Au premier regard, les grandes entreprises françaises de l’énergie font plutôt bonne figure en matière de climat. EDF et Engie ont toutes deux annoncé, à l’occasion de la Conférence climat de Paris, qu’elles abandonnaient tout nouveau projet dans le secteur du charbon, principale source de gaz à effet de serre au niveau mondial, pour rediriger leurs investissements vers des sources d’énergies plus vertes. Une bonne nouvelle, sans doute. Mais ce serait aller un peu vite en besogne que de croire la page du charbon définitivement tournée pour nos deux champions nationaux. D’abord, bien sûr, parce qu’ils possèdent encore plusieurs dizaines de centrales dans le monde, pour la plupart anciennes, fonctionnant avec ce combustible. Mais aussi parce que beaucoup dépend de la manière dont EDF et Engie effectuent, en pratique, leur « sortie » du charbon.
C’est ce qu’illustre l’histoire de la centrale électrique et de la mine adjacente de Hazelwood, dans l’État de Victoria en Australie, toutes deux propriétés d’Engie. Cette centrale au lignite, la forme la plus « sale » du charbon, figure parmi les plus polluantes au monde, tandis que la mine à ciel ouvert qui l’alimente a été le théâtre, début 2014, d’un gigantesque incendie, qui a duré 45 jours, et dont presque tout le monde s’accorde pour rendre responsable le sous-investissement imposé à Hazelwood par sa société mère. Engie est d’ailleurs aujourd’hui ciblée par plusieurs procédures judiciaires. Autrefois florissante, la petite ville voisine de Morwell, à environ 150 kilomètres de Melbourne, a vu sa situation économique et sociale se dégrader progressivement depuis la privatisation de Hazelwood, dans les années 1990. Mais si les habitants s’inquiètent de plus en plus des conséquences de la mine et de la centrale pour leur santé, cette préoccupation le dispute à une autre peur, plus immédiate : celle que les dirigeants d’Engie, à des dizaines de milliers de kilomètres, ne décident soudain de tout arrêter et de partir, en ne laissant derrière eux que des sommes dérisoires pour la réhabilitation du site et la reconversion des employés.
Ayant déjà souffert de la gestion purement financière des propriétaires successifs de Hazelwood, les travailleurs et les riverains craignent aujourd’hui les conséquences d’une nouvelle décision financière, de désinvestissement cette fois, parée des habits de la « transition énergétique ». Une histoire terrible et typique à la fois, comme il en existe des centaines dans le monde, partout où des communautés se sont soudées et ont prospéré autour de mines ou de centrales électriques, et où elles sont aujourd’hui confrontées à la perspective de voir s’évanouir définitivement ce qui avait fait leur richesse et leur identité.
Comment les acquisitions de GDF Suez sont devenues les fardeaux d’Engie
Inaugurées au tout début des années 1970, la centrale et la mine de Hazelwood sont situées au cœur de l’un des principaux gisements de lignite au monde, dans la vallée de Latrobe. « Ce sont des gisements faciles à exploiter, explique Nicholas Aberle de l’organisation écologiste Environment Victoria. Ils permettent de produire une électricité bon marché. » La vallée compte deux autres mines, celles de Loy Yang et de Yallourn, ainsi que trois autres centrales électriques, dont celle, moins ancienne, de Loy Yang B, dont Engie détient également 70%. Ce sont des acquisitions récentes pour le groupe français, qui les a récupérées en rachetant International Power en 2010-2012. Côté pile, la mine de Hazelwood, qui s’étend sur 3500 hectares, produit 15 millions de tonnes de charbon, tandis que la centrale, d’une capacité de 1542 MW, génère un quart des besoins en électricité de l’État de Victoria. Les deux sites emploient quelques centaines de personnes. Côté face, Hazelwood émet presque 16 millions de tonnes de carbone dans l’atmosphère chaque année – 2,8% des émissions totales de l’Australie. Comme le rappellent les Amis de la terre, elle figure dans le peloton de tête des classements des centrales à charbon les plus polluantes et les plus inefficientes au monde. Sans parler de la dégradation de l’environnement local et de ses conséquences pour la santé : leur coût a été estimé à 900 millions de dollars australiens annuels (580 millions d’euros) par une étude commanditée par Environment Victoria.
