15.06.2020 • La lettre du 15 juin 2020

La pub nuit-elle gravement à la démocratie ?

Publié le 15 juin 2020

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Bonne lecture

 

Publicité et communication : une industrie très politique

Avec l’épidémie du Covid-19 et le confinement, beaucoup de grandes marques ont adapté leur communication et leurs slogans publicitaires en les axant sur des messages de prudence et de solidarité. Après le déconfinement, l’injonction à consommer est revenue en force, tout en tâchant de surfer sur les aspirations qui se sont faites jour durant la crise à davantage de cohésion, de relocalisation, de simplicité, de « jours heureux ». Aller faire ses courses dans les supermarchés en respectant les gestes barrières était présenté comme une forme d’engagement social ; revenir acheter dans les grands magasins est synonyme de liberté retrouvée. Prendre l’avion pour partir en vacances est un retour à l’essentiel, acheter une nouvelle voiture un geste patriotique. Même pour ce qui est de l’écologie et du climat, les industriels ont tout prévu : qui veut d’un gros SUV électrique tout neuf ?

La publicité et la comm’ des grandes entreprises ne servent pas seulement à nous vendre toujours plus de produits, souvent pas très bons pour le climat ou la santé. Elles servent aussi à influencer sans le dire l’opinion publique et les décideurs pour protéger leurs modèles de profit. Ce n’est donc pas un problème de consommateurs induits en erreur par le « baratin » des firmes : c’est une industrie qui pèse 1300 milliards de dollars par an à l’échelle globale, et qui est essentiellement au service des plus gros acteurs. En France, 600 grandes entreprises contrôlent 80 % du marché publicitaire, avec des dépenses annuelles de communication de plus de 45 milliards d’euros. Plusieurs poids lourds du CAC40, comme L’Oréal ou LVMH, dépensent largement plus pour communiquer que pour fabriquer les produits qu’ils vendent (on peut relire notre article : Les folles dépenses publicitaires du CAC40).

Au vu de cette force de frappe communicationnelle, qui joue un rôle aussi central dans la perpétuation du « monde d’avant », le laisser-faire qui prévaut actuellement n’est plus une option. Pour protéger non seulement le climat, mais aussi l’intégrité du débat public et des décisions démocratiques, il faut mettre fin aux abus, limiter et encadrer l’envahissement publicitaire, favoriser les contre-pouvoirs et les voix alternatives. C’est ce que propose une nouvelle publication associant 22 associations, dont l’Observatoire des multinationales, dans le cadre du projet SPIM (pour « Système publicitaire et influence des multinationales »).

Lire le rapport Big Corpo. Encadré la publicité et la communication des multinationales : un impératif écologique et démocratique (synthèse 28 pages).

 

Responsabilité des multinationales en temps de Covid-19

On ne pense pas beaucoup à eux en temps normal, et en période d’épidémie et de confinement encore moins. Pourtant, ils ont été parmi les premiers affectés par les soubresauts économiques liés au Covid-19, et parmi les moins bien protégés : les travailleurs et travailleuses qui triment pour « nos » multinationales dans de lointains pays asiatiques ou sud-américains, à l’autre bout des chaînes d’approvisionnement du textile, de l’électronique ou de l’agroalimentaire.

Alors que la crise sanitaire s’étendait en Europe et aux États-Unis, que les enseignes « non essentielles » fermaient et que les commandes des grandes marques aux usines locales se tarissaient, le Cambodge, le Pakistan (où la police aurait tiré sur des manifestants), le Myanmar, le Bangladesh et d’autres pays ont connu une vague de conflits sociaux. Certains ouvriers dénonçaient l’absence de mesures suffisantes de protection contre le virus, d’autres avaient été congédiés du jour au lendemain, avec des indemnités minimales ou nulles. Dans bien des cas, ces ouvriers et ouvrières envoient une bonne partie de leurs revenus à leurs familles en zone rurale, qui souffriront elles aussi par ricochet de la mise en suspens de l’économie mondialisée.

Même au Qatar, des ouvriers migrants asiatiques ont protesté publiquement pour la première fois contre le non-paiement de leurs salaires (une pratique signalée par Le Monde au sein du groupe français Altrad, très présent sur les chantiers du Golfe, et dont le patron et fondateur est aujourd’hui candidat à la mairie de Montpellier). Au Myanmar, où l’industrie textile s’est beaucoup développée avec l’ouverture économique et politique du pays, les patrons d’usines fournissant des marques comme Zara sont accusés d’avoir profité de la crise pour se débarrasser de leurs salariés syndicalistes.

Encore une fois, la responsabilité (ou plutôt l’irresponsabilité) des donneurs d’ordres est pointée du doigt. Tandis qu’ils communiquaient abondamment en Europe sur la crise sanitaire, ils semblent avoir totalement négligé la situation chez leurs fournisseurs en Asie. Certains, dans le secteur textile, ont purement et simplement annulé des commandes qu’ils avaient déjà passées. Les grandes marques refusent aussi de contribuer à l’indemnisation des ouvriers et ouvrières pendant le ralentissement de l’activité, comme le demandent les syndicats et les ONG internationales.

On lira à ce sujet la tribune collective publiée par les associations qui ont porté la loi française sur le devoir de vigilance des multinationales : Multinationales : le temps de la responsabilité.

