31.05.2024 • C’est qui le patron ?

« L’objet politique devrait être la société par actions. Pas la personne des dirigeants »

Et si se focaliser sur les personnes de Bernard Arnault ou d’Elon Musk était, d’une certaine manière, un piège, si cela nous empêche de comprendre le fonctionnement des grandes entreprises d’aujourd’hui, les clivages sociaux qui en découlent, et comment elles sont devenues des machines à générer de la richesse pour les actionnaires ? C’est la question que l’on ne peut manquer de se poser à la lecture du récent livre de François-Xavier Dudouet et Antoine Vion, Sociologie des dirigeants de grandes entreprises. Rencontre.

Publié le 31 mai 2024

Il y a aujourd’hui beaucoup de colère qui s’exprime contre les « ultra-riches », les milliardaires, les actionnaires, les patrons... Ces différentes figures sont souvent confondues, et de fait Bernard Arnault ou Elon Musk semblent être tout cela à la fois. Dans votre livre, vous insistez au contraire sur la différence entre d’un côté la figure du milliardaire ou de la grande fortune, et de l’autre celle du dirigeant de grande entreprise. En quoi est-il important de faire cette distinction ?

Antoine Vion : Il faut distinguer deux questions. La première est : comment se construit la richesse de ces milliardaires dont on parle beaucoup aujourd’hui ? La seconde, qui est l’objet de notre livre, est : qui sont les gens qui dirigent aujourd’hui les entreprises ? Pour répondre à ces deux questions, il faut revenir sur la spécificité de la société par actions telle qu’elle a été créée au XIXe siècle. La société par actions crée un mode spécifique d’enrichissement lié au statut de l’actionnaire et au mécanisme de l’introduction en bourse. L’introduction en bourse d’une société génère ce que l’on appelle un « surprofit du fondateur », qui est souvent à la source des fortunes colossales que l’on observe aujourd’hui. Une partie des grandes fortunes s’enrichit aussi par plus-values successives, c’est-à-dire par des opérations financières sur les marchés, et en même temps convertissent ces plus-values en acquérant d’autres types d’actifs, immobiliers par exemple.

François-Xavier Dudouet : Traditionnellement, l’enrichissement se faisait par accumulation du capital, et de la rente qui en découlait. La société par actions introduit un nouveau mode d’enrichissement, à travers la valorisation des actions. L’action de Google, au début, valait 0,001 dollar. Elle en vaut aujourd’hui 150. C’est là qu’est l’effet d’enrichissement. C’est un mécanisme difficile à appréhender, tellement difficile que quand les premières grandes fortunes de ce type se constituent à la fin du XIXe siècle, aux États-Unis (les Rockefeller, les Mellon, les Carnegie) et en Europe, cela paraît tellement incroyable, tellement loin de ce que les gens gagnent au quotidien, qu’il semble que, selon le mot de Balzac, cela ne peut venir que d’un crime. L’accumulation de capital ne permet pas de s’enrichir ainsi, donc forcément ils ont fait quelque chose de mal. C’est la même chose aujourd’hui.

Quelle est la place du dirigeant d’entreprises dans cette mécanique ?

F.-X. Dudouet et A. Vion, Sociologie des dirigeants de grandes entreprises, La Découverte Repères, janvier 2024, 11€

François-Xavier Dudouet : Si la société par actions permet ce type d’enrichissement, c’est précisément parce qu’elle sépare – ce qui est une véritable révolution – le capital-action du capital productif. Ce faisant, elle libère les capitalistes du risque lié à la gestion de l’activité économique. Ils ne sont plus soumis qu’au risque financier – lequel est en pratique bien moins risqué que l’activité économique elle-même. Il y a désormais une séparation fonctionnelle entre le bénéficiaire de la rente et le dirigeant du capital productif. D’où l’émergence d’une nouvelle figure, celle qui est l’objet de notre livre : le dirigeant de grande entreprise.