Cela fait de nombreuses années que les écologistes cherchent à obtenir, à coup de manifestations et d’actions de blocage, la fermeture de Hazelwood. Selon eux, l’offre d’électricité dans l’État de Victoria serait déjà excédentaire de 2000 MW, plus que la capacité de la centrale. À l’occasion de la COP21, ils ont adressé une lettre solennelle à François Hollande pour lui demander de faire pression sur Engie, sponsor de la Conférence et propriété de l’État français à 33%, afin d’obtenir cette fermeture. En vain. L’industrie du charbon reste puissante en Australie. La préservation de l’emploi, dans une région économiquement sinistrée, est presque une question de vie et de mort. Et de toute façon, les entreprises comme Engie et EDF ne cherchent en aucun cas à fermer leurs centrales à charbon. L’objectif est plutôt de les revendre. Le bénéfice pour le climat de telles opérations est nul, comme le dénoncent les Amis de la terre, le Réseau action climat et Oxfam France dans une note récente : « L’impact de ces ventes pourrait même être négatif : afin d’obtenir des retours sur investissement suffisants, dans un contexte mondial de déclin du marché du charbon, les acquéreurs seraient poussés à maintenir les centrales en activité, peut-être plus longtemps encore que ne l’auraient fait les opérateurs français. » Les repreneurs risquent également de se montrer moins scrupuleux du point de vue social.
De fait, le recentrage stratégique affiché aujourd’hui par Engie est au moins autant dû à des raisons financières qu’à des considérations environnementales. Il signe surtout l’échec des acquisitions tous azimuts du groupe, quasi exclusivement dans le secteur des énergies fossiles, suite à la fusion entre GDF et Suez [1]. L’entreprise a déjà annoncé la vente de plusieurs centrales à charbon, en Inde, en Indonésie, aux États-Unis [2]. Autant d’opérations doublement gagnantes pour Engie : d’un côté, l’entreprise renfloue ses caisses, de l’autre elle voit son portefeuille énergétique devenir de plus en plus vert par la magie des cessions. Mais pour Hazelwood, la tâche paraît autrement plus ardue. Engie avait déjà signalé sa volonté de s’en débarrasser bien avant la COP21, sans trouver de repreneur [3].
« Tout le monde avait un travail »
Si les écologistes de l’État de Victoria et au-delà ont fait de Hazelwood une cible prioritaire, la plupart des habitants de la vallée de Latrobe ne voient pas ces ingérences d’un très bon œil. Ils sont nombreux à évoquer l’époque où la mine et la centrale appartenaient encore à l’entreprise publique d’électricité du Victoria, aujourd’hui démantelée, comme d’un âge d’or. « Tout le monde avait un travail... du moins tous les hommes, se souvient Wendy Farmer, habitante de Morwell qui a fondé le groupe « Voices of the Valley » suite à l’incendie de la mine. Ceux qui étaient intelligents étaient ingénieurs, la plupart étaient ouvriers, et même à ceux qui souffraient de handicaps mentaux, on donnait quelque chose à faire, ne serait-ce que de passer le balai. Au moins les sols étaient propres et tout le monde avait sa place. » L’entreprise s’occupait aussi de l’hôpital et de l’école. De quoi relativiser les problèmes liés à la pollution de l’air, la présence d’amiante dans la centrale, les cancers chez les ouvriers. « Les gens avaient l’habitude de plaisanter sur la ‘grippe de la vallée’ chaque fois que quelqu’un se mettait à tousser. » Aujourd’hui, ce n’est plus vraiment un sujet de plaisanterie.
C’est en 1996 que la centrale et la mine de Hazelwood ont été privatisées. La situation a commencé à se dégrader, sans briser tout à fait l’enchantement. Le nombre d’emplois a été drastiquement réduit par paliers successifs, mais ceux qui restent sont encore très bien payés. De nouveaux filtres ont été installés, mais pas autant qu’il aurait été nécessaire pour atténuer l’impact environnemental de la centrale. Dans le même temps, la licence d’opération de celle-ci et de la mine a été prolongée de plusieurs décennies. « Il y a eu tellement de restructurations que nous perdons le fil », témoigne un leader syndical. « Les entreprises ont exploité l’outil industriel existant jusqu’à sa limite, en ne considérant que leur taux de profit. Nous avons été soumis à un chantage à l’emploi permanent. » Les propriétaires successifs de Hazelwood ont cessé de redistribuer la richesse. L’hôpital et l’école ont été délaissés, le taux de pauvreté a progressivement augmenté, tout comme le taux de délinquance. La ville de Morwell s’est retrouvée divisée entre les habitants anciens, qui se souviennent des jours prospères et craignent le chaos social qu’entraînerait une fermeture abrupte de Hazelwood, et les nouveaux arrivants, surtout attirés par les logements bon marché. Jusqu’à ce fameux incendie de 2014.
