Cet article a été publié initialement sur le site Basta ! et est sujet à ses conditions générales d’utilisation.
Un véhicule blanc, futuriste, apparaît à l’écran. Madame Martin, cheveux longs et roux, T-shirt noir, tient le volant. Son mari est assis à sa droite et ses deux enfants sur le siège arrière. Une voix off indique : « Grâce à la 5G, la voiture est connectée en permanence à la maison des Martin. » À distance, la mère de famille « peut éteindre la lumière oubliée dans la chambre des enfants » et téléphoner à la grand-mère en vacances, sur un autre continent. Mme Martin peut même lâcher le volant, la voiture entièrement autonome évite les obstacles et les bouchons... Le véhicule futuriste se conduit tout seul.
Bienvenue dans le monde rêvé de la 5G. Rêvé parce qu’il n’existe pas encore, comme la famille Martin d’ailleurs, qui ne sont que les personnages animés d’un clip produit par Orange. Rêvé aussi parce que la 5G, la 5ème génération de standards pour la téléphonie mobile promise pour 2020, nourrit tous les fantasmes. Avec un temps de latence inférieur à une milliseconde, mille fois plus de données transmises, et un débit cent fois supérieur, cette technologie ouvre la voie du téléchargement éclair, des voitures autonomes, des villes intelligentes, des opérations chirurgicales à distance, des usines dirigées par des robots, connectées H24. La nouvelle génération promet aussi la démocratisation de « l’internet des objets », avec ses frigidaires qui indiquent les aliments périmés, ses poubelles informant les éboueurs qu’il faut les vider et l’éclairage public qui s’adapte à la position du soleil.
La compétition fait rage entre les géants de la téléphonie mobile
En 2025, 34 milliards de ces objets pourraient être en fonction : autant de données personnelles en provenance de nos bracelets, nos maisons, nos voitures ou nos hôpitaux connectés, transmises aux géants des télécommunications grâce au méga-débit de la 5G. Un monde digne d’un scénario de fiction – déjà esquissé par Alain Damasio dans son nouveau roman Les furtifs à paraître le 18 avril [1] – à la portée de ceux qui en auront les moyens. Les industriels des télécoms se frottent déjà les mains.
Tous entrevoient les gigantesques perspectives économiques qui s’ouvrent devant eux. Notamment ces millions de « téléphones 5G » qui vont s’écouler à travers le monde – les premiers sont attendus en 2019. Depuis plusieurs mois la compétition pour le marché de la 5G fait rage entre les géants de la téléphonie mobile. Ils multiplient les démonstrations publiques, plus spectaculaires les unes que les autres. En novembre 2018, l’hologramme du PDG de Vodafone Allemagne a ainsi donné une interview dans un bus en marche. Telecom Italia a de son côté fait voler des drones livreurs de médicaments à Turin. En France, cet été, Bouygues Telecom a fait des démonstrations de pilotage à distance à Bordeaux, et Orange a diffusé des vidéos en réalité virtuelle à Marseille.
Guerre froide technologique entre les États-Unis, l’Union européenne et la Chine
La compétition est telle qu’elle a gagné le terrain diplomatique. Si l’on en croit le journaliste spécialisé du Monde, Charles de Laubier, elle serait même devenue « un enjeu géopolitique majeur ». Non seulement les États veulent défendre les intérêts économiques de leurs entreprises nationales, mais aussi éviter que leurs données sensibles qui transiteront via la 5G ne se retrouvent à l’étranger. Dans ce contexte, le constructeur chinois, Huawei, un des plus avancé sur la 5G, est devenu l’ennemi à abattre.
La montée en puissance de la firme de Pékin inquiète les États-Unis et l’Union européenne. En Pologne, un ingénieur du constructeur chinois soupçonné d’espionnage, a été arrêté le 13 janvier dernier. S’en est suivi une déclaration du ministre de l’Intérieur appelant l’UE à envisager l’exclusion de Huawei des marchés publics. L’Australie a déjà passé le pas, en l’évinçant de ses appels d’offres sur les réseaux 5G.
