On nous assure depuis un certain temps dans les médias et du côté du gouvernement que « l’inflation c’est fini ». Qu’en est-il vraiment ?
Sylvain Billot : Nous ne pensons pas que l’inflation soit « finie ». Déjà, le reflux apparent de l’inflation s’explique surtout par la chute des prix de l’énergie. Dans les services, l’inflation est toujours au-dessus de 2 %. En outre, la montée des tensions géopolitiques, qui se manifeste par la hausse des barrières protectionnistes et des dépenses d’armement, nous fait penser que l’inflation pourrait persister et même rebondir, d’autant plus qu’elle a aussi, comme nous le montrons dans le livre, des causes structurelles.
Jonathan Marie : La désinflation actuelle s’explique aussi par les politiques économiques récessives mises en œuvre, notamment en France, qui diminuent l’activité par des taux d’intérêt élevés et par des mesures d’austérité budgétaire. En agissant ainsi, d’une part on nourrit l’incapacité des travailleurs à négocier des augmentations de salaires et d’autre part les entreprises ont plus de difficultés à écouler la production, ce qui limite leur capacité à augmenter les prix sans perdre des parts de marché. Au fond, et sans le dire ouvertement, on fait le choix du chômage pour obtenir une baisse de l’inflation. Cela devrait a minima faire l’objet d’un débat public.
En quoi la manière la plus fréquente de mesurer l’inflation en France, l’indice des prix à la consommation ou IPC, est-elle insuffisante pour rendre compte de l’évolution réelle du niveau de vie ? Peut-on dire qu’elle sous-estime la dégradation des conditions d’existence d’une grande partie de la population ces dernières années ?
SB : Oui, très clairement. L’IPC prend en compte des dépenses prises en charge par les administrations publiques, comme les remboursements de médicaments ou de consultations médicales. Pour mesurer l’inflation effectivement subie par les ménages, un autre indicateur, l’indice des prix à la consommation harmonisé ou IPCH est plus pertinent, car il prend en compte uniquement ce qui est payé par les ménages. Par exemple, sur le poste de la santé, l’IPC mesure l’évolution du « prix brut » des services de santé (ce qui est payé par les administrations publiques et les ménages) alors que l’IPCH mesure l’évolution du « prix net », c’est-à-dire uniquement la partie qui est à la charge des ménages. Entre août 2023 et août 2024, l’IPC sur le poste santé a été stable, alors que l’IPCH a grimpé de 8 % en raison de la progression des déremboursements.
Par ailleurs, aussi bien l’IPC que l’IPCH mesurent l’évolution des prix de ce qui est effectivement consommé par les ménages. Il peut être utile d’avoir une approche en terme de « budget de référence », c’est-à-dire de regarder comment le prix d’un panier de biens et services qui permet une vie décente évolue au cours du temps. On se rend compte alors que le prix de ces budgets de référence augmente beaucoup plus vite que l’IPC ou l’IPCH. Cela traduit le fait que des ménages n’ont plus les moyens de consommer des biens de qualité, et se replient vers des produits bas de gamme dont les prix augmentent moins vite.
Les différents catégories sociales sont-elles toutes égales devant l’inflation ? Peut-on dire que certaines ont été plus affectées que d’autres par les hausses de prix de ces dernières années ?
SB : Ce sont les prix de l’énergie et de l’alimentation qui ont augmenté le plus. Or, ces produits représentent une part plus importante de la consommation pour les ménages les plus pauvres que pour les ménages les plus aisés. C’est cela qui explique que les ménages les plus pauvres ont subi une inflation plus importante.
Les détenteurs du capital sont les grands gagnants de ces dernières années : depuis 2017, les revenus du patrimoine perçus par les ménages ont progressé (corrigé de l’IPCH) de 25 %, et les dividendes versés aux ménages ont même grimpé de 80 %. Dans le même temps, les salaires réels ont baissé de 3 à 4 % selon les indicateurs. Le pouvoir d’achat moyen a légèrement augmenté depuis 2017, mais cette moyenne cache donc des disparités très importantes.
En quoi les politiques de réponse à l’inflation ont-elles contribué à aggraver ces inégalités ?
SB : La principale réponse à l’inflation a été la hausse des taux d’intérêt, qui a freiné l’activité. Le taux de chômage officiel n’a pas fortement augmenté, mais les apparents « bons chiffres » de l’emploi masquent une réalité bien plus sombre. Près de la moitié des créations d’emplois de ces dernières années sont des contrats d’apprentissage ou des emplois d’auto-entrepreneurs. Cette politique a contribué à dégrader le rapport de force pour les salariés, et elle a contribué à la baisse des salaires réels qu’on a observé tout le long de la séquence inflationniste.
