Les grandes banques françaises réalisent plus d’un tiers de leurs bénéfices dans des paradis fiscaux, alors que ces derniers ne représentent qu’un quart de leurs chiffre d’affaires, un cinquième de leurs impôts, et seulement un sixième de leurs employés. Un constat qui démontre, si besoin était, la réalité des stratégies d’optimisation fiscale ou « réglementaire » (le choix d’implanter certaines activités controversées dans des pays offrant des régimes juridiques opaques) des banques françaises, pour leur propre compte ou pour celui de certains clients.
D’où proviennent ces chiffres ? Depuis cette année, les banques sont obligées de procéder à un « reporting pays par pays » relativement complet, en rendant publiques non seulement la liste de leurs filiales et leur pays d’implantation, mais aussi un certain nombre d’informations économiques de base, indispensables pour appréhender la nature des activités de ces filiales : chiffre d’affaires, effectif, bénéfices (ou pertes), impôts payés et aides publiques perçues.
Ce sont ces informations que trois ONG (CCFD-Terre Solidaire, Oxfam France et Secours Catholique-Caritas France, en partenariat avec la Plateforme Paradis fiscaux et judiciaires) ont examinées à la loupe pour ce qui concerne l’année 2014 – derniers chiffres disponibles à ce jour – et les cinq plus grandes banques françaises : BNP Paribas, Société générale, Crédit agricole, BPCE et CIC-Crédit mutuel. Un exercice difficile, de leur propre aveu, parce que les données rendues publiques par les banques sont peu maniables et présentent de multiples incohérences. Les banques décident peu ou prou elles-mêmes du périmètre des filiales qu’elles choisissent de « consolider » dans leurs publications financières, d’où quelques lacunes troublantes : BNP Paribas déclare par exemple posséder des filiales de banque de détail aux Caïmans et d’autres aux Bermudes, qui restent absentes du reporting pays par pays. Malgré ces limites, le tableau général qui émerge n’en reste pas moins extrêmement parlant.
Des abus biens réels
Les informations publiées par les banques elles-mêmes confirment que les abus dénoncés depuis des années par la société civile n’ont rien d’un mythe. On trouve par exemple plusieurs filiales sans aucun employé (comme aux îles Caïmans, où les banques françaises possèdent 16 filiales), d’autres dont les bénéfices sont égaux au chiffre d’affaires (là encore aux îles Caïmans), d’autres encore qui ne paient aucun impôt sur les sociétés malgré leurs bénéfices (19 exemples aux Bahamas, aux Bermudes, à Guernesey, et pour la Société générale également à Chypre et en Irlande). En moyenne, les activités de BNP Paribas, Société générale, Crédit agricole, BPCE et CIC-Crédit mutuel dans les paradis fiscaux sont 60% plus profitables que dans le reste du monde (et parfois beaucoup plus, comme dans le cas de la SocGen [1]), alors qu’elles y comptent trois fois moins d’employés qu’ailleurs...
Pour les ONG, la conclusion est imparable : si les banques françaises continuent à recourir aux paradis fiscaux, c’est bien à des fins d’évitement fiscal et réglementaire. « Les paradis fiscaux restent au cœur de la stratégie internationale des banques françaises. Comment expliquer les résultats si singuliers enregistrés dans les paradis fiscaux autrement que par les facilités fiscales et réglementaires qu’offrent ces pays ? », se demande ainsi Manon Aubry, d’Oxfam France.
L’analyse réalisée par les ONG confirme également que les stratégies d’optimisation fiscale et réglementaire des banques tricolores ont leur centre de gravité au cœur même de l’Union européenne (lire à ce sujet notre entretien avec Éric Walravens). De fait, la plupart des « juridictions à fiscalité avantageuse » épinglées par les ONG sont des juridictions européennes (Luxembourg, Belgique, Irlande, Pays-Bas) ou des places financières asiatiques (Hong Kong, Singapour), et seulement très minoritairement des archipels exotiques isolés. Le petit duché du Luxembourg représente à lui tout seul 11% des bénéfices internationaux cumulés des grandes banques françaises !
Deux visions de la lutte contre l’évasion fiscale
Les ONG se basent sur la liste des paradis fiscaux établie par le réseau non gouvernemental spécialisé Tax Justice Network, bien plus rigoureuse que les listes officielles des institutions européennes ou internationales. Celle établie par la France, par exemple, ne cesse de se réduire (elle ne compte actuellement plus que 6 paradis fiscaux), au point de ne plus rien vouloir dire. Jersey en a été retirée en 2014, sous prétexte de collaboration améliorée avec les services fiscaux français, alors que le taux d’imposition y reste nul (lire notre article). Bien évidemment, cette liste française ne compte aucun pays européen.
La lutte contre l’évasion fiscale a connu des avancées relatives au cours des mois écoulés (lire notre dossier), mais les contours exacts de ce qui constitue effectivement un « paradis fiscal » restent un enjeu aussi décisif que controversé. S’opposent, pour schématiser, une vision forte, qui est celle des ONG, et une vision faible (celle dans une large mesure de l’administration française), qui ne stigmatiserait que les paradis fiscaux « exotiques » et les pratiques d’optimisation fiscale les plus outrancières. Tout le reste étant considéré comme « normal »…
Cette vision « faible » tend également à privilégier la seule coopération entre administrations fiscales, à l’abri des regards du public et de la société civile. De nombreuses institutions nationales et internationales acceptent désormais le principe d’une extension du reporting pays par pays à toutes les entreprises … mais souvent à condition que les informations soient réservées aux administrations fiscales. Et le gouvernement français a recouru, il y a quelques mois, à une acrobatie parlementaire pour faire refuser un amendement pourtant adopté par les députés qui introduisait un reporting public (lire notre article). L’analyse effectuée par le CCFD-Terre Solidaire, Oxfam et le Secours catholique sur les banques françaises démontre l’importance d’instaurer une véritable transparence dans ce domaine.
« « Ce premier exercice, bien qu’encore imparfait, prouve que la transparence publique est possible et utile pour mieux comprendre les activités des banques dans les paradis fiscaux », souligne ainsi Lucie Watrinet du CCFD-Terre solidaire. « Au regard des activités des seules grandes banques françaises dans les paradis fiscaux, imaginez ce qu’il en est au niveau de l’ensemble des multinationales ! »
Olivier Petitjean
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Photo : Anne Landois-Favret CC