Le 29 janvier dernier, la France a elle aussi voulu couper les ailes au géant en déposant un « amendement Huawei » devant le Sénat, visant à soumettre à autorisation préalable l’exploitation des réseaux, notamment de 5ème génération. Le texte a été rejeté mais le gouvernement n’a pas dit son dernier mot. Le 20 février, le groupe LREM a déposé devant l’assemblée, une proposition sur la sécurité de la 5G, une loi que tous disent « taillée contre Huawei » [2]. Le texte est débattu au parlement à partir du 10 avril. Une escarmouche de plus dans la guerre froide technologique qui se livre depuis des mois.
Selon la Commission européenne, les dizaines de milliards vont pleuvoir, les PIB croître fortement et des centaines de milliers d’emplois se créer
Après avoir raté le train de la 4G, la Commission européenne a lancé dès 2016 un plan d’action avec des objectifs ambitieux, considérant la 5G comme une « opportunité stratégique », voire une « révolution » [3]. Le plan « 5G for Europe » prévoit par exemple qu’au moins une ville majeure de chaque État membre soit entièrement couverte d’ici 2020. A l’horizon 2025, toutes les zones urbaines et les routes principales devront être équipées.
Vidéo réalisée par notre partenaire, Investigate Europe.
Selon les calculs de la Commission, le déploiement de la 5G nécessitera des investissements, de la part des acteurs privés et publics, de 500 milliards d’euros sur les dix prochaines années ! Convaincue du retour sur investissement, la Commission a elle-même engagé 700 millions d’euros dans un partenariat public-privé. D’après elle, cette technologie pourrait faire bondir le PIB européen de 6 % [4], et créer 1,3 millions d’emplois d’ici 2025. Les technos bruxellois assurent même que les revenus des opérateurs de téléphonie mobile attendront 225 milliards… par an, d’ici 2025. Pourtant, les experts sont nombreux a considérer que l’institution prend ses rêves pour la réalité, qu’elle s’est laissée emporter par l’optimisme à but lucratif des industriels des télécoms.
Une opération « davantage dictée par l’industrie que par un réel besoin des consommateurs »
En Europe, les infrastructures et les réseaux sont encore loin de garantir un déploiement rapide. Pour rappel, seul un quart des Européens a actuellement accès à la 4G. Un universitaire britannique, William Webb, a même consacré un ouvrage au mythe de la 5G. Selon lui, cette technologie ne remplira pas ses promesses avant plusieurs années. Ce gigantesque enfumage marketing et commercial vendrait, sous l’étiquette 5G, « une simple amélioration de la 4G », écrit-il.
Le calendrier de ce déploiement tous azimuts, poursuit le professeur, « est davantage dicté par l’industrie que par un réel besoin des consommateurs ». Mais, appâtée par la perspective d’une forte croissance, la Commission a sous-estimé le défi. Plus grave, pour plaire aux industriels, l’institution pourrait avoir laissé de côté le respect du « principe de précaution » inscrit dans la loi européenne, qui veut que le producteur d’une nouvelle technologie prouve son absence de danger avant de la commercialiser. On sait que la 5G permet de faire apparaître des hologrammes. En revanche, on ignore encore l’impact de cette nouvelle technologie sur le corps humain.
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Faites un don« C’est mécanique : il faudra plus d’antennes... Beaucoup plus »
La 5G qui nécessite l’utilisation de fréquences plus élevées pose en effet la question de l’augmentation de l’exposition générale de la population aux ondes électromagnétiques. La 5G fonctionne aussi en partie avec des « ondes millimétriques » - plus courtes, elles ne peuvent traverser certains bâtiments et des obstacles comme les arbres ou la pluie - ce qui impose une augmentation exponentielle du nombre des antennes. Une « densification », comme le dit poliment la Commission.
« C’est mécanique : il faudra plus d’antennes... Beaucoup plus », nous confie un expert d’une grande agence de l’État préférant conserver l’anonymat. Une « trentaine » d’entre elles seraient déjà en activité dans les 25 zones d’expérimentations de l’Hexagone [5]. « Ce n’est rien, c’est équivalent à presque zéro pour le moment », précise-t-il. Le gouvernement néo-zélandais, qui prévoit de déployer trois réseaux 5G indépendants, a déclaré que le nombre de tours de téléphonie cellulaire devrait « doubler dans les zones urbaines ». Combien en faudra-t-il en France ? Nous n’avons eu accès à aucune estimation, mais, aujourd’hui, le déploiement de la 4G – qui couvre principalement des zones urbaines – nécessite 45 823 antennes et supports. S’il s’agit de les doubler, cela signifie 45 000 antennes supplémentaires, et autant d’interrogations sur les effets des ondes et de contestations possibles.
