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Veolia-Suez : les champions de la rente
Le 30 août, Veolia, numéro un mondial de la gestion privée de l’eau et des déchets, a proposé au groupe Engie de lui racheter ses parts (presque 30%) dans Suez, numéro deux mondial et son seul concurrent direct. Cette transaction serait suivie d’une offre publique d’achat, pour un montant total estimé à 10 milliards d’euros. L’opération semble vue d’un œil favorable à la fois du côté d’Engie, qui avait déjà annoncé son intention de sortir du capital de de Suez, et du côté de l’État français. Le patron de la Caisse des dépôts et consignations, actionnaire à la fois d’Engie et de Veolia, a lui aussi donné sa bénédiction.
C’est au moins la quatrième fois depuis 20 ans que l’on parle d’une fusion entre Suez et Veolia, et rien ne garantit que cette fois soit la bonne. Les dirigeants de Suez, qui préparent leur propre restructuration capitalistique, s’y opposent fermement.
Évidemment, l’opération est vendue au gouvernement comme la construction d’un « grand champion mondial français » compétitif sur les marchés internationaux, notamment face à de possibles futurs concurrents chinois (pour l’instant quasi inexistants à l’international). En réalité, la possible fusion entre Suez et Veolia n’obéit pas à une logique industrielle – ce pourquoi elle se traduira certainement, comme toutes les opérations de ce type et quoiqu’en disent ses promoteurs, par des suppressions d’emplois. Elle est avant tout financière : il s’agit de renforcer un grand monopole privé, encore mieux placé pour imposer ses conditions (notamment tarifaires) aux pouvoirs publics et pour capter l’argent (public) de la transition écologique afin de l’orienter vers ses propres solutions technologiques et se constituer ainsi une nouvelle rente.
Le modèle économique n’a donc pas beaucoup changé depuis la création de la Générale des eaux, ancêtre de Veolia, au XIXe siècle, par des hommes d’affaires proches du régime de Napoléon III. Le véritable adversaire des géants privés de l’eau et des déchets ne sont pas les Chinois : ce sont le secteur public, les élus et les citoyens qui tentent de mener des politiques de transition localisées en se passant de leurs services (lire à ce sujet notre publication de juin dernier « L’avenir est public ». Ces 1400 remunicipalisations qui dessinent les contours des services publics de demain).
Aujourd’hui, Engie – un groupe qui lui-même, depuis la privatisation de Gaz de France, ne cesse de se décomposer et de se recomposer au gré des injonctions financières – réclame un milliard d’euros supplémentaires pour revendre à Veolia ses parts dans Suez. Le résultat de ce marchandage, loin de contribuer à la consolidation d’une quelconque « souveraineté industrielle » française, sera de mettre les deux groupes encore davantage sous contrôle des marchés financiers. On rappellera que Veolia et Engie sont les deux sociétés du CAC40 qui distribuent le plus de dividendes à leurs actionnaires depuis dix ans.
Pour mieux faire passer la pilule auprès des pouvoirs publics, Veolia annonce vouloir revendre les contrats de Suez en France au fonds d’investissement Meridiam. Fondé par un ancien dirigeant de la Caisse des dépôts et consignations (le monde est petit...), Meridiam est spécialisé dans la gestion d’infrastructures (aéroports, autoroutes, hôpitaux, écoles...) en partenariat public-privé, pour en extraire des profits au bénéfice de fonds de pension, de fonds souverains et d’autres investisseurs qui y placent leur argent sur le long terme. La rente maquillée en service de l’intérêt général.
Relance sous influence
Le « plan de relance » du gouvernement français, officiellement chiffré à 100 milliards d’euros, a été dévoilé début septembre. Après les dispositions d’urgence destinées à protéger les entreprises et les emplois face à la crise du Covid-19, c’était en théorie le moment de se projeter résolument dans l’avenir. Mais les controverses qui ont accompagné les plans de sauvetage de ce printemps n’ont pas tardé à refaire surface. L’une des principales composantes du plan de relance est en effet la baisse de 20 milliards d’euros des « impôts de production » pour les grandes entreprises – une demande ancienne du patronat qui a donc fini par obtenir gain de cause. Comme pour le sauvetage de Renault et Air France, ce cadeau fiscal – qui s’ajoute à la baisse programmée de l’impôt sur les sociétés – est pour l’instant accordé sans aucune contrepartie ni sur le maintien de l’emploi, ni sur le versement de dividende ou ni sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre. Le débat se poursuivra dans le cadre de l’examen de la loi de finances.
