Depuis plus de six mois, Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, annonce l’intention du gouvernement de réaliser des « opérations de cessions d’entreprises publiques ». En d’autres termes, de privatiser, au moins partiellement, des entreprises dont l’État est actionnaire. Le principe en sera soumis au Parlement avec la loi dite « Pacte » (acronyme de « Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises », lire notre article).
Pour l’instant, légalement, l’État ne peut pas du tout céder des parts de la Française des jeux (FDJ), ni descendre sous certains seuils de détention (50% et 33% respectivement) dans le capital d’Aéroports de Paris (ADP) et d’Engie. Ce sont ces règles que la loi Pacte va modifier. Elle va également ménager la possibilité d’ouvrir une partie du capital de GRTgaz, la filiale d’Engie en charge des réseaux français de gazoducs : une semi-privatisation inquiétante dans un contexte où les lobbys du gaz au niveau européen poussent très fort au développement de nouvelles infrastructures contestées, comme le projet MidCat en France (lire notre enquête).
Le portefeuille de l’État réduit comme peau de chagrin
La vague de privatisations à venir est la plus importante depuis plusieurs années, même si elle s’inscrit dans la continuité d’un mouvement de désengagement progressif de l’État, amorcé il y a trente ans. En septembre 2017 encore, celui-ci avait déjà cédé 4,1% du capital d’Engie, pour un montant de 1,5 milliard d’euros. Désengagement qui ne se traduit pas seulement par des privatisations proprement dites, mais aussi par des contrats de concession au secteur privé (comme pour les autoroutes) et par la transformation d’anciennes entreprises publiques en sociétés anonymes.
En ce sens, que l’on croie ou non les assurances gouvernementales que la privatisation de la SNCF n’est pas à l’ordre du jour, la réforme ferroviaire récemment adoptée visant à préparer la libéralisation du rail participe du même mouvement. Confronté au mouvement social suscité par cette réforme, le gouvernement a paru hésiter pendant un temps à inclure le programme de privatisations dans la loi Pacte. « Si la grève à la SNCF dégénère, on ne mettra pas la privatisation d’ADP et de la FDJ dans le texte, on ne va pas mettre de l’huile sur le feu », avait affirmé une source de Bercy au quotidien Le Monde. Finalement, les cessions figurent bien dans le projet de loi.
Le terrain avait été préparé dès début 2017, durant la campagne présidentielle. En janvier 2017, un rapport de la Cour des comptes préconisait la reprise de 10 milliards d’euros en produits de cession (option 1) ou bien plus clairement, un « désengagement massif - mais ’progressif et ordonné’ - de l’État actionnaire » (option 2). Au même moment ou presque, l’Institut Montaigne, think tank néolibéral financé par les groupes du CAC40, publiait un autre rapport encore plus à charge, signé de l’ancien patron de l’Agence des participations de l’État lui-même, David Azéma. Le gouvernement alors en place a répondu en critiquant une « négation du rôle déterminant joué par l’État actionnaire » et un « risque de déstabilisation majeure ». Le gouvernement actuel, au contraire, a pris la préconisation à la lettre. Le but affiché de ces cessions d’actifs est d’alimenter un fonds pour « l’innovation de rupture » qui devrait être doté à terme de… 10 milliards d’euros.
Sans entrer ici dans le débat sur la nature de « l’innovation » promue par le gouvernement (les nanotechnologies par exemple), cette justification semble surtout viser à rendre plus acceptables des privatisations voulues pour des raisons principalement idéologiques. Ces 10 milliards ne vont pas être directement injectés dans des projets. L’argent récupéré des privatisations « sera placé auprès du Trésor public pour rapporter de 200 à 300 millions d’euros par an, soit un rendement de 2 à 3 %. Cette démarche fait tomber l’argument de Bruno Le Maire qui estime que l’État dispose d’un patrimoine ’immobilisé’ dans ces entreprises qu’il faudrait mieux utiliser ailleurs », relève Romaric Godin pour Mediapart.
Privatisation de la FDJ : un risque économique et moral
La première entreprise dans le viseur du gouvernement est la Française des Jeux. Une privatisation que n’avait pas osée Nicolas Sarkozy lorsqu’il avait brisé le monopole de la FDJ dans les jeux en 2010. La réforme avait surtout profité à ses amis et aux grandes fortunes françaises [1]. Quatre ans plus tard, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, avait essayé d’y pousser François Hollande, sans succès. L’économie des jeux est en effet un secteur sensible et bien particulier, où se mêlent risques de blanchiment, d’addictions, de fraudes... Christian Eckert, ancien ministre du Budget, qui s’était justement opposé à Macron en 2014, rappelait sur son blog que l’État actionnaire joue un rôle de « garant du respect [d’] indispensables règles ». Citons par exemple le Rapido en 2014, ce jeu très rentable, mais que la FDJ avait dû abandonner car trop addictif. Des financiers, avec pour seule logique celle de la rentabilité et du profit, auraient-ils fait de même ? Quels pouvoirs aura la nouvelle autorité indépendante de régulation des jeux, aux contours encore flous, que veut créer le gouvernement ?
À ces considérations éthiques s’ajoute les questionnements sur l’intérêt financier de l’opération, sinon à très court terme. Les jeux de loterie et à gratter étant un monopole et un placement sans risque pour les investisseurs, la privatisation n’a aucune sorte de justification économique. La vente de la Française des Jeux ne rapportera qu’entre 1 et 2 milliards d’euros au mieux, tandis que l’État se privera de plus de 130 millions d’euros de dividendes par an.