En France, des antennes factices pour parer à d’éventuelles mobilisations
À Patras en Grèce, ville test de la 5G, un comité de citoyens a dénoncé la mise en place prévue « de 50 000 antennes supplémentaires ». La municipalité a fini par suspendre le projet devant l’incertitude scientifique sur les potentielles répercussions sur la santé des habitants. En France, à notre connaissance, aucune lutte locale contre les nouvelles antennes 5G n’a, pour l’instant, émergé. Cela fait cependant partie des craintes des quatre opérateurs, confie notre expert, en contact régulier avec eux : « La question de l’acceptation sociale les préoccupe. Ils savent bien qu’en France il faut en moyenne entre 18 et 24 mois pour négocier l’installation d’une seule antenne, ils se demandent ce qu’il va se passer avec toutes celles qui vont être montées dans le cadre du déploiement de la 5G. »
D’après une source anonyme, Bouygues Telecom serait discrètement en train de se préparer à cette potentielle levée de boucliers. Comme le montrent deux documents que nous nous sommes procurés, l’opérateur français aurait installé « des antennes factices » à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne), dont au moins l’une d’entre elles serait « plus haute de 55 cm » que les antennes précédentes. Une stratégie pour préparer les esprits à la prolifération de ces installations protéiformes dans le paysage ?
Extrait du dossier d’information de Bouygues Télécom concernant l’implantation d’une installation radio-électrique à Fontenay-sous-Bois, soit six antennes relais pour téléphonie mobile, dont trois antennes « factices » un peu plus grandes que les autres.
Ce serait plutôt, selon notre source, une manière de contourner habilement la loi, qui exonère l’opérateur de déposer un nouveau dossier d’information – et donc d’informer élus et citoyens – en cas de modification substantielle des installations. « Si d’ici quelques mois, l’opérateur souhaite implanter d’autres antennes pour passer à la 5G, il pourrait considérer qu’il a déjà rempli ses obligations d’informations et éviter de se voir demander une simulation de l’exposition aux champs électromagnétiques. » Cette expertise peut-être demandée par le maire quand il est averti d’une nouvelle installation. Combien de ces antennes factices ont-elles déjà été installées ? Bouygues Telecom n’a pas souhaité répondre à nos questions.
« Une expérimentation en temps réel sur la population »
« On ne pourra plus échapper aux antennes !, s’indigne Catherine Gouhier, présidente du Centre de recherche et d’information indépendant sur les rayonnements électro magnétiques non ionisants (CRIIREM). Ces antennes plus puissantes, utilisant des fréquences plus élevées, seront présentes partout, sur les toits des immeubles, sur le mobilier urbain, installées à hauteur d’homme. » Le CRIIREM compte bien se saisir de la question : « Une fois de plus, ils vont installer une technologie qui va impacter tous les citoyens et potentiellement leur santé, sans les en informer. » Même son de cloche du côté de l’association Robin des toits qui dénonce, par la voix de son président Pierre-Marie Théveniaud, « l’absence d’étude d’impact sanitaire avant la mise en place de cette technologie ». « Nous sommes en train de réaliser une expérimentation en temps réel sur la population. Nous sommes les nouveaux rats de laboratoire », assène le porte-parole. Sur ce dernier point, il n’a pas complètement tort… Après enquête, le collectif de journalistes européens Investigate Europe n’a trouvé aucune étude épidémiologique publiée sur la 5G [6].
