Ce mardi 8 novembre, Emmanuel Macron reçoit à l’Élysée les dirigeants des 50 sites industriels les plus polluants de France – ou plus précisément 50 des 120 sites les plus émetteurs de CO2, les installations énergétiques ayant été exclues de la liste. Parmi les principales entreprises concernées : le sidérurgiste ArcelorMittal, les cimentiers LafargeHolcim et Calcia, ou encore les chimistes et pétrochimistes Solvay et TotalEnergies. Au menu des discussions : un échange avec ces industriels autour de « solutions décarbonées », et peut-être l’annonce de nouveaux investissements publics ou privés.
Or, depuis 2005, tous ces sites sont intégrés au marché carbone européen, précisément afin de les inciter à décarboner leurs appareils industriels. Pour minimiser les risques de délocalisation, la plupart de ces sites obtiennent chaque année des millions de quotas de CO2 gratuits. Selon nos calculs, depuis l’Accord de Paris de 2015, ces 50 sites les plus polluants on reçu l’équivalent de plus de 3 milliards d’euros de quotas gratuits d’émissions. En réintégrant les 70 sites énergétiques exclus de la liste de l’Élysée, cela représente l’équivalent d’un peu plus de 4 milliards d’euros.
Le secteur de l’énergie pas convoqué
Il est annoncé qu’Emmanuel Macron reçoit à l’Élysée « les dirigeants des 50 sites industriels les plus polluants de France ». Mais il faut être plus précis : les sites du secteur de l’énergie (centrales thermiques, raffinage, etc) ne sont pas concernés selon « la liste de travail » transmise tardivement par l’Élysée aux médias. Or ils représentent plus de la moitié des 120 sites les plus émetteurs de CO2 en France. Les raffineries de TotalEnergies et Exxon/Esso sont pour l’essentiel exclues de la liste, alors que la plupart figurent parmi les dix sites français les plus polluants. De même pour les centrales thermiques d’Engie ou d’EDF, notamment celles situées dans les Territoires d’Outre-Mer.
Des centaines de millions de quotas gratuits alloués chaque année
Le 1er janvier 2005, l’Union européenne a créé le marché carbone européen avec l’objectif de mesurer, contrôler et réduire les émissions de plus de 11 000 installations industrielles qui totalisaient environ 50% des émissions européennes de CO2. L’augmentation attendue du prix de la tonne carbone était censée inciter les industriels à investir massivement dans la décarbonation de leurs processus. La quasi-totalité d’entre eux ont initialement bénéficié de quotas délivrés gratuitement par Bruxelles, générant des dysfonctionnements majeurs (trop de quotas en circulation, prix de la tonne carbone trop faible). C’est encore le cas aujourd’hui pour une majorité de sites industriels, hormis les centrales thermiques. Bruxelles et les États membres de l’UE justifient ces quotas gratuits par deux raisons : ne pas fragiliser leur compétitivité de ces entreprises et éviter la « fuite du carbone », c’est-à-dire la délocalisation d’activités émettrices de gaz à effet de serre vers des pays où la réglementation est plus souple.
Les données relatives au marché carbone européen sont publiques. Ainsi, les 120 sites industriels français les plus émetteurs de gaz à effet de serre ont reçu l’équivalent de près de 300 millions de quotas gratuits sur la période 2015-2020, couvrant près de 68% de leurs émissions de CO2. Si l’on ne tient pas compte des centrales thermiques, ce taux grimpe à 85, 90 ou même 95% pour de nombreux sites industriels. Et même à plus de 100 % pour les sites ArcelorMittal de Dunkerque et de Florange, les usines Vicat de Montalieu, St Egrève ou Grave de Peille, les cimenteries Calcia d’Airvault et de Bussac-Forêt, l’usine de Saint-Gobain de Pont-à-Mousson. Cela signifie que ces sites industriels ont reçu plus de quotas gratuits qu’il n’émettaient effectivement de CO2, et qu’ils ont donc bénéficié de quotas en surplus qu’ils peuvent revendre sur le marché en bénéficiant de la hausse progressive du prix du carbone.
3 à 4 milliards d’euros en 5 ans pour les sites industriels les plus polluants
Le montant des quotas carbone alloués gratuitement aux 50 sites industriels les plus polluants entre 2015 et 2020 représente au total un peu plus de 3 milliards d’euros. Et un peu plus de 4 milliards d’euros pour les 120 sites les plus polluants. Les montants sont conséquents. C’est environ 730 et 530 millions d’euros pour les sites de Dunkerque et de Fos-sur-Mer d’ArcelorMittal. Ou encore 140 millions d’euros pour la raffinerie TotalEnergies de Normandie, ou 112 millions d’euros pour celle d’Esso. La plupart du temps, en dehors des centrales thermiques, les quotas gratuits obtenus par les 120 sites industriels les plus émetteurs de CO2 français se comptent en dizaines de millions d’euros.
L’objectif de Bruxelles était de délivrer ces quotas gratuits pour permettre aux industriels d’investir dans la décarbonation de leur appareil productif : sans ces quotas gratuits, ils auraient dû les acheter leurs « permis d’émettre du CO2 » sur le marché, à un coût plus ou moins important. Le minimum aurait été que ces montants soient investis en retour dans la décarbonation. Cela a-t-il été le cas ?
Qu’en conclure pour l’opération d’Emmanuel Macron ?
Pour montrer qu’il prend à bras le corps les sujets environnementaux, Emmanuel Macron convie donc ce 8 novembre, alors que se tient la COP27 en Égypte, les dirigeants de ces sites industriels. L’objectif affiché de ce « sommet » est de les convaincre d’investir massivement dans la décarbonation de leur processus de production plutôt que de fermer et délocaliser. C’est certes un objectif louable : les 50 sites représentés lors de cette rencontre pèsent 30 000 emplois et « 50% des émissions de l’industrie » selon l’Élysée, soit à peu près 10% des émissions totales de la France (mais l’évaluation est sans doute un peu exagérée).
Mais déjà les industriels annoncent la couleur : « il faudra des aides publiques massives » pour accompagner ces sites industriels dans leur décarbonation. Or les quotas d’émissions gratuits ne sont pas les seules aides publiques que touchent déjà ces sites industriels : outre le CICE transformé en baisse pérenne de cotisations, beaucoup d’entre eux bénéficient du crédit impôt recherche (CIR), des aides au titre du programme d’investissements d’avenir (PIA), voire déjà de la compensation carbone pour les industries électro-intensives. ArcelorMittal, par exemple, a déjà touché une aide publique dans le cadre du plan France 2030 en soutien à ses investissements pour décarboner ses sites de Fos et de Dunkerque.
Dès lors les questions sont nombreuses :
- Que sont devenues les subventions par allocation de quotas d’émissions CO2 gratuits ? Ces sites industriels ont-ils profité du soutien public déjà existant pour investir massivement dans l’innovation et la décarbonation des processus industriels ? Ou l’ont-ils juste utilisé pour améliorer leurs bilans financiers annuels ?
- Quelles seront les contreparties éventuelles à de nouveaux soutiens financiers publics ? Ces contreparties seront-elles contraignantes ?
- Ces sites industriels vont-ils continuer à bénéficier de la gratuité des quotas d’émissions ? Avec quelles contreparties ?
- Quelle transparence et suivi pour ces nouvelles aides ?
Maxime Combes
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Photo : milou cc by-nc-nd