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Faites un donVinci déjà dans les starting-blocks pour la privatisation d’Aéroports de Paris
Des questions similaires se posent à propos de la volonté gouvernementale de privatiser l’entreprise publique Aéroports de Paris, gestionnaire des aéroports de Roissy, d’Orly et du Bourget. Aujourd’hui, l’État y détient 50,6% du capital, pour un montant valorisé à 8,2 milliards d’euros. Et en reçoit là aussi de confortables dividendes : 130 millions en 2016 et 170 en 2017.
Cette privatisation, le groupe Vinci en rêve depuis longtemps, et son PDG Xavier Huillard s’est ouvertement réjouit d’obtenir enfin gain de cause en 2018. Aujourd’hui actionnaire à hauteur de 8% d’ADP, le groupe de BTP s’est considérablement développé dans les concessions aéroportuaires ces dernières années. Il est déjà le gestionnaire de 12 aéroports français [2], et espère voir le gouvernement céder ses parts de manière groupée et non à plusieurs acheteurs. Comme lors de la privatisation des Autoroutes du Sud de la France (ASF), qui lui avait permis de reprendre la société à un prix bradé. L’opération avait propulsé Vinci en position de monopole sur une partie des autoroutes françaises et a déclenché une spirale de hausse des tarifs. Si l’entreprise met la main sur ADP en plus de son réseau autoroutier, des aéroports régionaux et de la LGV Bordeaux Tours, elle dominera une grande partie des infrastructures de transport du pays.
Au-delà de ces considérations stratégiques, l’opération est considérée comme risquée, voire dangereuse sur le plan économique par nombre d’experts [3]. Rappelons que seulement 14% des aéroports dans le monde sont gérés par le secteur privé. L’État a un pouvoir de contrôle sur les redevances que paient les compagnies aériennes (et donc les passagers) à ADP. Dans une interview à Challenges, François Ecalle, spécialiste des finances publiques, explique que pour vendre à un bon prix il faudra faire miroiter au(x) repreneur(s) des résultats en croissance et, pour cela, déréguler les redevances. Un scénario inquiétant pour Air France-KLM et ses passagers, qui versent aujourd’hui la moitié des redevances collectées par ADP. Avec la privatisation des aéroports parisiens, la compagnie aérienne, dont l’État est également le premier actionnaire, se retrouverait elle aussi soumise au bon vouloir de Vinci. À moins que l’État reste décisionnaire sur les redevances, mais alors la privatisation rapportera moins, et donc à quoi bon vendre ? En arrière-plan de ce jeu du chat et de la souris entre l’État, ADP et Vinci, il y a aussi l’abandon de Notre-Dame-des-Landes et l’enjeu du montant de la compensation à verser à Vinci.
Autre source de complexité : ADP contrôle aujourd’hui les terrains autour des deux aéroports parisiens pour une surface totale de 66 kilomètres carrés, de sorte que sa privatisation reviendrait à donner au privé un espace foncier presque équivalent aux deux tiers de la surface de Paris. Là encore, pour résoudre le problème, il faudra passer par un montage juridique qui ajoutera de la complexité et qui diminuera les gains financiers qui peuvent être espérés par l’État. Dans ce cas comme dans bien d’autres exemples passés en France et en Europe, les privatisations annoncées vont surtout enrichir le petit monde des banquiers, des cabinets d’avocats d’affaires et des consultants qui engrangent des millions sur ces opérations (lire notre article).
Logiques à court terme
Toujours selon François Ecalle, il faut d’ailleurs aussi rappeler que rien ne démontre que la privatisation de grands aéroports privés en Europe « ait permis aux États concernés de réaliser une bonne opération financière tout en garantissant des prix bas et une qualité élevée à leurs clients ». On peut aussi se souvenir des nombreux projets de privatisations d’aéroports régionaux lorsqu’Emmanuel Macron n’était encore que ministre de l’Économie, comme à Nice et à Lyon (lire notre article). Mais c’est surtout le cas de l’aéroport de Toulouse-Blagnac, en 2015, qui a mis en lumière les méthodes peu avouables à la fois du gouvernement lors de la vente, et du repreneur privé chinois une fois la privatisation conclue, révélées par Mediapart. Le journal avait découvert un pacte secret qui donnait le contrôle à plus de 50% aux actionnaires privés, contrairement à ce qu’affirmait le gouvernement. Dès l’automne 2016, les actionnaires chinois n’ont pas hésité à se verser un dividende exceptionnel de 15 millions d’euros en se servant dans les réserves accumulées les années antérieures.
Selon une étude de l’Association internationale du transport aérien (IATA) publiée début juin 2018, les aéroports privatisés sont en moyenne plus chers pour les compagnies aériennes que les aéroports publics ou semi-privés, pour une efficacité comparable. Les compagnies aériennes dénoncent la volonté des différents gouvernements de vouloir réaliser une belle opération financière à court terme au détriment de l’investissement.
Quand bien même Bruno Le Maire affirme cibler des entreprises « pas stratégiques » avec la loi Pacte, la réalité est tout autre. Depuis 30 ans, les gouvernements successifs ont multiplié les opérations de cessions d’actifs publics, si bien que seules des entreprises stratégiques et des services publics y ont échappé, dans des secteurs où le contrôle étatique représente le dernier garde-fou face aux logiques de rentabilité et de profit. Et ce n’est peut-être pas fini. La prochaine opération de vente d’actifs pourrait être celle d’Air France-KLM. Dans ce dernier dossier, l’État est toujours l’actionnaire dominant avec 14,3%, mais des discussions auraient été engagées avec le leader hôtelier français, AccorHotels, pour le rachat de ces parts et la création d’un géant du voyage.
Mathieu Paris
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Photo : Groume CC via flickr