Antoine Vion : Aujourd’hui, les dirigeants de grandes entreprises qui en sont aussi les fondateurs sont, d’un point de vue statistique, très minoritaires. Des théoriciens comme Veblen, Weber ou Marx ont identifié, très tôt, ce phénomène de dissociation. Veblen en parle dans sa Théorie de la classe de loisir et dans Absentee Ownership, dans une perspective de critique morale. Il se focalise précisément sur les pratiques de construction de rente et de consommation de cette classe qu’il appelle « de loisir », c’est-à-dire de cette classe qui n’a plus besoin de travailler pour s’enrichir, pas même de diriger son entreprise, et qu’il distingue très nettement des ingénieurs, sur lesquels il a aussi beaucoup travaillé, qui sont ceux qui font pour ainsi dire tourner la boutique.

Pourquoi, alors, assiste-t-on aujourd’hui au retour du type de critique virulente qui était dirigé il y a un siècle contre les Rockefeller et autres ? La distinction entre milliardaire et dirigeant d’entreprise n’est-elle pas redevenue moins claire ?

Antoine Vion : Il y a eu des changements importants ces cinquante dernières années, que l’on peut faire remonter au Pension Act de 1974 aux États-Unis. Avec cette réforme, le paiement des pensions de retraites va reposer sur des profits réalisés par des fonds spécialisés, comme les fonds de pension, grâce à l’investissement en actions. L’objectif de construire une rente dans le cadre de la retraite par capitalisation engendre une véritable révolution financière. Un autre moment clé est la marche vers la crise de 2007-2008 et la manière dont cette crise se résout. À travers les politiques dites de « quantitative easing », les banques centrales garantissent des taux extrêmement bas, avec pour effet de faire croître la masse monétaire et d’intensifier encore la mécanique de valorisation boursière, de manière absolument inédite. Cela a eu pour effet de faire exploser les grandes fortunes et du même coup les inégalités.

L'explosion de la tech réintroduit sur le devant de la scène des managers de première génération, autrement dit des fondateurs, qui vont bénéficier du même surprofit lors de l'entrée en bourse de leur entreprise que les « barons voleurs » d'il y a un siècle et demi.

François-Xavier Dudouet : On pourrait dire que les ultra-riches surfent en quelque sorte sur des mécanismes macroéconomiques qui leur échappent. Pour revenir à votre question, c’est vrai qu’il y a eu plusieurs moments. La critique des grands milliardaires culmine dans les années 1920 et 1930 avec par exemple le procès intenté à Andrew Mellon par l’administration Roosevelt. Au même moment, Berle et Means publient un livre qui fera date, The Modern Corporation and Private Property, qui explique que ce sont en réalité les dirigeants, les « managers », qui sont aux manettes des grandes entreprises. En découle toute une littérature plus ou moins critique, et qui finira par devenir très bienveillante, présentant les managers comme des Prométhée des temps modernes. Et ce, jusqu’aux années 1970, où les grandes entreprises américaines commencent à connaître des difficultés et à détruire des emplois. On assiste alors chez les économistes à un retour au modèle de la valeur actionnariale, selon lequel les entreprises ne sont pas là pour leurs travailleurs ni leurs clients, mais pour leurs actionnaires. Ces actionnaires ne sont pas seulement des grandes fortunes, mais aussi les fonds qui versent leurs pensions aux retraités. Et bien entendu, dans les années 2000, l’explosion de la tech va réintroduire sur le devant de la scène des managers de première génération, autrement dit des fondateurs, qui vont bénéficier du même surprofit lors de l’entrée en bourse de leur entreprise que les « barons voleurs » d’il y a un siècle et demi.

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On constate aussi à partir des années 1980 une profonde transformation de la manière dont sont établies les rémunérations patronales, avec des parts variables, des paiements en action et des mécanismes comme les stock-options qui visent précisément à aligner leurs intérêts sur ceux des actionnaires.

