230 000 travailleurs européens pourraient mourir d’un cancer provoqué par leur exposition chronique aux vapeurs diesel pendant les cinq décennies à venir, estime froidement un document de travail de la Commission européenne [1]. Soit 6 % des 3,6 millions d’ouvriers, employés ou techniciens actuellement exposés à ces vapeurs dans l’Union européenne ! Ces salariés sacrifiés travaillent essentiellement dans les transports, l’industrie automobile, les chantiers de construction, les mines et cales de bateaux ou encore les activités sur le tarmac des aéroports. En France, près de 800 000 salariés sont concernés [2]. Soit 48 000 morts potentiels de cancers si l’on applique la proportion retenue par la Commission européenne.
Ces vapeurs diesel sont des cancérogènes avérés pour l’être humain depuis 2012. Pour le moment, aucun texte de loi n’impose de surveiller ou de réduire l’exposition des employés. Les pathologies que ces vapeurs provoquent coûteraient entre 100 et 258 milliards d’euros aux systèmes de santé européens, toujours selon la Commission. Malgré ces alarmantes estimations, cette absence de protection devrait se prolonger : la Commission européenne vient d’ exclure les vapeurs diésel de son projet de directive sur les agents cancérogènes au travail, interdisant donc toute tentative de définir une vapeur limite d’exposition professionnelle (vlep).
« Mieux légiférer » au profit de qui ?
Comment la Commission peut-elle justifier une telle décision ? Au nom de son programme « Mieux légiférer » (ou Better Regulation en anglais). Officiellement, il s’agit de « veiller à ce que la législation serve mieux les intérêts des personnes concernées ». En réalité, il s’agit surtout de simplifier les régulations en vigueur et d’en réduire le nombre, pour réduire les prétendues « lourdeurs administratives » qui pèsent sur les entreprises. « Je veux une Union européenne plus grande et plus ambitieuse pour les grands enjeux, plus petite et plus modeste pour les questions de moindre importance », selon les termes du président de la Commission Jean-Claude Juncker. Parmi ces « questions de moindre importance », on compte nombre de régulations sociales et environnementales. L’une des premières victimes du programme a été par exemple l’abandon d’un projet de directive sur l’harmonisation du congé maternité en Europe.
Comme le raconte un récent rapport de l’ONG bruxelloise Corporate Europe Observatory, la révision de la directive sur les cancérogènes au travail constitue un cas d’école de la manière dont le paquet Better Regulation est utilisé par les lobbys patronaux soit pour éviter la mise en place de nouvelles règles, soit pour que ces normes soient les plus basses et les moins contraignantes possibles. Les propositions présentées par la Commission ne concernent qu’un nombre très limité de substances par rapport à ce que demandaient syndicats et autorités de santé nationales : les vapeurs diesel ne sont pas les seules à être passées à la trappe. Même pour les substances retenues, comme la poussière de silice, les valeurs d’exposition retenues sont systématiquement celles que souhaitaient les organisations patronales, beaucoup plus laxistes que celles voulues par les syndicats et même que les normes en vigueur aux États-Unis. « Mieux légiférer » semble donc devoir s’entendre du point de vue des intérêts des entreprises, et non de ceux des travailleurs.
Combien de morts avant de légiférer ?
« En renonçant à inclure les vapeurs de diesel dans la liste des valeurs limites ainsi que dans le champ d’application de la directive, la Commission a cédé au lobbying agressif d’organisations patronales », déplore Laurent Vogel, chercheur à l’Institut syndical européen. (ETUI). « L’argument des industriels est qu’il y a une différence de nature entre les anciens et les nouveaux moteurs et qu’il est donc impossible de définir une règle puisque toutes les expositions des travailleurs sont différentes. C’est vraiment cynique. » Les délais nécessaires pour une véritable enquête épidémiologique sur les effets d’un polluant sont très longs, compte tenu des temps de latence du développement des cancers. Si l’on retient l’argument de l’industrie sur les effets « méconnus » des nouveaux moteurs diesel, il faudrait attendre encore une génération pour légiférer. Et combien de morts ?
« De plus, aucune étude scientifique ne dit que les émissions des nouveaux moteurs diésel auraient cessé d’être cancérogènes, ajoute Laurent Vogel. Les particules fines, qui sont les plus cancérogènes, continuent à être émises par les nouveaux moteurs même si c’est en quantité moindre. La réalité des travailleurs, c’est qu’ils sont exposés à plusieurs générations de moteurs en même temps. » Si l’on prend en compte l’ensemble des travailleurs qui ont été, sont actuellement, ou seront exposés aux vapeurs diesel, le nombre de personnes concernées pourrait grimper à 20 millions entre aujourd’hui et 2060. Le nombre de décès pourrait dépasser les 1,2 million, soit 30 000 par an !
« Une personne exposée pendant plusieurs années à ces cancérogènes ne sera pas suivie médicalement une fois "sortie" de son exposition au diésel, alors que les risques qu’elle développe un tel cancer sont bien réels », détaille Laurent Vogel. L’Institut syndical européen, qui dépend de la Confédération européenne des syndicats, se bat pour que le système de surveillance de la santé ne soit pas limité à la période où le salarié travaille dans le secteur à risque, mais que le suivi s’étende au-delà. Là aussi, la Commission bloque. Les syndicats militent par ailleurs pour que des valeurs limites soient fixées pour certains reprotoxiques, présents en nombre sur les lieux de travail.
Les valeurs limites, un outil utile pour sauver des vies
Quel est l’intérêt de ces valeurs limites dans la mesure où elles n’annulent pas le risque de cancer ? « Elles ne peuvent être un but en soi, mais peuvent contribuer à une meilleure prévention en réduisant le risque, explique Laurent Vogel. Si elles se situent nettement en dessous des situations que l’on observe aujourd’hui, elles peuvent être un véritable outil d’amélioration des conditions de travail. À partir du moment où le respect des valeurs limites impose une transformation des conditions de la production, et donc d’importants coûts supplémentaires, elles deviennent un outil qui incite à la substitution. » Face aux coûts engendrés pour protéger leurs salariés, les entreprises concernées seraient incitées à bannir les molécules dangereuses. Ce qui ne sera pas le cas à cause du blocage de Bruxelles.
« Ces valeurs limites sont aussi de vrais outils pour l’inspection du travail, qui peut s’appuyer sur un élément précis et concret pour exiger des mesures efficaces. » L’efficacité des valeurs limites dépend des priorités politiques que l’on donne à l’inspection du travail. « D’une manière générale, la lutte contre les cancers professionnels n’est pas prioritaire, constate Laurent Vogel. Les politiques préfèrent mettre l’accent sur les accidents du travail ; c’est plus simple pour eux puisqu’on voit les effets immédiatement. » Les premiers votes du Parlement européen sur la directive agents cancérogènes au travail auront lieu en avril. Les députés européens, dont les Français, seront-ils plus sensibles à la mort annoncée de 230 000 travailleurs, dont 48 000 en France ? Les syndicats l’espèrent.
Nolwenn Weiler
(avec Olivier Petitjean pour le deux paragraphes sur le programme Better Regulation)
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Photo : CC Kevin White