« Nous formons de jeunes citoyens et non de futurs clients de Microsoft. » Laure Virot est enseignante à l’école Germain Fumeux de Mions, une petite ville de 12 000 habitants près de Lyon. Elle assume pleinement le choix des quatre groupes scolaires de la commune d’avoir lâché Microsoft, et son système d’exploitation Windows, pour un logiciel « libre ». De plus en plus d’internautes utilisent, consciemment ou non, des logiciels libres : Firefox pour naviguer sur le web ou Thunderbird pour relever sa boîte mails. Dans le cas des écoles de Mions, il s’agit du système d’exploitation Edubuntu, dédié à l’enseignement. C’est la deuxième rentrée scolaire avec ce logiciel libre. « Techniquement, cela n’a pas changé grand-chose, il faut juste retrouver où sont les icônes. Mais philosophiquement, c’est très important », estime l’enseignante.
Quelle est la différence entre un logiciel libre et ceux proposés par Microsoft ou Apple ? Les licences d’utilisation des produits conçus par les géants du numérique sont privatives : c’est le vendeur du logiciel qui définit ses conditions d’utilisation. Au contraire, les systèmes d’exploitation et les logiciels libres apportent quatre libertés aux utilisateurs : utiliser le logiciel sans restriction, pouvoir le redistribuer sous certaines conditions, l’étudier, et le modifier pour l’adapter à leurs besoins. « Le libre, ce n’est pas une technologie, mais une modalité juridique, » résume Rémi Boulle, enseignant en mathématiques et vice-président de l’April, une association qui défend et promeut l’usage de logiciels sous licence libre.
Ces communes qui se libèrent de Microsoft
« Quand une commune fait construire une école, il est évident que les plans du bâtiment lui seront accessibles, qu’elle pourra choisir qui fait la maintenance et changer plus tard de prestataire, et modifier son école si elle le souhaite. Pourquoi ces libertés devraient-elles disparaître lorsqu’elle achète un logiciel ? », illustre Frédric Toutain, attaché parlementaire de la députée du Calvados Isabelle Attard (groupe écologiste), favorable au développement des licences libres. Mions n’est pas la seule commune à se libérer des logiciels privatifs. La mairie de Grenoble prépare elle aussi un déploiement dans les écoles d’un système d’exploitation libre, Linux Debian, et du logiciel éducatif Gcompris à partir de 2016 [1].
Autre argument en faveur du libre : la gratuité. Contrairement aux logiciels sous licences privatives, les logiciels sous licences libres sont souvent gratuits pour les usagers. Selon Sébastien Saunier, le directeur des services informatiques de la commune de Mions, passer l’ensemble des ordinateurs sous licence libre permet d’économiser 40 000 euros par an. « Pour les collectivités locales, le passage au libre est davantage un choix économique qu’altruiste, parce que l’achat des licences commerciales fait exploser les budgets et qu’après tout, le libre, c’est gratuit. Mais il faut également que ces collectivités soutiennent la démarche ! » rappelle William, enseignant dans le secondaire.
Des outils libres mais peu soutenus par les pouvoirs publics
Car les logiciels libres ont aussi un coût de production. La philosophie des licences libres s’appuie sur la coopération. Chacun peut contribuer à la production et à la diffusion : il peut s’agir de soutien technique, comme améliorer le code du logiciel ou l’adapter à de nouveaux besoins, de soutien financier ou même politique, via l’adhésion à des associations. Les éditeurs de logiciel sous licences libres se financent souvent grâce à la maintenance des logiciels et aux formations dispensées. Mais les établissements scolaires qui optent pour la licence libre ne contribuent pas toujours à leur développement. Et n’aident donc pas à pérenniser leur modèle économique. Ainsi, Ryxeo, qui produisait notamment la suite éducative sous licence libre Abuledu, vient de mettre la clé sous la porte après « treize années passionnantes et passionnées au service de l’École publique ». L’éditeur n’a pu trouver l’équilibre financier. « Plus personne n’ira se risquer sur le terrain de l’éducation, » déplore Rémi Boulle, de l’April.