En France, l’Agence nationale des fréquences assure qu’elle a entamé des mesures dans les villes tests. Le gendarme des fréquences a fait part de ses premiers résultats lors d’un « comité national de dialogue » avec les opérateurs et les associations. Ce ne sont que les prémices de la consultation : la première réunion s’est déroulée il y a quatre mois à peine, le 12 décembre dernier. Ce groupe de discussion « n’a pas vocation examiner les questions sanitaires », laissées aux experts de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Interrogée à son tour, l’Anses affirme qu’elle a été saisie par le gouvernement en juillet 2018. Un peu tard ? Sans doute, car elle n’est pas en mesure d’avancer une date de publication pour ses conclusions.
La ministre de l’Environnement de Bruxelles stoppe le déploiement de la 5G
La position de la Commission européenne est à l’image de cette incertitude. Dans une série de courriels internes que nous nous sommes procurés, elle précise que les limites d’exposition recommandées par l’UE s’appliquent pour tous les spectres de fréquences envisagés pour la 5G. Avant d’admettre qu’il existe un « besoin constant de mises à jour scientifiques », afin d’équilibrer le degré « d’exposition du grand public aux champs électromagnétiques ». L’institution est donc plus ou moins entrain d’expliquer que les derniers réglages d’exposition se feront en temps réels sur la population. En d’autres termes, pour la 5G, les citoyens d’Europe n’auront donc pas droit à l’application du principe de précaution.
« On marche sur la tête !, s’offusque Sophie Pelletier, présidente de Priartem, une des principales associations sur l’exposition aux ondes électromagnétiques. Nous en sommes seulement au début des discussions. Personne ne sait rien sur les impacts sur la santé pour le moment, et pourtant ils annoncent le déploiement partout, c’est totalement irresponsable. »
« Il n’y a plus qu’à attendre 30 ans pour savoir si la 5G pose problème ! »
Depuis un mois, plusieurs officiels européens ont commencé à exprimer les mêmes doutes. En mars, au moment de la mise aux enchères des fréquences 5G, la porte-parole de l’agence nationale de radioprotection allemande (BFS), a affirmé qu’il était nécessaire de poursuivre la recherche scientifique sur le sujet. « L’utilisation de fréquences plus élevées, l’augmentation du nombre des antennes, et du volume de transmissions de données, doivent faire l’objet d’une enquête », a t-elle insisté. La ministre de l’Environnement de la région de Bruxelles, en Belgique, a, de son côté, carrément fait stopper le déploiement de la technologie après plusieurs mois de travail sur le dossier avec les opérateurs. « Les Bruxellois ne sont pas des rats de laboratoires dont je peux vendre la santé au prix du profit », a-t-elle expliqué le 29 mars dernier [7].
Dariusz Leszczynski, biologiste moléculaire et ancien chercheur à l’agence de protection contre les radiofréquences en Finlande, a fait partie du groupe d’experts du Centre de recherche contre le cancer de l’OMS qui a classifié les champs électromagnétiques des radiofréquences comme « peut-être cancérigènes pour l’homme ». Le déploiement de la 5G lui rappelle étrangement celui des téléphones portables : « Il y a trois décennies l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux disait qu’il n’y avait pas besoin de faire de tests. Trente ans plus tard, ils ont été classifiés comme possiblement cancérigènes. » Et d’ironiser : « Il n’y a plus qu’à attendre 30 ans pour savoir si la 5G pose problème ! »
Leïla Miñano / Investigate Europe
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– Photo : CC ashokboghani
– Illustrations : Investigate Europe
Investigate Europe est un projet pilote pan-européen : une équipe de neuf journalistes travaillant dans huit pays européens, qui enquêtent sur des sujets ayant une résonance sur l’ensemble du continent. Chacune des enquêtes est publiée dans les colonnes de leurs partenaires médias européens, dont Bastamag fait partie – parmi eux : Tagsspiegel (Allemagne), EuObserver (UK), Newsweek Polska (Pologne), Publico (Portugal), Infolibre (Espagne), Aftenposten (Norvège), Corriere della Sera (Italie), Efsyn (Grèce), Falter (Autriche), Dagen Arbet (Suède), The Black Sea (Roumania), Ugebrevet A4 (Danemark), Pot Crto (Slovenie). Leur travail est financé par des bourses et des fondations, ainsi que des contributions de lecteurs. En savoir plus sur le projet et sur les journalistes ayant travaillé sur cette enquête : www.investigate-europe.eu. |