Au Mozambique, le dérèglement climatique est déjà là. Le cyclone Idai, qui a frappé les côtes de l’Afrique australe en mars 2019, est le fruit de l’augmentation des températures, qui amplifie l’intensité des cyclones. Plus importante catastrophe climatique que la région ait jamais connue, Idai a fait plus de 1000 morts et deux millions de sinistrés. Un mois plus tard, un deuxième cyclone déferle sur le Mozambique, faisant cette fois-ci 45 morts et 250 000 autres victimes. Villages détruits, populations déplacées, infrastructures détruites, propagation d’épidémies… difficile d’exagérer la gravité des conséquences.
Cela n’empêche pas les multinationales et le gouvernement mozambicain de sortir le grand jeu pour transformer le Mozambique en « Qatar de l’Afrique ». Les majors occidentales sont arrivées suite à des découvertes importantes de gaz au large des côtes du pays entre 2005 et 2013 : 5000 milliards de mètres cube, de quoi satisfaire la consommation de la France pendant plus de 120 années. Des gisements rendus encore plus rentables par l’emplacement stratégique du Mozambique pour les marchés asiatiques, premier débouché du gaz liquéfié. Les multinationales gazières estiment que le pays produira 31,48 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié chaque année à partir de 2024.
Les multinationales françaises omniprésentes
Trois projets sont actuellement en cours de développement. Le premier, Coral South FLNG, est situé à 90 kilomètres des côtes. Principalement géré par la major italienne Eni, il s’agit d’une entité de production flottante de gaz naturel liquéfié qui devrait produire plus de 3,4 millions de tonnes de GNL par an. Partenaire d’Eni sur ce projet, TechnipFMC est chargé de l’ingénierie, la fourniture des équipements, la construction, l’installation et la mise en service de cette unité flottante de liquéfaction. Pour ce faire, elle a bénéficié d’une garantie publique de plus de 528 millions d’euros de la part de Bpifrance, l’agence de crédit à l’exportation de l’État français. Toutes les grandes banques françaises - Crédit agricole, BPCE/Natixis, BNP Paribas et Société générale - ont participé au financement, pour plus d’un milliard de dollars au total.
Quant à l’autre grand projet au large de la côte, Mozambique LNG, c’est encore une firme française, Total, qui vient d’en faire l’acquisition. Jusqu’alors propriété d’Anadarko, il a été cédé à la multinationale pétrolière tricolore avec d’autres gisements africains en Algérie, Afrique du Sud et au Ghana. À 8 milliards d’euros, c’est la plus grande acquisition de Total depuis 20 ans. Le projet mozambicain, qui pourrait produire 12,8 millions de tonnes de GNL par an, semble le plus stratégique. EDF a d’ailleurs déjà signé en 2018 un contrat pour acheter ce gaz, qui pourrait donc arriver dans les chaudières françaises.
Aubaine économique ?
Ces gisements de gaz sont présentés comme une aubaine pour ce pays d’Afrique australe affichant des niveaux records d’inégalités et plongé dans une crise économique sans précédent par le scandale de la « dette cachée ». Cette affaire, qui tourne autour de prêts de plusieurs milliards contractés secrètement par le gouvernement mozambicain auprès des banques Crédit Suisse et VTB (russe), n’est d’ailleurs peut-être pas sans lien avec la question du gaz. Officiellement, cet argent devait financer la constitution d’une flotte pour la pêche au thon. Une partie a été utilisée pour acheter des chalutiers aux Chantiers navals de Cherbourg. Le reste s’est évaporé, et aurait été détourné en pots-de-vin [1]. Une chose est certaine : le gouvernement mozambicain a avoué qu’une partie des fonds ont servi à la construction d’équipements militaires, avec en perspective la surveillance du canal du Mozambique et la protection des infrastructures gazières.