La vallée de Latrobe : en rouge, les centrales ; en gris foncé, les mines ; en gris clair, les zones urbaines.
L’incendie qui change tout
« C’était abominable », se souvient une habitante. Le feu, qui s’est déclaré dans la mine à ciel ouvert le 9 février, a duré 45 jours avant d’être finalement maîtrisé. Les dernières braises n’ont été éteintes que début mai. Les dégâts se chiffrent en dizaines de millions de dollars. La ville de Morwell, immédiatement adjacente à la mine et à la centrale, a été plongée dans la fumée, mais plusieurs semaines se sont écoulées avant que les autorités n’encouragent les habitants, à commencer par les personnes vulnérables, à partir. Les gens se sont plaints de difficultés respiratoires, de maux de tête, de problèmes de peau. « Les taxis refusaient de venir à Morwell », se souvient Wendy Farmer. « La plupart des enfants ont été évacués, mais de nombreuses personnes âgées ont refusé de partir. Elles mettaient des serviettes humides autour de leurs portes et de leurs fenêtres pour empêcher la fumée d’entrer. »
Chacun à son histoire à raconter : « D’abord, ce sont les petits animaux qui ont commencé à mourir, puis les gros. Mes voisins, une famille avec des enfants en bas âge, ont abandonné leur maison et ne sont toujours pas revenus un an après : les enfants ont trop peur à cause de leur chat et de leur chien qui sont morts. » « La cendre était partout : mon ordinateur a cessé de fonctionner, je l’ai ouvert pour regarder dedans, il en était plein. » À peu près tout le monde s’accorde pour dénoncer la lenteur de la réaction, les problèmes de coordination et l’absence de communication des dirigeants locaux d’Engie et des autorités de l’État de Victoria. Pendant que la mine brûlait, la centrale continuait à opérer.
Une fois l’incendie maîtrisé, les autorités se sont empressées d’en minimiser les conséquences, alors même que des taux extrêmement élevés de particules fines et de monoxyde d’azote avaient été mesurés dans l’air. Une responsable des services de santé de l’État est même allée jusqu’à dire que son avis personnel était que le feu avait eu un bilan globalement positif sur la mortalité dans la zone (une affirmation démentie par les études partielles réalisées depuis [4]) ! « Ils nous ont dit que l’exposition aux fumées et aux particules fines ne poserait pas de problèmes de santé, mais ils nous ont quand même donné de l’argent. Pendant quelques semaines, il y avait foule chez les marchands d’alcool de Morwell, à cause de tout cet argent liquide distribué. » En termes de compensation concrète, les mesures ont été dérisoires : le conseil municipal a distribué à tous les habitants un seau, un masque et des gants pour nettoyer leur maison, avec un bon d’achat pour le pressing et un autre pour le lavage de leur voiture…
Un désastre évitable
Pour expliquer la catastrophe, les dirigeants locaux d’Engie ont fait valoir que l’incendie était dû à un concours de circonstance exceptionnel, et suggéré que le départ du feu, à l’extérieur de la mine, était dû à une intervention humaine. Mais les habitants de Morwell donnent une autre version de l’histoire. Selon Wendy Farmer, les dirigeants de l’usine étaient absents pendant le week-end où s’est déclaré l’incendie, alors même qu’ils savaient bien que des feux ravageaient les environs et que la saison (l’été austral) était propice à leur contagion. D’autres, y compris d’anciens travailleurs, ont dénoncé les effets du sous-investissement sur le site, le non remplacement des équipements anti-incendie, la réduction de la maintenance au strict minimum, alors même qu’un précédent incendie, en 2008, aurait dû servir d’avertissement. D’autres encore ont pointé le lignite laissé à l’air libre en plein été, malgré son caractère hautement inflammable, et l’absence de réhabilitation des sections de la mine après leur exploitation. Un incendie serait survenu le même jour dans la mine de Yallourn, à quelques kilomètres de là, et aurait été rapidement contenu parce que celle-ci est beaucoup mieux entretenue et revégétalisée.