JM : En outre, les effets sur l’économie réelle provoqués de cette politique monétaire sont aujourd’hui renforcés par des politiques budgétaires récessives. La baisse des taux d’intérêt récemment amorcée par la Banque centrale européenne ne permet pas de compenser ces effets.
Vous suggérez dans votre livre qu’au-delà de la pandémie de Covid et de la guerre en Ukraine, qui en ont été les facteurs déclenchants, l’inflation que nous connaissons depuis quelques années a aussi des causes plus profondes et plus structurelles.
SB : L’épisode inflationniste commence véritablement à l’été 2021 avec la hausse des prix de l’énergie, et précède donc la guerre en Ukraine. Sa diffusion ne s’explique pas par une surchauffe de la demande interne, mais par une perturbation des chaînes d’approvisionnement. Mais nous mentionnons également dans notre livre un facteur important, celui de la baisse de la productivité, et l’existence d’autres éléments conjoncturels à cette baisse (création massive de sous-emplois d’alternants ou d’auto-entrepreneurs). Mais, fondamentalement, nous repérons des éléments structurels liés à la faiblesse de l’investissement.
JM : Cette baisse de la productivité est le symptôme d’un capitalisme malade qui n’arrive à dégager des profits qu’en baissant les salaires réels et en se gavant de plus en plus d’aides publiques. Les réponses politiques qui ne s’attaquent qu’aux symptômes, comme ici l’inflation, empêchent de faire face aux défis les plus importants, comme de déclencher la bifurcation écologique, ou d’assurer le plein emploi et un niveau de vie décent à l’ensemble de la population.
Vous pointez la manière dont les grandes entreprises qui bénéficient d’un important pouvoir de marché ont alimenté la hausse des prix en augmentant leurs marges - ce que vous appelez les profiteurs de l’inflation. Les secteurs que vous pointez du doigt - agroalimentaire, énergie et raffinage - sont-ils les seuls concernés par ce phénomène ? Les « superprofits » que l’on a observé dans d’autres secteurs ces dernières années (banques, luxe, etc.) s’expliquent-ils par d’autres facteurs ?
SB : Nous distinguons en effet certains secteurs « profiteurs de crise » (agroalimentaire, énergie, raffinage, transport maritime), ou plutôt les grands groupes de ces secteurs. Il s’agit d’entreprises qui bénéficient d’une demande captive (car il s’agit de besoins fondamentaux) et qui sont en situation d’imposer leurs prix. Vous avez raison : on a aussi observé des superprofits dans les banques et le luxe. Les banques ont profité de la hausse des taux d’intérêt par la BCE pour augmenter leurs marges sur leurs clients. Quant au secteur du luxe, il se porte très bien, parce que les très riches se portent de mieux en mieux...
Les autres secteurs n’ont pas vu leurs profits s’envoler, mais le simple maintien de leur taux de marge dans un contexte de baisse de la productivité indique qu’ils ont été capables d’imposer une baisse des salaires réels. C’est une grande différence avec les années 1970 où le ralentissement des gains de productivité avait entraîné une baisse importante du taux de marge. Mais le rapport de force entre salariés et patrons n’est plus le même aujourd’hui.
Vous dites que l’inflation n’est pas forcément une mauvaise chose en soi. À quoi ressemblerait une "bonne inflation" ?
JM : L’inflation n’a pas les mêmes conséquences pour toutes les parties prenantes de l’économie : elle est favorable à certaines, défavorables pour d’autres. Tout dépend du contexte. L’inflation est toujours la conséquence des rapports de force inhérents au fonctionnement de l’économie. Elle peut par exemple être provoquée par une augmentation des salaires qui déclenche une réaction des entreprises et une hausse des prix. Il arrive que cette réaction des entreprises soit insuffisante pour rétablir les taux de marge et la répartition du revenu agrégé évolue donc alors en faveur des travailleurs. Mais l’inflation peut aussi être déclenchée sans que les salaires n’aient progressé et sans que les travailleurs ne puissent réagir. Alors, la répartition évolue en faveur des propriétaires des moyens de production.
Dans le contexte actuel, il nous semble qu’une augmentation de la rémunération du travail se justifie, pour permettre en particulier aux travailleurs les moins bien rémunérés de voir leur niveau de vie s’élever, ce qui semblait largement admis pendant la pandémie.