François-Xavier Dudouet : Auparavant, les dirigeants se rémunéraient aussi au tantième et à travers ce que l’on appellerait aujourd’hui le délit d’initiés. Autrement dit, ils se rémunéraient en bourse, grâce aux informations qu’ils détenaient. Ce n’était pas contrôlé. Il y a effectivement un changement dans les années 1980, parce que les fonds de pension n’aiment pas prendre de risques. Ils veulent des retours les plus élevés possibles, mais aussi les plus stables possibles. Commence alors une sorte de bureaucratisation de la finance, qui passe à la fois par des réformes de « gouvernance », sur l’indépendance des conseils d’administration ou les droits des actionnaires minoritaires par exemple, mais aussi par une indexation des rémunérations patronales sur la valeur actionnariale. Aujourd’hui, les émissions nouvelles d’actions se font quasi uniquement à destination des hauts dirigeants – et un petit peu des salariés.

Antoine Vion : C’est un mouvement de rationalisation que l’on observe des deux côtés de l’Atlantique, avec une double logique, d’incitation mais aussi de régulation financière. Dès lors qu’il y a des mécanismes d’incitation, il faut des règles du jeu, sinon cela deviendrait trop problématique du fait des asymétries d’information. C’est donc aussi l’époque où l’on criminalise le délit d’initiés. Du même coup, le gain réalisé par les patrons devient transparent – ce qui n’était pas le cas avant.

Vous insistez dans votre livre sur la distinction entre les dirigeants et les actionnaires. Mais en quoi les dirigeants se distinguent-ils des salariés ? Quand Patrick Pouyanné s’est défendu il y a quelques mois contre les critiques sur sa rémunération, il a affirmé être « un salarié comme les autres ». Est-ce vraiment le cas ?

Les dirigeants comme Patrick Pouyanné ne sont pas des actionnaires ou des capitalistes au sens où on l'entend traditionnellement.

François-Xavier Dudouet : C’est faux d’un point de vue juridique, parce qu’il est mandataire social, et ne peut donc pas être un salarié. Ce qu’il touche est une indemnité.

Antoine Vion : C’est aussi faux d’un point de vue sociologique, pour toutes les raisons qu’on vient d’évoquer. Les écarts de rémunération au sein des entreprises sont extrêmement importants.

François-Xavier Dudouet : Et pourtant, les dirigeants comme Patrick Pouyanné ne sont pas non plus des actionnaires ou des capitalistes au sens où on l’entend traditionnellement. Marx l’avait très bien vu, à propos des frères Pereire et du Crédit mobilier, dans un article que nous citons dans notre livre. Il en parle comme d’une nouvelle espèce inclassable : ni des actionnaires, ni des capitalistes financiers, ni des salariés.

Vous passez en revue dans votre livre les recherches faites depuis un siècle et plus sur les grands patrons. Un des éléments qui ressort est que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les dirigeants d’entreprises sont rarement des « héritiers ».

François-Xavier Dudouet : Lorsque l’on parle des grands patrons, on a souvent en tête des Bernard Arnault ou des Elon Musk – des individus riches à milliards. Mais ce ne sont pas ces gens là que l’on voit en majorité à la tête des grandes entreprises. Certes, beaucoup de dirigeants sont issus de de milieux privilégiés, les classes supérieures au sens de l’INSEE : des médecins, des professeurs d’université. Mais cela représente un cinquième de la population active, beaucoup plus que les « 1% ». Les critères qui font accéder à la direction des grandes entreprises, c’est d’abord le diplôme – qui est certes lié à l’origine sociale des parents, on le sait, mais qui n’est pas réservé aux fils de milliardaires. On a aussi des cas qui ne sont pas anodins de patrons qui viennent des classes populaires. En outre, ce n’est pas seulement parce qu’on a un diplôme – y compris de Polytechnique, de l’ENA ou de Harvard – que l’on devient grand patron. Bref, il n’y a pas d’automaticité à devenir patron de par ses origines sociales, comme le laisserait entendre l’idée de reproduction. C’est ce que nous voulions nuancer.

Antoine Vion : Un des problèmes de la thèse de la reproduction sociale appliquée aux dirigeants de grandes entreprises, c’est que l’on confond deux types d’héritage. Il y a d’un côté un héritage qui est directement lié au fondateur et au surprofit du fondateur et à la construction de dynasties actionnariales. On a tous les noms en tête. Et il y a de l’autre côté un héritage qui est de nature scolaire et culturelle, d’appartenance à des classes moyennes et supérieures, mais déconnecté de l’accès direct au capital économique.