Engie a toujours réfuté ces accusations, en faisant valoir que les mesures de sécurité en place étaient conformes à la législation. L’entreprise indique avoir entrepris depuis l’incendie des efforts significatifs pour réhabiliter la mine et renforcer les dispositifs de prévention. Elle a aussi cherché à améliorer sa communication à destination de la communauté et à retisser des liens avec celle-ci, en donnant davantage d’argent aux clubs sportifs et aux groupes locaux.
Les choses auraient pu en rester là. Une première commission d’enquête, mise en place en 2014 avec un mandat restreint, a confirmé que l’incendie aurait pu être facilement évité avec des mesures de sécurité et de prévention adéquates. Engie s’est empressée de suivre ses recommandations. Mais c’était sans compter sur le mécontentement persistant des habitants, et sur l’arrivée au pouvoir de l’opposition travailliste dans l’État de Victoria, à la fin de l’année 2014. Une nouvelle commission d’enquête, plus large, a été mise en place, avec les mesures de suivi environnemental, sanitaire et épidémiologique à long terme réclamées depuis de nombreux mois par les habitants de Morwell. Et l’incendie a fini par donner lieu à des procédures judiciaires. Ce sont d’abord les pompiers qui ont engagé des poursuites pour forcer la filiale locale d’Engie à régler la facture de l’extinction de l’incendie, estimée à 18 millions de dollars australiens (11,5 millions d’euros). L’entreprise avait refusé de payer, sous prétexte qu’elle paie déjà une taxe spécifiquement destinée à financer les services des pompiers. Puis ce fut au tour de l’agence de l’État de Victoria en charge de la santé et sécurité au travail d’initier une procédure contre Engie pour violation de ses obligations réglementaires. Enfin, en mars dernier, l’Agence de l’environnement de l’État s’est résolue à initier des poursuites contre Engie, pour pollution de l’air. Les amendes encourues par l’entreprise française – qui a vigoureusement dénoncé ces deux dernières procédures, les estimant « sans base sérieuse » - s’élèveraient au maximum à une quinzaine de millions de dollars australiens (10 millions d’euros).
Les regards se tournent vers l’avenir
L’autre grand enjeu financier a trait à la réhabilitation de la mine. Dans le Victoria, les opérateurs miniers doivent sécuriser une obligation financière pour couvrir les frais de réhabilitation du site. Dans le cas de Hazelwood, cette obligation, fixée dans les années 1990, s’élève à 15 millions de dollars australiens. Or, selon les chiffres mêmes d’Engie, les frais réels de réhabilitation de la mine s’élèveraient à au moins 80 millions de dollars. Peut-être même jusqu’à 350 millions de dollars à en croire certains experts. Cette disproportion contribue d’ailleurs à alimenter les craintes : il pourrait se révéler nettement moins cher pour Engie de quitter les lieux du jour au lendemain, en abandonnant les 15 millions, plutôt que de devoir couvrir les frais effectifs de la réhabilitation. Le nouveau gouvernement de l’État de Victoria a récemment annoncé son intention d’augmenter significativement le montant mis en réserve par les opérateurs actifs dans la vallée de Latrobe pour la réhabilitation de leurs mines – avec pour effet de porter l’obligation d’Engie de 15 à presque 75 millions de dollars australiens. Reste à voir si les entreprises concernées accepteront de mettre la main à la poche.
En attendant, l’incendie de 2014 a changé les esprits dans la ville. Les habitants de Morwell, jusqu’alors farouchement opposés à la fermeture de la mine et de la centrale, commencent à comprendre que celle-ci est inéluctable. Et ils commencent aussi à se demander si la préservation de l’emploi dans le secteur de charbon vaut réellement tant d’inquiétudes pour leur santé et celle de leurs enfants. « Jusqu’à l’incendie, la mine et la centrale bénéficiaient encore d’une ‘licence sociale d’opérer’ à Morwell – au contraire du reste de l’État de Victoria, admet le leader syndical. L’incendie a porté un coup fatal à cette licence sociale. » Ce qui ne veut pas dire que le ressentiment contre les « écolos » de Melbourne, accusés de vouloir fermer Hazelwood sans se préoccuper de reconversion, soit apaisé. Les travaux de réhabilitation des mines créeraient certes de l’emploi, mais rien de durable ni de comparable aux conditions avantageuses offertes par Engie et ses concurrentes. Pour Wendy Farmer, dont le mari est employé de la centrale, l’heure est néanmoins venue pour la communauté de Morwell de « prendre son destin en main ».
Olivier Petitjean
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Photos : Mriya CC (une) ; Takver CC (vues de la centrale et de la mine de Hazelwood).