Les perturbateurs endocriniens sont des substances chimiques (comme le bisphénol A, les phtalates et bien d’autres) présentes dans les produits de consommation courante, et qui agissent sur le système hormonal des êtres vivants, avec souvent à la clé des risques sanitaires et environnementaux majeurs. Les perturbateurs endocriniens ont notamment été liés à des pathologies comme l’infertilité, l’obésité ou les cancers. Le coût sanitaire des perturbateurs endocriniens a récemment été évalué à pas moins de 157 milliards d’euros par an rien que dans l’Union européenne (lire notre article).
Face à une telle menace et à l’accumulation de nouvelles études scientifiques à charge, l’Union européenne avait décidé en 2009 d’élaborer de nouvelles régulations visant à encadrer leur usage et à interdire les plus dangereux. La première étape prévue était la fixation de critères scientifiques pour définir ce qu’est un perturbateur endocrinien. Ces critères étaient initialement attendus en 2013. Ils le sont désormais, au mieux, en 2016. De puissants intérêts économiques sont en effet en jeu, et les industriels ont mobilisé tous les moyens d’influence à leur disposition pour entraver cet effort de régulation.
Dans un nouveau rapport, le Corporate Europe Observatory et la journaliste francaise Stéphane Horel retracent en détail l’action des lobbies - en premier lieu ceux de l’industrie chimique et des pesticides, Bayer et BASF en tête - pour repousser ou retarder les efforts de l’Union européenne. « Conflits d’intérêt, ’fabrique du doute’, chantage économique, lobbyistes rémunérés, mails en douce aux dirigeants de la Commission… [l’affaire est] en passe de devenir un cas d’école des pressions industrielles sur les processus politiques », résume le Journal de l’environnement.
Santé contre commerce ?
Le processus de régulation des perturbateurs endocriniens était initialement conduit par la Direction générale Environnement de la Commission, et affichait des ambitions louables. En 2013, le Parlement européen avait approuvé un rapport allant dans le même sens. Pourtant, en brandissant l’argument économique et l’excuse classique des prétendues « incertitudes scientifiques » (qu’ils ont fait largement contribué à alimenter en finançant des pseudo-études scientifiques), les industriels ont réussi à s’attirer le soutien d’une bonne partie de la Commission et de certains gouvernements, notamment ceux de l’Allemagne et du Royaume-Uni. Ils sont ainsi parvenus à atténuer la portée des régulations prévues, à retarder le processus en y ajoutant une « étude d’impact économique », et même finalement à évincer la DG Environnement de la gestion du dossier, au profit de la DG Santé, plus perméable à ses désirs !
En 2014, le gouvernement suédois a décidé de poursuivre la Commission devant la Cour de justice européenne pour son manque de progrès sur les perturbateurs endocriniens. Elle a depuis reçu le soutien officiel du Parlement européen et même du Conseil.
Pour Nina Holland du Corporate Europe Observatory, la stratégie des industriels est de retarder la discussion européenne sur la régulation des perturbateurs endocriniens jusqu’à l’adoption du traité de libre-échange avec les États-Unis (TTIP), qui leur permettra de « se débarrasser complètement de ces régulations » avant même qu’elles aient vu le jour, puisque « l’un des principaux objectifs du TTIP est de niveler les différences entre régulations européennes et américaines pour faciliter le commerce ».
Selon des documents mis à jour par le Pesticide Action Network, des délégués de l’US Chamber of Commerce (AmCham), puis des représentants officiels américains ont rencontré la Commission en 2013 pour la convaincre de ne pas introduire de régulations trop contraignantes sur les perturbateurs endocriniens. L’argument mis en avant était la menace que ces régulations représentaient pour le succès des négociations du TTIP [1].
L’affaire illustre donc non seulement l’influence des lobbies industriels sur la Commission européenne, mais aussi comment, alors qu’il n’en est encore qu’au stade des négociations, le projet d’accord de libre-échange avec les États-Unis contribue déjà à miner de l’intérieur les standards sanitaires et environnementaux dont l’Union est si fière. Qu’en sera-t-il si l’accord est jamais signé ?
Olivier Petitjean