On souligne souvent les liens étroits entre les grands patrons français et la haute fonction publique. Beaucoup des patrons du CAC40 sont issus des mêmes grandes écoles et sont passés par les cabinets ministériels. Est-ce que c’est véritablement une spécificité française, ou est-ce que cela ne reflète pas le constat plus général que vous faites, que ce qui compte pour devenir patron est avant tout l’éducation et ce que l’on pourrait appeler le capital bureaucratique ?

La facilité des passages de l'administration publique à l'administration privée et inversement montre bien que des deux côtés les dirigeants, sur le plan sociologique et sur le plan des compétences, ont fondamentalement les mêmes dispositions.

Antoine Vion : Les spécificités françaises tiennent en partie à la période de l’après-guerre et aux nationalisations. La reconstruction de l’économie s’est faite autour de grandes entreprises nationales, avec une haute fonction publique extrêmement présente, et ce jusque dans les années 1990 ou même 2000.

François-Xavier Dudouet : Effectivement, les études qui ont été réalisées dans différents pays montrent que les dirigeants d’entreprises sont d’abord des bureaucrates. Là où il y a une spécificité française, c’est dans le passage par la très haute fonction publique en début de carrière. Aux États-Unis, il y a aussi des « portes tournantes », mais qui durent pendant toute la carrière : vous pouvez commencer dans le privé, aller dans le public, et revenir. C’est beaucoup plus fluide. La facilité des passages de l’administration publique à l’administration privée et inversement montre bien que des deux côtés les dirigeants, sur le plan sociologique et sur le plan des compétences, ont fondamentalement les mêmes dispositions. Ils sont là pour gérer des grandes quantités de ressources et d’êtres humains.

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Antoine Vion : Historiquement, les dirigeants sont des des gens qui ont des dispositions à l’appropriation de formes de savoir que l’on peut qualifier de savoirs de gouvernement ou de savoirs bureaucratiques, mais dont les paradigmes changent tout de même au cours du temps. Pour la génération des dirigeants des années 1970 et 1980, les individus que l’on trouve en haut de la hiérarchie ont plutôt fait des des études juridiques ou d’ingénierie. Il y a ensuite un mouvement de bascule, qui devient très net à partir du début des années 1990, vers les formations en économie et gestion, les MBA et les business schools. Le MBA était dominant dès les années 1940 aux États-Unis, et a fini par se répandre partout dans le monde à ce moment-là.

On peut donc dire qu’il y a une sorte de standardisation de la figure du dirigeant au niveau international ?

Antoine Vion : Comme nous l’expliquons dans notre livre, il y a des différences assez nettes dans la manière dont sont constitués aujourd’hui les états-majors et les conseils d’administration selon les pays et le degré d’internationalisation de la société. Il n’y a donc pas de modèle de gouvernance qui serait absolument homogène. S’il y a standardisation des carrières, c’est plutôt du point de vue de l’importance du capital scolaire, de la capacité à maîtriser des connaissances qui font appel à des modèles abstraits d’analyse appliqués à des organisations – par exemple des modèles d’analyse des coûts, des modèles d’analyse financière ou ce genre de choses. La capacité à maîtriser ces modèles et à les implémenter comme des dogmes semble s’être développée dans le monde entier. Même en Chine, où le capitalisme d’État reste fort, les dirigeants fonctionnent avec ces modèles. Cette tendance nous semble au centre des clivages sociaux d’aujourd’hui - on l’a encore vu avec le mouvement des agriculteurs. D’un côté, il y a tous ceux qui sont capables de s’approprier et de promouvoir ce type de modèle de gestion, et qui appartiennent à des grandes bureaucraties publiques ou privées. Ils ont en quelque sorte une capacité immédiate à se comprendre via le recours à tout un ensemble de catégories communes – même si, en regardant de plus près, on voit que cela repose souvent en partie sur des malentendus. De l’autre côté, il y a les travailleurs indépendants, qui au fond auraient le même intérêt matériel à lutter contre ces bureaucrates que des agents publics du bas de l’échelle, même si dans les faits on ne voit pas de convergence.