Parallèlement à ces nouvelles aides aux entreprises, le gouvernement a également annoncé 30 milliards d’euros dédiés à la transition écologique, dont un soutien accru au transport ferroviaire, au vélo ou à la rénovation des bâtiments. On peut déjà s’interroger sur la cohérence d’une politique soutenant d’un côté les industriels sans conditions environnementales et « en même temps » dépensant abondamment pour protéger l’environnement. Surtout, une bonne partie du volet « vert » du plan de relance semble lui aussi taillé pour les besoins des industriels, avec par exemple le soutien à la filière hydrogène (qui, rappelons-le, n’est pas à l’heure actuelle une énergie « propre » et ne pourra pas le devenir avant de nombreuses années) ou à la gestion des déchets ou de l’assainissement. Le plan inclut même un appui au secteur nucléaire...
Même sur des objectifs apparemment consensuels, comme celui de la rénovation énergétique des bâtiments, il pourrait y avoir de quoi s’inquiéter. Comme le révélait le journal Le Monde, le groupe de travail mis en place pour plancher sur le sujet était en effet présidé par le groupe Saint-Gobain et n’a laissé aucune place aux acteurs syndicaux ou associatifs.
« On va avoir un plan et on va pouvoir surfer sur la rénovation énergétique pendant cinq ans », déclarait le PDG de Saint-Gobain en juillet dernier. « Il y a beaucoup d’argent à Bruxelles. »
Tout est dit. C’est la même stratégie d’encerclement à l’oeuvre depuis le début de la pandémie du Covid-19, que nous mettions en lumière dans notre rapport avec les Amis de la Terre « Lobbying : l’épidémie cachée » : d’un côté, réclamer des exonérations fiscales inconditionnelles au nom de la crise et de l’emploi ; de l’autre, capter les aides publiques dédiées à la relance. Un monopole du privé sur le « monde d’après ».
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Faites un donArctique, Mozambique... Les étranges soutiens de l’État français à Total
Il y a presque trois ans, en présence de Vladimir Poutine, Total et ses partenaires russes inauguraient en grande pompe le projet Yamal LNG : un gigantesque complexe d’extraction et de liquéfaction de gaz en plein Arctique russe, destiné à approvisionner les marchés asiatiques et européens via des tankers brise-glaces à propulsion nucléaire. Un projet auquel avaient participé, outre Total, les groupes français Technip et Vinci, et qui avait été soutenu avec plus ou moins de discrétion par l’État français. Nous y avons consacré à l’époque une grande enquête en trois volets :
- Autour d’un immense projet gazier dans l’Arctique, les liaisons dangereuses de multinationales françaises avec l’oligarchie russe
- Quand les grands groupes français se font les instruments de la politique d’influence du Kremlin
- Yamal LNG : comment les intérêts de l’industrie pétrolière continuent à primer sur la sauvegarde du climat... et même sur les sanctions commerciales
Aujourd’hui, on prend les mêmes et on recommence. Total, le groupe russe Novatek (dont Total détient 20%) et Technip sont en train de lancer un nouveau projet similaire dans la même région : Arctic LNG. Et à nouveau, à rebours de ses discours publics sur l’urgence de préserver le climat, l’État français se prépare à soutenir le projet, à travers le mécanisme des garanties publiques à l’export. Selon le quotidien Le Monde qui a dévoilé l’information, le projet est soutenu par le ministère des Finances, qui a de fortes de chances de l’emporter comme d’habitude face aux réticences du ministère de la Transition écologique.
L’État français, via Bpifrance, avait déjà accordé des garanties publiques au projet Yamal LNG, de même qu’à un projet gazier au large du Mozambique, Coral South LNG (impliquant Technip), pour 528 millions d’euros. On notera que dans ces dossiers, Bpifrance jongle allègrement entre différentes casquettes. Chargée de gérer les garanties export, l’institution financière publique est également... l’un des principaux actionnaires de Technip.
Les autorités françaises ne sont pas seules à soutenir ainsi l’expansion des majors pétrolières. Le projet gazier géant de Total au large du Mozambique a lui reçu des garanties publiques à l’export de plusieurs pays, dont les États-Unis, l’Italie, le Japon, les Pays-Bas et le Royaume-Uni. Une procédure judiciaire a d’ailleurs été lancée outre-Manche pour faire annuler cette aide par les tribunaux, au nom de l’impératif climatique (lire en anglais l’article du Guardian).