Au-delà de ces facteurs, nous disons que l’inflation peut aussi être en grande partie suscitée par l’évolution des structures de production, par une réduction des gains de productivité voire une diminution de celle-ci. Mettre en œuvre la bifurcation écologique pourrait provoquer des pertes de productivité, par exemple, dans l’agriculture. Faut-il se résoudre, pour éviter l’inflation, à réduire encore la rémunération des travailleurs de l’agriculture ? Nous pensons que non, mais il ne faut pas renoncer pour autant à la bifurcation. Il faut donc accepter une évolution de la répartition plus favorable aux travailleurs et moins favorables aux propriétaires du capital, évolution qui peut s’effectuer dans un contexte plus inflationniste que les 2 % aujourd’hui visés par la BCE.
Enfin, comme on le sait au moins depuis les années 1930 et Keynes, une inflation un peu plus élevée permet d’atténuer les conséquences d’un fort niveau d’endettement sur les débiteurs. Ce sont alors les créanciers, les rentiers, qui voient leurs revenus réels se réduire. Dans une économie très financiarisée, on comprend pourquoi les détenteurs des actifs financiers réclament une lutte acharnée contre l’inflation : l’inflation réduit leurs revenus réels.
En vue de l’élaboration du budget 2025, certaines pistes de nouveaux impôts exceptionnels ont été évoquées qui ciblent les superprofits réalisés par certains secteurs ces dernières années, dont le transport maritime et la grande distribution. Vous semble-il légitime de cibler ces secteurs en particulier ? La réponse à l’inflation via la taxation vous semble-t-elle suffisante ?
JM : Identifier les profiteurs de l’inflation et les mettre à contribution par la fiscalité, voire utiliser la fiscalité pour décourager de tels comportements, est légitime et nécessaire. Mais nous appelons de nos vœux une modification plus large de la politique économique qu’une seule évolution de la fiscalité.
SB : L’exemple type est CMA-CGM qui a vu ses profits s’envoler alors même que le transport maritime bénéficie d’une imposition dérogatoire très favorable. En Martinique par exemple, la responsabilité de la grande distribution et de CMA-CGM dans les prix exorbitants est établie. Si taxer ces grands groupes après qu’ils aient réalisé d’énormes profits est une correction nécessaire, il aurait été nécessaire d’agir en amont, c’est-à-dire les empêcher de nourrir l’inflation par leurs profits exorbitants. Mettre en place un contrôle ou un blocage des marges par les pouvoirs publics, qui s’appuierait sur les salariés de ces entreprises, nous semblerait préférable.
Nous mettons aussi sur la table des mesures plus structurelles qui ne se contentent pas de mettre le curseur sur la redistribution, mais qui permettent d’agir sur la production : des investissements publics massifs pour la bifurcation écologique, le développement des coopératives, la « mise en sécurité sociale » de productions satisfaisant des besoins fondamentaux (comme l’alimentation)…
Suite à la crise du coût de la vie de ces dernières années, vous en appelez - comme d’autres économistes - au retour de certains outils politiques comme le contrôle des prix ou l’indexation des salaires (qui existe encore dans des pays comme la Belgique). Y a-t-il d’autres pays qui envisagent sérieusement de telles mesures ?
JM : On ne peut pas dire qu’un grand nombre de gouvernements envisage sérieusement aujourd’hui l’adoption de telles mesures, mais notre livre est une invitation à penser à ces outils. Il s’agit de placer un filet de sécurité pour permettre de maintenir les revenus réels des travailleurs en présence d’inflation ou en présence de risques inflationnistes accrus. L’histoire économique révèle que l’indexation des salaires est généralement adoptée lorsque les travailleurs sont en position de force : les entrepreneurs l’acceptent car cela permet aussi d’atténuer le risque que les travailleurs exigent de perpétuelles négociations salariales, qui risqueraient d’aboutir à des augmentations encore plus importantes. Si une indexation des salaires était mise en place, il deviendrait plus tolérable de laisser l’inflation à un niveau un peu plus élevé, nous évitant d’avoir à adopter des politiques économiques restrictives suite à toute poussée inflationniste.
Aujourd’hui, la faiblesse des travailleurs, liée à des niveaux de sous-emploi élevés, à un affaiblissement de la représentation syndicale, aux évolutions de la législation, aux nouvelles organisations du travail, etc., ne favorisent pas la mise en place de mécanismes d’indexation des salaires. C’est précisément parce que le contexte économique n’est globalement pas favorable que nous en appelons à une réaction politique.
Propos recueillis par Olivier Petitjean
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