Certes, vous êtes libres d’acheter le produit que vous souhaitez, généralement dans un supermarché. Mais savez-vous vraiment qui élabore vos menus ? Que le poulet en train de rôtir a toutes les chances d’avoir été conçu par le groupe franco-néerlandais Hendrix Genetics ou la firme allemande EW Gruppe ? Que le pain qui servira à accompagner le fromage a été pétri avec de la farine appartenant très probablement à l’une des dix firmes qui contrôlent le marché des céréales ? Et que le blé a été négocié par le groupe français Louis Dreyfus ou l’états-unien Cargill ?
Commençons par les semences, source de toute agriculture, qu’elle soit destinée à l’alimentation humaine ou animale. 75 % du marché mondial de semences est contrôlé par seulement… dix multinationales ! Leurs noms ? Monsanto (États-Unis, 26 % du marché mondial), DuPont (États-Unis, 18 %), Syngenta (Suisse, 9 %), Limagrain (France, 5 %), suivis d’une poignée d’autres firmes allemandes, états-uniennes ou japonaises. Paradoxe de l’actuel modèle agricole : ce sont de grosses firmes de l’industrie chimique qui possèdent, de fait, une grande partie des semences échangées sur la planète ! Tels Monsanto, Syngenta, BASF, Bayer, DuPont et Dow Chemical. Ces six entreprises se partagent aussi les trois quarts du marché mondial de pesticides, estimé à 44 milliards de dollars en 2011. Car il faut bien accompagner la vente des semences de blé, de maïs, de riz ou de soja par des herbicides, insecticides et autres fongicides adaptés.
Les semences aux mains de l’industrie chimique
Cet oligopole de six entreprises agrochimiques possèdent également 75 % des budgets privés de recherche sur les croisements végétaux et… 100 % du marché des semences transgéniques, les OGM. « Avec leur entrée dans l’industrie des semences, les géants de la chimie ont commencé à produire des graines qui dépendent des produits chimiques », rappelle l’organisation indépendante britannique Econexus, qui regroupe des scientifiques et des citoyens [1]. D’un côté les semences, synonymes dans les esprits de biodiversité, de terroirs et de multiples variétés. De l’autre, une concentration sans précédent aux mains d’une poignée de firmes ! Car ces semences ne sont pas libres. Bien au contraire.
Top 10 des multinationales semencières
En Europe, cinq de ces firmes – Monsanto, DuPont, Syngenta, BASF et Bayer – détiennent la moitié des brevets sur les plantes, rapporte Econexus. Et désormais, la production et la vente des semences sont interdites sans l’accord de leur propriétaire. Ce qui entraîne une perte énorme de biodiversité cultivée. Et pas seulement en Europe. 3 000 variétés de riz étaient cultivées aux Philippines dans les années 1960. Il n’en reste plus que deux, sur 98 % de la superficie totale plantée ! Même la FAO (l’Organisation des Nations Unies pour l’agriculture et l’alimentation) s’en est inquiété : les trois-quarts de la biodiversité cultivée auraient disparu au cours du 20e siècle, alertait-elle [2].
Quatre « traders » détiennent les clés du placard à provisions planétaire
Voilà pour les semences, dont une partie sert à nourrir les animaux d’élevage. Car produire un kilogramme de viande nécessite trois kg de céréales et de soja. Dans l’alimentation animale, la concentration semble un peu moins marquée. Les dix plus gros fabricants de denrées pour bestiaux – dont le thaïlandais Charoen Pokphand suivi de l’états-unien Cargill – contrôlent 16 % du marché mondial. Mais tout dépend du type d’élevage. 90 % de la nourriture donnée au saumon (99 % du saumon consommé provient de l’élevage) est par exemple produite par seulement trois sociétés [3]
Il faut bien que céréales et soja voyagent sur les océans, que le blé européen alimente l’Amérique ou que le riz asiatique atteigne l’Afrique. Et là, une petite oligopole de quatre compagnies de « trading » se partagent 75 % du négoce mondial de céréales : les états-uniens Cargill, ADM (Archer Daniels Midland) et Bunge ainsi que le groupe français Louis Dreyfus, spécialisé dans le riz, le coton, le blé, le maïs, le sucre et le jus d’orange. En 2004, ces quatre sociétés ont ainsi acheté 80 % de la récolte mondiale de soja, les trois quarts de la récolte de maïs, 62 % du blé... Elles détiennent de fait les clés du placard à provisions planétaire.
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Faites un donUne poignée de géants influence la génétique animale
Une fois les animaux bien engraissés, il faut bien qu’ils se reproduisent, avant d’être emmenés à l’abattoir. Une autre industrie a vu le jour, celle de « la génétique de l’élevage ». Après avoir développé un maïs hybride qui oblige l’agriculteur à racheter chaque année sa semence, la société américaine Pioneer s’est ainsi lancée dans le « poulet hybride » dès 1942. Des lignées de poulets sont développées, et les plus performantes sont croisées. Objectif : produire des poules pondeuses qui donnent beaucoup d’œufs ou des poulets à rôtir qui grossissent rapidement... L’éleveur devient dépendant de ces productives lignées de volailles. Pour chaque nouvelle génération de poulets ou de dindes, il doit s’approvisionner chez le sélectionneur.