En Bref
La Seine, dépotoir du CAC40. L’entreprise cimentière Lafarge, qui trouvait qu’on l’oubliait un peu alors que l’enquête sur ses relations avec Daech suit silencieusement son cours, a décidé de refaire parler d’elle. Europe1 a révélé, vidéo à l’appui que l’une de ses centrales à béton, dans le quartier de Bercy à Paris, rejetait directement dans la Seine, sans traitement, des eaux usées comportant des particules de ciment et des fibres plastique. Et ce, probablement, depuis des années. Le parquet a ouvert une enquête préliminaire, et la mairie de Paris a porté plainte, tandis que la direction de Lafarge affirmait avoir été victime d’un acte de « vandalisme ». Quelques jours après, on apprenait pourtant qu’une autre centrale parisienne de Lafarge en bord de Seine, à proximité du pont Mirabeau, déversait elle aussi ses déchets directement dans le fleuve. L’année dernière, l’entreprise Vinci avait elle aussi été prise sur le fait en train de déverser du ciment dans la Seine, à hauteur cette fois de Nanterre. Le groupe de BTP, qui a reconnu un « écoulement involontaire », a été condamné à... 50 000 euros d’amende.
Vers la généralisation de la reconnaissance faciale pendant les JO2024 ? Malgré les doutes sur sa fiabilité et sur ses risques pour la vie privée et les libertés civiles, le gouvernement français semble bien décidé à favoriser le développement de la reconnaissance faciale. Il faut dire que l’Hexagone possède plusieurs champions positionnés sur ce créneau, parmi lesquels Thales, Idemia, Atos, Capgemini ou encore Dassault Systèmes. La cellule investigation de Radio France s’est penchée sur les utilisations de cette technologie controversée en France – dans des villes comme Marseille, Nice ou Metz – et sur le juteux marché qui se profile à l’horizon : celui des Jeux olympiques de 2024. Dans cette perspective, la préfecture de police de Paris a lancé un test à grande échelle en partenariat avec Idemia... à Singapour, parce que les techniques en question sont interdites en France. On pourrait voir en 2024 sur les sites des JO des files différenciées, plus rapides si l’on accepte de donner son consentement à la reconnaissance faciale. La présidente de la Commission nationale informatique et libertés (CNIL), interrogée par Radio France, envisage même une exemption générale à l’obligation de consentement pendant la période des Jeux.
Les géants du pétrole s’activent pour sauver le plastique. Derrière l’envahissement du monde par les déchets plastiques, il y a un visage familier : celui des géants du pétrole. La plupart des matières plastiques sont en effet fabriquées à base d’hydrocarbures dans les usines pétrochimiques des poids lourds comme Total, Shell ou ExxonMobil. Ces derniers ont multiplié les investissements dans ce secteur ces dernières années pour s’assurer un débouché et faire ainsi face au risque de baisse tendancielle de la demande en raison de la crise climatique. Selon le think tank Carbon Tracker, 400 milliards de dollars d’investissements supplémentaires dans la production de plastique vierge seraient programmés pour les prochaines années. Problème : la prise de conscience des ravages de la pollution plastique a elle aussi monté très rapidement, de sorte que ces investissements risquent de se transformer en « actifs échoués » (stranded assets en anglais). Mais l’industrie pétrolière ne l’entend pas de cette oreille et compte bien user de son influence pour défendre la cause du plastique. Le New York Times et Unearthed ont récemment raconté comment le lobby American Chemistry Council (dont Total et ExxonMobil sont des membres éminents, de même que les français Air Liquide et Arkema), faisaient pression, via la diplomatique étatsunienne, pour inonder de plastique le continent africain et contraindre les pays comme le Kenya de recevoir les déchets plastiques non recyclés dont la Chine et la plupart des pays asiatiques ne veulent plus plus.
Encore des cadeaux pour l’industrie pharmaceutique. Alors que le débat sur le plan de relance focalisaient l’attention, le gouvernement s’est fendu fin août d’un double cadeau supplémentaire à l’industrie pharmaceutique (sur le cadeau précédent, voir ici). Au nom de la « souveraineté sanitaire et industrielle », la contribution des laboratoires aux comptes de la sécurité sociale (à travers les « objectifs d’économie » attendus du secteur du médicament) seront réduits de 300 millions d’euros. En outre, les pouvoirs publics promettent d’accéder à une revendication de longue date du lobby pharmaceutique : la simplification et la généralisation des procédures d’« autorisations temporaires d’utilisation » (ATU) pour certains médicaments prétendument innovants. Double avantage pour Big Pharma : ces traitements sont mis sur le marché plus vite, et dès lors, leur durée de vente sous brevet est plus longue ; en plus, les labos sont libres de fixer leur prix.