress à France Télécom, vous rigolez ! Et pourtant…
Le travail concerne chacun d’entre nous : les conditions dans lesquelles il s’accomplit, la manière dont il s’exerce, les revenus qu’il nous assure, les liens sociaux qui s’y créent, la passion ou le plaisir que l’on peut y trouver, la part de notre identité, de notre reconnaissance sociale qui s’y forge. Les conditions de travail et les contraintes pesant sur les salariés ont considérablement évolué depuis une vingtaine d’années. Coïncidence ? Le stress et ses conséquences – souffrances psychiques, troubles physiques, dépressions, voire suicides – se sont aggravés en parallèle. « Le stress apparaît depuis une quinzaine d’années comme l’un des risques majeurs auquel les organisations et les entreprises doivent faire face : un salarié européen sur cinq déclare souffrir de troubles de santé liés au stress au travail », alerte l’Institut national de recherche et de sécurité.
Le problème du stress au travail – ou des risques psychosociaux – surgit épisodiquement dans la sphère médiatique, à l’occasion d’un dossier sur le burn out (épuisement nerveux) des cadres ou d’une série de suicides mettant en cause les conditions de travail, comme au technopôle de Renault, à Guyancourt, en 2007. À l’heure où les préoccupations écologiques deviennent, enfin, prépondérantes, la question de la santé physique et mentale au travail, de l’environnement des salariés dans le cadre de leur activité, demeure étrangement très accessoire dans le débat public et politique. Face aux risques psychosociaux, la réponse des grandes entreprises est de créer des cellules psychologiques ou de mettre en place des numéros verts. Comme s’il s’agissait d’accompagner des victimes d’une catastrophe, d’un crash aérien ou d’un grave accident de la route. Comme si le stress frappait au hasard, ici ou là, un salarié un peu plus fragile que les autres, ou qui a eu la malchance de tomber sur un petit chef harceleur. Un coup du sort en somme, une fatalité.
Il n’en est rien.
Pourquoi se pencher sur ce problème à France Télécom en particulier ? Les circonstances, et une série de rencontres d’abord, m’ont amené à m’intéresser à la métamorphose très rapide de l’ancienne entreprise publique en multinationale, et m’ont permis d’avoir accès à une documentation fournie sur le stress qui s’y aggrave. Ensuite, France Télécom est un symbole. Sa métamorphose, qui s’est déroulée sur à peine une décennie, est un excellent condensé des mutations économiques et sociales à l’œuvre dans notre pays depuis le milieu des années 1980. Et une parfaite illustration de cette appropriation d’un grand nombre d’entreprises et services publics, censés servir l’intérêt général, par l’« empire de la théologie du marché », comme l’appelle l’historien britannique Eric J. Hobsbawm [1]. Mutation que l’on recouvre du terme trop global de mondialisation économique et financière.
France Télécom devrait en 2012 se prénommer Orange et achever la mue entamée en 1996. L’entreprise occupe un secteur clef dans le processus de mondialisation. Le secteur qui a probablement connu les évolutions technologiques les plus rapides et décisives de ces vingt dernières années avec l’informatique : celui des télécommunications. Il y a à peine dix ans, pour passer un coup de fil, quand on était dans la rue, la grande majorité d’entre nous entrait dans une cabine téléphonique, dont l’existence paraît aujourd’hui presque désuète. En vacances, on envoyait une carte postale ou, en cas d’urgence, un télégramme, ou même un fax. Les laboratoires photographiques ne faisaient pas encore faillite. En voiture, on s’arrêtait pour déplier une carte routière. Même les plus « branchés » (un terme lui aussi issu de l’époque) en matière de nouvelles technologies, se souviennent avec nostalgie des longues minutes à patienter pour transférer, via les premières messageries électroniques, un simple document texte.
Une entreprise dans un secteur stratégique donc, secteur que les pouvoirs politiques ont choisi d’ouvrir à la concurrence pour que l’ensemble des activités économiques, sur une grande partie de la planète, puisse en profiter à plein régime. Souvenez-vous, il y a vingt ans, le secteur des télécommunications était une administration, un monopole. Et pas seulement en France, mais dans quasiment tous les pays de l’Union européenne d’alors, comme l’Allemagne, l’Espagne ou l’Italie, à l’exception notable de la Grande-Bretagne, toujours en avance de quelques années quand il s’agit de dérégulation. Précisons que la plupart des innovations technologiques, aujourd’hui banalisées dans notre quotidien, étaient déjà en cours avant l’ouverture à la concurrence en 1998. Elles n’en sont donc pas le corollaire, même si celle-ci a très probablement accéléré leur commercialisation, et donc l’accès d’un nombre croissant de consommateurs à un téléphone portable ou à Internet.