 

Corona-profiteurs, épisode 2074 : Teleperformance

Le géant français des centres d’appel Teleperformance va faire son entrée dans le club très fermé du CAC40, à la place de Sodexo. Une consécration pour le groupe créé en 1978, qui a plutôt mauvaise réputation en matière sociale. L’année dernière, il avait fait l’objet de l’une des premières mises en demeure dans le cadre de la loi sur le devoir de vigilance des multinationales en raison de l’absence de mesures pour protéger les syndicalistes dans des pays à risque comme la Colombie, le Mexique, l’Inde et les Philippines.

Hasard du calendrier, le groupe a à nouveau beaucoup fait parler de lui à l’occasion du Covid-19. Dès le tout début de l’épidémie, alors que Teleperformance s’est vu confier par le gouvernement le numéro vert d’information sur le virus, les salariés des plusieurs centres français, chargés de traiter ces appels, ont dénoncé les mauvaises conditions d’hygiène et le refus de la direction de les faire passer en télétravail. Aux Philippines, une partie de l’effectif de l’entreprise a été contrainte de dormir au bureau pour continuer à toucher son salaire. Des mouvements de protestation du personnel ont lieu aussi au moins en Colombie, en Grèce et au Mexique.

Le PDG de Teleperformance Daniel Julien (qui dirige l’entreprise depuis le Sud des États-Unis) sera l’un des mieux payés de l’indice parisien avec une rémunération de 13,2 millions d’euros pour 2019, alors même que ses employés touchent généralement le salaire minimum. Le jour même de l’annonce de son entrée au CAC40, le groupe refusait à ses salariés français une augmentation de salaire pour les efforts accomplis durant la crise. Le groupe a maintenu le versement ses dividendes, qui s’élèvent à environ 141 millions d’euros, et Daniel Julien a annoncé qu’il donnerait 20% de la part variable de sa rémunération à une ONG humanitaire. Selon les syndicats français, Teleperformance est passé en dix ans de 31 à 13 sites en France, et de 9000 à 2400 salariés, dont 900 intérimaires. Un vrai « champion national ».

 

En bref

* Privatisation des profits, socialisation des pertes : la méthode Lactalis. Quelques jours après avoir publié un chiffre d’affaires record de 20 milliards d’euros pour 2019, le groupe Lactalis, numéro un mondial des produits laitiers dirigé par Emmanuel Besnier, a annoncé une baisse du prix payé aux éleveurs. Motif invoqué ? « Le risque d’un retour du discours sur la lutte pour le pouvoir d’achat » dans la grande distribution. Un risque que Lactalis a apparemment décidé de faire assumer préventivement aux éleveurs, comme cela avait été le cas lors de précédentes crises (lire notre article : Le patron de Lactalis a vu sa fortune doubler grâce à la libéralisation du lait et aux accords de libre-échange). « Prétextant de la crise du Covid-19, de nombreux industriels n’ont pas respecté les accords ni les contrats en imposant unilatéralement et brutalement des réductions de prix », ont dénoncé les organisations de producteurs laitiers. La fortune d’Emmanuel Besnier est évaluée aujourd’hui à 16,3 milliards de dollars par Forbes, contre 12,7 milliards en avril dernier. Un bond de 3,6 milliards d’euros en deux mois.

* Les étranges marchés publics des données de santé. L’application StopCovid a beaucoup fait parler d’elle ces dernières semaines, notamment en raison de craintes pour la protection des données personnelles et du choix d’une infrastructure centralisée. Elle reste aujourd’hui très peu utilisée par les Français. Un autre problème a récemment fait surface : son coût. L’application a été développée bénévolement par des institutions publiques et privées, mais son exploitation sera bien facturée au gouvernement français, pour un tarif évalué selon les sources à entre 100 000 et 300 000 euros par mois. Le contrat a été confié à une filiale de Dassault Systèmes (et peut-être à d’autres entreprises), apparemment sans appel d’offres. L’association Anticor a procédé à un signalement pour favoritisme auprès du Parquet national financier. Le secrétaire d’État au numérique Cédric O a promis que la transparence sur ces contrats serait faite « très rapidement ». En plein confinement, le gouvernement a aussi accéléré par arrêté la mise en place du « Health Data Hub », sa plateforme de récolte des données de santé issues des hôpitaux, des Ehpad, de l’assurance maladie et des pharmacies. Le contrat d’hébergement de ces données de santé a été confiée, de manière très contestée, à Microsoft (lire à ce sujet l’enquête de Basta !). Là aussi sans marché public.

* Frontières intelligentes : mégacontrat pour Idemia et Sopra Steria. L’Union européenne a annoncé la signature d’un accord cadre avec les deux firmes françaises pour mettre en place un immense système d’identification biométrique s’appuyant sur des fichiers d’empreintes digitales et de photographies de visages. Il devait concerner 400 millions de ressortissants non-communautaires. Le contrat, dont le but déclaré est de rendre les frontières européennes plus « intelligentes », est estimé à 302 millions d’euros. Idemia détient déjà (entre autres) un contrat similaire avec les États-Unis. Il est aussi le gestionnaire du projet d’identification biométrique Aadhaar en Inde. Le nouveau contrat européen ne prévoit pas le recours à la reconnaissance faciale, mais Idemia y a déjà recours aux États-Unis et en Australie. La firme, qui se revendique leader mondial de « l’identité augmentée », est contrôlée à 95% par le fonds américain de private equity Advent international, le reste étant détenu par Bpifrance.

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 Sources photo : IndustriALL (usine Myanmar) et Hungarian Snow (Teleperformance à Manille).

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