D’autant que Microsoft a conclu fin 2015 un partenariat avec l’Éducation nationale d’une durée de 18 mois. Ce partenariat prévoit notamment la formation des cadres et des enseignants aux outils Microsoft (lire ici), un accès gratuit aux logiciels d’Office 365 pour les établissements qui le souhaitent, ainsi qu’une aide pour la formation des jeunes au code informatique. Il représente un investissement de 13 millions d’euros pour la firme de Bill Gates et un pari prometteur sur l’avenir grâce à l’apprentissage « gratuit » de millions de jeunes aux outils que Microsoft compte bien leur vendre ensuite. L’entreprise informatique Cisco a fait de même pour, entre autres, sensibiliser « des personnels éducatifs aux enjeux de la société numérique et aux métiers de la filière ». Ces partenariats signés par la ministre Najat Vallaud-Belkacem coupent l’herbe sous le pied des défenseurs des licences libres, les privant d’un de leurs arguments de poids : la gratuité. « L’accord avec Microsoft a complètement verrouillé les possibilités d’entrée sur les marchés publics locaux pour les acteurs les plus petits », commente Rémi Boulle.
Un public captif de 10 millions d’élèves
La riposte ne s’est pas faite attendre. Le collectif Edunathon a adressé début 2016 un recours gracieux à Najat Vallaud-Belkacem lui demandant d’annuler le partenariat. En l’absence de réponse de la ministre, et considérant que le partenariat cache un marché public déguisé, Edunathon a assigné Microsoft en justice. Une première audience est prévue le 8 septembre 2016. S’ils sont pris aujourd’hui dans une bataille judiciaire, défenseurs des logiciels libres et Éducation nationale avaient pourtant commencé par s’apprécier. Le premier accord entre l’Éducation nationale et l’Association francophone des utilisateurs de logiciels libres (Aful) a été signé en 1998, sous le gouvernement de Lionel Jospin. Depuis, l’intérêt pour les logiciels sous licence libre semble s’émousser.
« Si le libre est devenu dans les années 2000 une composante à part entière de l’informatique dans l‘éducation, les résistances demeurent », regrette Jean-Pierre Archambault, enseignant retraité et ancien coordinateur du pôle de compétences « logiciels libres » du Réseau de création et d’accompagnement pédagogique (Réseau Canopé, ancien Scéren). Jean-Pierre Archambault n’avait d’ailleurs pas été remplacé après son départ à la retraite. Selon lui, l’opposition n’émane pas seulement des géants commercialisant des logiciels, mais bien de tous les éditeurs, y compris ceux qui produisent des manuels scolaires. « Les enjeux économiques et financiers sont très fort avec un public captif de 10 millions d’élèves », explique-t-il. « Les éditeurs scolaires bénéficient d’une situation de rente qu’ils veulent conserver. »
Les encouragements de l’administration
Comment libérer l’informatique scolaire de l’emprise commerciale ? La commande publique a peut-être un rôle à jouer, à l’image de ce que fait la ville de Genève (Suisse), qui privilégie par défaut les logiciels sous licence libre dans l’éducation, et plus récemment l’Italie ou la Bulgarie qui ont adopté des lois donnant la priorité au logiciel sous licence libre dans l’administration. La secrétaire d’État chargée du numérique Axelle Lemaire, avec son projet de loi pour une République numérique, n’a pas osé aller jusque-là. Depuis 2012, une circulaire encourage cependant l’usage des logiciels libres dans l’administration [2]. C’est sur ce texte que s’appuie Isabelle Attard, la députée du Calvados, pour interpeller chaque année chaque ministre sur l’état de sa mise en œuvre. La dernière réponse du ministère de l’Éducation Nationale mentionne notamment son implication au sein de travaux qui ont abouti à la publication annuelle du« socle interministériel des logiciels libres », qui répertorie les logiciels sous licence libre et conseille les administrations sur leur utilisation.