Pendant longtemps, lorsqu'on recherchait une protection, on se tournait vers la personne physique du riche, c'est-à-dire le patron au sens étymologique du terme. Aujourd'hui, ce qui apporte la richesse aujourd'hui, ce sont les grandes organisations, et notamment les grandes entreprises.

François-Xavier Dudouet : Ce n’est pas quelque chose que nous abordons directement dans le livre. L’idée est que la fracture sociale se joue moins sur le capital que sur le fait de pouvoir bénéficier des grandes structures bureaucratiques ou non, c’est-à-dire d’être protégé par elles ou pas. On en revient donc à votre question initiale. Pendant longtemps, lorsqu’on recherchait une protection, on se tournait vers la personne physique du riche, le détenteur du capital, c’est-à-dire le patron au sens étymologique du terme. Il pouvait vous protéger parce qu’il détenait la richesse, et cette richesse allait de pair avec le pouvoir politique. Aujourd’hui, les institutions qui apportent la richesse, ce ne sont pas les milliardaires. Ce qui apporte la richesse aujourd’hui, ce sont les grandes organisations, et notamment les grandes entreprises.

Pourtant, on voit bien que certains grands dirigeants – Bernard Arnault pour ne pas le citer – aiment encore à cultiver l’image traditionnelle du patron tout-puissant, sorte de roi-soleil de son entreprise, qui fait bénéficier la société de sa magnificence.

François-Xavier Dudouet : Même lorsqu’ils sont fondateurs ou héritiers, ces « super riches » ne dirigent pas seules leurs entreprises. Qui trouve-t-on dans les conseils d’administration de LVMH ou de Bouygues aujourd’hui ? Des inspecteurs des finances, des X Ponts, des HEC. Bernard Arnault et Martin Bouygues dirigent avec des purs managers. On croit qu’ils sont dans des directions autocéphales, mais ce sont des directions fondamentalement collégiales. Même d’un point de vue légal, ils n’ont pas le droit de diriger seuls. Ils font croire qu’ils sont chez eux, mais en fait ils ne sont pas chez eux. Chez Bouygues, la famille a encore 25% du capital, mais les salariés sont passés devant. Les familles sont là et encore puissantes, parce qu’elles ont des droits de vote, mais l’essentiel du capital est déjà collectivisé – que ce soit à travers l’État, les fonds comme BlackRock ou les salariés. Ce n’est que du capital collectif.

La figure du patron qui fait toute sa carrière ou presque dans une seule entreprise, en commençant relativement bas dans l’échelle hiérarchique, est-elle en train de disparaître ?

François-Xavier Dudouet : Nous avons quelques chiffres à ce sujet, qui datent de 2019. Les carrières maison n’ont pas disparu. Elles restent même majoritaires, mais la mobilité augmente beaucoup, notamment chez les femmes. Une mobilité reste tout de même un facteur de fragilité : on prend toujours un risque en allant ailleurs. Ce n’est pas un hasard que cela concerne d’abord les femmes. Cette tendance va probablement aller en s’accentuant, pour plusieurs raisons. D’abord, jusqu’aux années 1990 environ, les employés étaient la seule variable d’ajustement, et dans la plupart des pays riches, les managers intermédiaires étaient relativement protégés. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Par ailleurs, on observe effectivement une mobilité de plus en plus importante au niveau des managers supérieurs. Le cas de Carlos Tavares, passé de Renault chez Peugeot (aujourd’hui Stellantis), est emblématique, mais ce n’est pas le seul. De plus en plus de patrons d’une entreprise deviennent par exemple présidents du conseil d’administration d’une autre. Cela tient à ce que les firmes tendent à se ressembler de plus en plus d’un point de vue organisationnel. Lorsque l’on regarde les « interlockers », c’est-à-dire les membres des conseils administrations qui siègent dans d’autres d’autres sociétés, ils sont tous issus de grandes entreprises, et souvent de grandes entreprises du petit cénacle du CAC40. Ce que l’on qualifie souvent d’entre-soi ou de consanguinité n’est pas d’origine capitalistique, ni même étatique – en lien, par exemple, avec les réseaux des cabinets ministériels. C’est un phénomène de cohésion managériale et professionnelle.