Il ne reste aujourd’hui que quatre sélectionneurs dans le secteur du poulet, alors qu’ils étaient onze il y a vingt ans. Le groupe allemand Eric Wesjohann (EW Gruppe) est le leader mondial de la génétique dans le domaine des pondeuses, des poulets et des dindes avec le franco-néerlandais Hendrix Genetics (dont Sofipotréol, le groupe dirigé par Xavier Beulin, président de la FNSEA, est actionnaire). Un autre groupe français, Grimaud, s’est engouffré dans le secteur et est aujourd’hui le deuxième sélectionneur de poulets et le premier en canard. Après vingt ans de rachat des plus petites firmes par les moyennes puis des moyennes par les plus grosses, en matière de génétique animale, la concentration est sans précédent : deux entreprises dans le secteur des poules pondeuses, quatre dans les poulets et trois dans les dindes ont la mainmise sur l’offre mondiale de volailles hybrides.
Qui contrôle les usines agroalimentaires ?
Autre problème : avec la concentration des entreprises de sélection, la variété des lignes d’élevage s’est considérablement réduite. Les animaux sont de plus en plus semblables génétiquement. Chez les bovins, il n’existe pas encore de lignées hybrides mais l’insémination artificielle, introduite dans les années 40, est très utilisée. Selon l’organisation non gouvernementale ETC Group, un seul taureau d’élevage peut ainsi avoir jusqu’à un million de descendants ! La génétique animale a également attiré Monsanto qui possède une licence sur le génome porcin et a déposé de nombreuses demandes de brevets sur une méthode de sélection porcine assistée par marqueurs. En 2009, sa tentative de breveter des gènes d’une race allemande de porcs, lui permettant de toucher des royalties lors de toute utilisation de cette espèce dans des croisements, avait provoqué un tollé.
A l’autre bout de la filière, la transformation des viandes et céréales en produits de consommation. Ils seront ensuite distribués en grande surface. Le contrôle des usines agroalimentaires est un peu plus diversifié. Dix entreprises se partagent 30 % du marché mondial. On retrouve le suisse Nestlé, les états-unien PepsiCo ou Kraft, le néerlandais Unilever et… Cargill, déjà présent dans l’alimentation animale et le négoce de céréales. Enfin, dans la grande distribution, Walmart et Carrefour se disputent le leadership mondial. Mais les dix premières enseignes de supermarchés ne détiennent « que » 10 % du marché mondial, estimé cependant à 7 180 milliards de dollars, presque trois fois le PIB de la France.
Les petits paysans, plus efficaces que l’agrobusiness
Des semences aux hypermarchés, quelques géants de la bouffe imposent, de fait, leur loi sur l’alimentation mondiale. Avec le risque, comme pour les concentrations des marchés financiers aux mains d’une trentaine de banque « systémiques », que le secteur agro-alimentaire s’écroule en cas de faillite ou de krach ? Ces multinationales, et leurs stratégies de privatisation du vivant (OGM, animaux hybrides, productivité basée sur la chimie…), sont-elles vraiment indispensables pour nourrir le monde ?« L’argument« trop gros pour faire faillite » repose sur un mythe puissant : l’idée que, si on n’intensifie pas la production de semences génétiquement modifiées, de pesticides ou d’engrais de synthèse, la population mondiale n’aura rien à manger », pointe Kathy Jo Wetter d’ETC Group. Mais ce n’est qu’un mythe : les quelque 3 milliards de producteurs et paysans locaux nourrissent la majorité des habitants de la planète, rappelle ETC Group [4].
Au contraire, la chaîne alimentaire industrielle, tout en utilisant environ 70 % des ressources agricoles mondiales, produit seulement 30 % de l’approvisionnement alimentaire mondial... Malgré leurs gigantismes, les leaders du marché sont donc loin d’être incontournables. D’autant que leur impact négatif est considérable : la filière alimentaire industrielle, est gourmande en énergie fossile et en eau. Et implique la déforestation de 13 millions d’hectares chaque année. Un modèle pas vraiment efficace. « Si nous voulons survivre aux changements climatiques, nous devons adopter des politiques qui permettront aux fermiers de diversifier les variétés végétales et animales qui se retrouvent sur nos menus », souligne Pat Mooney d’ETC Group. Un changement fondamental dans les mécanismes de régulation se révèle nécessaire... et urgent ! Selon la FAO, seules douze espèces végétales et quatorze espèces animales assurent désormais l’essentiel de l’alimentation de la planète.
Sophie Chapelle, avec Ivan du Roy
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Photos : CC david.evenson / gollmar / mmatins / CGIAR Climate