« Nous sommes de grands consommateurs de logiciels libres, notamment dans l’administration, et nous sommes même fabricants, avec le projet Eole [qui signifie « Ensemble Ouvert Libre Évolutif », ndlr] », défend Mathieu Jeandron, le directeur du numérique pour l’Éducation au ministère. Reste que les produits sous licence libre ne représentent que 12 % des 10 millions d’euros de budget consacré par l’Éducation nationale aux logiciels. La plus grosse part des financements revient donc aux logiciels commerciaux privatifs. « Les outils Microsoft sont des outils de terrain, très utilisés et donc auxquels il faut former les jeunes », justifie Mathieu Jeandron à propos du partenariat signé avec Microsoft. « Je suis heureux de travailler avec cette entreprise. »
Former les élèves à l’usage des licences ouvertes
Côté outils sous licences privatives, l’Éducation Nationale mène un autre grand chantier : le plan numérique, qui vise à distribuer des centaines de milliers de tablettes dans les établissements scolaires. Une démarche critiquée par certains défenseurs des logiciels sous licences libres : « Distribuer des tablettes, typiquement, c’est créer des utilisateurs. Et pas des sujets pensants sur le numérique », déplore Louis-Maurice de Sousa, enseignant de technologie en région parisienne et anciennement chargé de défendre l’usage des logiciels libres au sein de l’académie de Versailles [3].
Selon ses défenseurs, le libre pourrait être un moyen de développer l’esprit critique numérique des jeunes. Dans son rapport « Jules Ferry 3.0 », le Conseil national du numérique recommande en 2014 par exemple de former les élèves à l’usage des licences ouvertes, qui ont l’immense avantage de leur faire découvrir la « boîte noire » des logiciels et leurs lignes de codes. Il préconise également de prévoir au moins un projet coopératif appuyé sur des outils numériques par classe et par année, par exemple écrire des articles sur Wikipédia, la célèbre encyclopédie coopérative en accès libre.
Qui enseignera le numérique aux enseignants ?
De belles idées, auxquelles il manque encore un socle : pour comprendre les enjeux du libre, mais aussi de la neutralité du net ou de l’auto-hébergement, l’informatique doit être enseigné aux élèves en tant que matière – une évolution qui arrive tout doucement en France. « Si les sciences physiques sont devenues une discipline scolaire il y a un siècle, c’est parce qu’elles sous-tendent les productions de la société industrielle », explique Jean-Pierre Archambault. « D’une manière analogue, l’informatique, qui sous-tend les réalisations de la société numérique, doit devenir discipline scolaire de culture générale pour tous les élèves. » Précisons que les sciences physiques ne sont pas – encore – enseignés dans le cadre d’un partenariat avec des entreprises de l’industrie chimique ou pétrolière...
La question est importante : qui assurera les futures formations à l’informatique et au numérique ? Microsoft a bien compris les enjeux, en incluant un volet sur la formation des enseignants dans son partenariat. Cette formation reste encore aujourd’hui bien disparate. Quand l’enseignante de Mions, Laure Virot, a démarré ses premiers ateliers informatiques avec les enfants – pendant lesquels étaient enseignées les bases de l’utilisation d’un ordinateur et d’un traitement de texte –, l’accompagnement par les services informatiques de la commune a été décisive. Il existe aussi des réseaux départementaux qui assurent la formation des enseignants du primaire. En collège et lycée, ce sont les enseignants détachés des Délégations académiques au numérique dans l’enseignement (DANE) qui assurent la formation de leurs collègues. « Dans une académie, l’orientation des formations numériques vers les logiciels sous licences libres dépend finalement de la sensibilité des formateurs », explique Cédric Frayssinet, formateur à Lyon. Lyon, Versailles et Dijon se trouvent parmi les académies les plus avancées sur le sujet.
Et qu’en pensent les élèves ? « Aujourd’hui, ils sont loin de tout ça. Ils utilisent des outils qu’ils ne comprennent pas et ne se posent pas de questions », estime l’enseignant de technologie Louis-Maurice de Sousa. Entre ignorance des utilisateurs, lobby des géants de l’informatique et modèle économique instable, les logiciels sous licences libres doivent encore affronter bien des obstacles pour intégrer l’Éducation nationale. Ils sont pourtant massivement présents à l’extérieur. Firefox, par exemple, est utilisé par près d’un internaute français sur quatre [4].
Eva Thiébaud
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Photo : Daan Berg