Meurtrie par le dérèglement climatique, subissant les conséquences de la corruption des élites, le gros de la population mozambicaine profitera-t-il néanmoins de la manne gazière ? Rien n’est moins sûr. « L’impact sur les communautés locales est très important, » note Ilham Rawoot, militante et coordinatrice de campagne pour Justiça Ambiental (Amis de la Terre Mozambique), qui s’est rendu à Paris pour interpeller les dirigeants de Total et d’autres entreprises françaises présentes dans son pays à l’occasion de leur Assemblée générale annuelle. « Des communautés de pêcheurs – qui n’ont pas d’autre moyen de subsistance – ont été déplacé à 10 kilomètres de la mer. D’autres ont été déplacé à 18 kilomètres et n’ont pas de système de réfrigérateur, donc le poisson tourne avant de pouvoir le vendre sur le marché. » Les exemples de vies dévastées depuis l’arrivée des multinationales abondent. Quant aux agriculteurs, « ils ont été déplacés de force de leurs terres, puis on leur a donné un terrain beaucoup plus petit que ce qu’ils avaient, » raconte Ilham Rawoot.
La création d’emplois est souvent mise en avant par les multinationales pour justifier leur présence. Si quelques postes de cadres pourraient bénéficier à l’élite de la capitale mozambicaine Maputo, les emplois d’exploitation et de maintenance offerts sur les plateformes gazières ne conviendront pas aux communautés locales, majoritairement composées de pêcheurs et d’agriculteurs. Et si celles-ci pensaient au moins pouvoir bénéficier de la nouvelle source d’énergie extraite au large des côtes de leur pays, c’est raté : la grande majorité du gaz sera liquéfié et exporté, alors que 80% de la population n’a pas accès à l’électricité.
Impact climatique désastreux
Les industries extractives sont responsables de la moitié des émissions des gaz à effet de serre et de 80% du déclin de la biodiversité, d’après un rapport de l’ONU de mars 2019. Les projets gaziers au Mozambique ne feront pas exception. « Les trois projets réunis ont le potentiel d’émettre d’énormes quantités de gaz à effet de serre, principalement de méthane, réduisant à néant nos chances de maintenir le réchauffement climatique en dessous de 1,5°C, » estiment les Amis de la Terre dans une note.
Pour les multinationales pétrolières, il devient de plus en plus difficile de prétendre que des projets comme l’exploitation massive du gaz mozambicain sont compatibles avec les objectifs de l’Accord de Paris, auxquels ils déclarent souscrire. Un récent rapport de « Notre affaire à tous » auquel s’est associé l’Observatoire des multinationales (lire Total et le climat : les masques tombent) rappelle que Total n’a dépensé en tout que 0,5 milliard d’euros en 2018 dans le secteur décrit comme « bas carbone ». À comparer aux 8 milliards d’euros déboursés pour l’achat des actifs africains d’Anadarko.
« Compensation » à base d’accaparement des terres ?
Pour « compenser » les émissions de gaz à effet de serre de leurs projets gaziers, les multinationales ont un plan : investir dans des programmes de reforestation. Total a annoncé 100 millions de dollars par an pour ces dits « puits de carbone ». Eni et Shell ont des projets similaires, au Mozambique mais aussi en Afrique du Sud, au Ghana et au Zimbabwe. Ils pourraient acquérir jusqu’à 8,1 millions d’hectares de terres pour y mener leurs projets de compensation. Justiça Ambiental dénonce un plan « qui est non seulement une astuce de ’greenwashing’, mais une tactique dangereuse qui pourrait exacerber les problèmes dus à l’exploitation des énergies fossiles, » notamment les déplacements de communautés.
« Ça pose des problèmes très importants de justice climatique. Ce sont des projets qui demandent énormément de terres, lesquelles sont aujourd’hui majoritairement occupées par des communautés. Ils vont donc créer de nouveaux déplacements de population pour compenser les effets déjà néfastes de leur présence, » commente Cécile Marchand, chargée de campagne chez les Amis de la Terre France.
Avec l’acquisition des actifs d’Anadarko, Total confirme son ancrage sur le continent africain. En plus de sa présence historique dans les anciennes colonies françaises et dans des pays comme le Nigeria et l’Angola, le groupe se lance désormais sur de nouveaux terrains de chasse comme l’Ouganda, l’Afrique du Sud ou le Mozambique. Les multinationales entendent bien continuer à exploiter de nouveaux gisements de pétrole et de gaz, et l’Afrique et son environnement restent une cible privilégiée pour leurs projets destructeurs, destinés à alimenter les marchés des pays riches. Ses habitants n’ont malheureusement pas fini d’en faire les frais.
Eléonore Hughes
—
Photo : Eni CC
Soutenez l’Observatoire
Parce que le débat démocratique mérite mieux que la com’ du CAC 40.
Faites un don