Cette ouverture à la concurrence n’est pas arrivée comme ça, par hasard, sous prétexte qu’il fallait « moderniser », « réformer » et « s’adapter ». Elle est le fruit de décisions prises par nos gouvernements et par la Commission européenne. Décisions qui répondent à des logiques – et des influences – bien précises. D’autres choix auraient pu présider à l’évolution du secteur des télécommunications. Ils n’ont pas été débattus, publiquement en tout cas. Mais ils nous renvoient à la manière dont s’est construite l’Europe, manière aujourd’hui très contestée. Ils nous renvoient également à la responsabilité de la gauche en la matière. Celle-ci est au pouvoir en France de 1988 à 1993, puis de 1997 à 2002 (et aussi dans plusieurs grands pays européens pendant cette seconde période). Aujourd’hui, d’aucun s’étonnent de la crise de la social-démocratie européenne, et plus largement de la crise existentielle de la gauche. Il suffit juste de regarder un petit peu en arrière pour comprendre les raisons de la défiance. L’histoire de France Télécom est, là encore, un exemple de ce qui a été ressenti comme, au mieux une totale incohérence, au pire une succession de trahisons en matière économique et sociale. Incohérences et trahisons qui dépassent largement le cas précis de la privatisation de l’entreprise publique.
La privatisation progressive de France Télécom reflète également avec quelle vitesse et démesure les logiques financières délirantes ont envahi quasiment toutes les activités économiques. Logiques financières qu’il n’est plus nécessaire, à cause de – ou grâce à – la crise, d’expliquer dans le détail. Cette quête de rentabilité excessive, exorbitante, est de plus en plus déconnectée de l’activité réelle et considère les personnels comme une « charge ». Les salariés sont gérés par des tableaux et graphiques, figurant dans une colonne très secondaire derrière celle du chiffre d’affaires, de la progression des dividendes et du cash flow, colonne qu’on efface d’un clic sans avoir conscience de précipiter des dizaines de milliers de personnes dans de douloureuses restructurations, quand ce n’est pas dans la précarité et le chômage. La création de valeurs pour l’actionnaire est synonyme d’intensification du travail, de stress et de destruction d’emplois.
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Faites un donL’exemple de France Télécom montre encore avec quelle brutalité le management « moderne », son langage abscons et déshumanisé, ont parallèlement pénétré la sphère de l’entreprise, vidant de leur sens les relations sociales. La communication-propagande s’y impose face à toute tentative de véritable dialogue. France Télécom est enfin un terrain d’expérimentation, un modèle pour le passage de services et d’entreprises publics vers l’« empire de la théologie du marché ». EDF et GDF la suivent de près dans cette métamorphose, ainsi que la SNCF qui n’a plus de service public que le nom. La Poste et la Banque postale s’y apprêtent. Le Pôle emploi n’est pas exempt de logiques similaires. Et demain, peut-être, les hôpitaux, le service public de la petite enfance, voire l’Éducation nationale. Dans ce contexte, l’expérience vécue par les salariés de l’opérateur, les mécanismes auxquels ils sont confrontés, doivent être connus et compris si l’on souhaite éviter d’en subir les mêmes conséquences. Que l’on soit un « citoyen révolté par les méfaits du libéralisme », un « employé écœuré par la façon dont se comporte la direction » ou un « travailleur qui ne parvient plus à exprimer le mouvement qui l’anime [2] », ces logiques nous concernent au plus haut point. Il est temps d’y réagir collectivement.
Et les syndicats dans tout ça ? Ils tentent tant bien que mal d’y faire face. Comme ailleurs, ils souffrent de leurs divisions. Surtout, le mouvement syndical est très en retard sur les questions de souffrance psychique au travail, problème qu’il a bien du mal à appréhender. À la décharge des syndicalistes, l’émergence du stress au travail et la manière d’y répondre sont un sujet complexe, à la frontière de plusieurs disciplines : médicales, sociologiques, psychologiques, ergonomiques, sans oublier ses aspects juridiques. Au-delà de la prise de conscience, il est donc nécessaire de s’y former. Ce livre tente d’aborder et d’exprimer ces différents, et complémentaires, points de vue.
Car France Télécom est également un laboratoire où s’expérimentent de nouvelles réponses au stress et à l’intensification du travail. Salariés et organisations syndicales détiennent les clefs d’un nouvel espace collectif à construire et d’un futur rapport de forces à instaurer sur ces questions. Une urgence, alors que l’on déplore un suicide ou une tentative de suicide par mois au sein de l’entreprise. Le tout jeune Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom, créé à l’initiative de SUD (Solidaires, unitaires et démocratiques) et de la CFE-CGC (Confédération française de l’encadrement – Confédération générale des cadres) en 2007, en est une illustration. Son originalité est d’associer des délégués syndicaux, des élus aux comités d’hygiène et de sécurité, des sociologues, des ergonomes, des médecins et psychiatres du travail, pour se pencher sur la gravité du problème et y apporter des pistes de solutions. Ce livre n’aurait pas vu le jour sans le précieux appui de ses animateurs et les premiers travaux de ses chercheurs sur les souffrances engendrées par les multiples bouleversements que traverse l’entreprise depuis plus de dix ans. (…)
Derrière toutes ces évolutions, ces changements, ces mutations et les performances financières relayées presque quotidiennement dans la presse économique, il y a des gens. Ceux et celles qui travaillent au quotidien, de l’autre côté du combiné. C’est leur histoire qui vous est contée dans ce livre, dans ses dimensions politique, économique, financière et, surtout, sociale et humaine. Tout ce qui leur arrive n’a rien de fortuit.
Ivan du Roy
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Photo : Salvatore cc-by-nd