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Parmi les figures du dirigeant d’entreprise qui ont émergé plus récemment, il y a aussi le « start-upper ».

Antoine Vion : Les statistiques sont claires. Seule une proportion infinitésimale des start-uppers deviennent dirigeants-fondateurs de grandes entreprises. Le slogan de la « start-up nation » de 2017 repose sur un mirage sociologique. Mais évidemment, ce sont seulement les « success stories » dont on parle. D’un point de vue sociologique, l’ascension des grands noms du numérique – on peut aussi prendre en France l’exemple de Xavier Niel – est intéressante parce qu’elle ne va pas sans rappeler la construction très rapide de fortunes aux États-Unis au XIXe siècle. Ces gens-là captent l’attention parce que quelque part ils entretiennent un mythe. Cependant, quand on y regarde de plus près, au fond, le start-upper est avant tout un communicant. Son activité consiste essentiellement, en partant d’une idée ou d’une innovation, à s’occuper de levée de fonds, de relations avec les capitaux-risqueurs, les business angels, et ainsi de suite.

Le slogan de la « start-up nation » de 2017 repose sur un mirage sociologique.

François-Xavier Dudouet : Et dès lors que la start-up est repérée, elle entre dans un schéma tout fait classique. On crée une société, on émet des actions avec des série A, B et C, on passe différents « rounds ». La mécanique est extrêmement huilée. À la fin, dans le meilleur des cas, on entre en bourse, ou bien on est revendu. Une fois que les fondateurs ont réussi, soit ils arrivent à rester aux commandes comme Elon Musk ou Jeff Bezos, soit ils sont écartés, comme c’est arrivé à Larry Page et Sergei Brin chez Google. Même ceux qui restent aux manettes sont accompagnés d’un aréopage de managers. Ce sont de grands communicants – il suffit de penser à Elon Musk – mais ce n’est pas ça qui fait tourner la boutique derrière.

Pourrait-on dire, au fond, que toutes les critiques adressées aujourd’hui aux Bernard Arnault, Elon Musk et autres « ultra-riches » manquent une partie de leur cible faute de comprendre comment fonctionnent les grandes entreprises ?

Antoine Vion : Nous sommes confrontés à deux mythes très puissants : le mythe du « self-made man » et le mythe de la transmission familiale et de la reproduction. Ces deux mythes sont les deux faces d’une même médaille, à savoir notre très grande difficulté à saisir les mécanismes économiques et sociaux à l’œuvre dans le fait social total qui est la société par actions aujourd’hui.

Les moyens de production ne sont plus des propriétés privées, et pourtant tout le monde continue à les penser comme s'ils l'étaient encore.

François-Xavier Dudouet : Les moyens de production ne sont plus des propriétés privées, et pourtant tout le monde continue à les penser comme s’ils l’étaient encore. On persévère à croire que le but des grandes entreprises est de servir leur « propriétaire ». Dès lors que l’on se débarrasse de ce mythe, on se retrouve face à une question politique énorme : celle du but de la société par actions et de son statut dans la cité. Si les fins de la société par actions ne sont plus de servir un propriétaire légitime, on peut se poser la question, par exemple, de pourquoi continuer à servir ad vitam aeternam des dividendes à des ayant-droit qui n’ont jamais apporté d’argent, ni risqué quoi que ce soit.

Antoine Vion : Il s’agit de considérer la société par actions – et non pas leurs dirigeants - comme un objet politique plutôt qu’une affaire privée. Il faut arrêter de focaliser l’attention sur les personnes physiques et commencer à réfléchir au problème politique que pose cette forme très particulière de personne morale.

Propos recueillis par Olivier Petitjean

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Photo : Jérémy Barande / Ecole polytechnique Université Paris-Saclay / CC BY-SA 2.0

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