Cet article est le troisième d’une série d’enquêtes consacrées aux rejets polluants du bassin industriel de Lacq, dans les Pyrénées-Atlantiques, ainsi qu’à leurs conséquences sanitaires et environnementales. Retrouvez les deux premiers articles de la série ici et là.
Si les grillages des complexes du bassin de Lacq laissent passer les fumées des usines, peu d’informations, en revanche, filtrent sur le bras de fer qui se joue dans l’enceinte du complexe. Hors de la vue des riverains, au cœur du site industriel ultra-surveillé qui leur est inaccessible, dans cette arène à huis clos, les services de l’État et les industriels se toisent et s’affrontent, dans un perpétuel jeu de négociation.
La Dreal, « gendarme de l’environnement »
Dans la lutte contre la pollution industrielle, la Dreal (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement, et du logement), qui représente dans chaque région les services de plusieurs ministères, notamment celui de la « Transition écologique et solidaire », est aux avant-postes. Mais pour le « gendarme de l’environnement », compte-tenu de la complexité des contrôles à réaliser et des faibles moyens dont il dispose, la tâche est immense : l’unité « Bassin de Lacq » de la Dreal comprend cinq inspecteurs, pour surveiller pas moins de 21 entreprises aux activités industrielles dangereuses, classées « Seveso ». Le contrôle de la Dreal n’est pas pour autant superflu, et a permis de stopper certains dérapages des industriels.
Sans cette inspection du 22 octobre 2015, combien de temps encore la Sobegi, Société béarnaise de gestion industrielle, une filiale de Total, aurait-elle continué à rejeter des fumées toxiques en toute illégalité, sans en informer ni les services de l’État, ni les riverains ? Depuis deux ans, l’entreprise savait que son Unité de traitement du gaz (UTG) polluait, comme le notent les inspecteurs de la Dreal dans leur rapport, en totale violation de l’arrêté préfectoral d’autorisation de l’installation.
Mise en conformité « après 33 mois de pollution »
En réalité, l’UTG était défectueuse depuis son inauguration en 2013. Elle rejetait du sulfure d’hydrogène, une substance connue pour provoquer des troubles respiratoires. Les plaintes des riverains qui se sont multipliées n’ont pas poussé l’entreprise à remédier rapidement à ce dysfonctionnement. Les courriers de mise en demeure ont fini par forcer la Sobegi à rentrer dans le rang : cinq mois après la remise du rapport de la Dreal au préfet, l’industriel résoud enfin le problème.
Si la Dreal a obtenu que l’entreprise se mette en conformité « après 33 mois de pollution », comme l’a constaté l’association de défense de l’environnement Sepanso 64 [1], elle a montré moins de zèle à faire connaître publiquement la mauvaise conduite de l’industriel. « La Dreal a un devoir d’informer, pas de communiquer », explique Pauline Abadie, maître de conférence en droit privé à l’Université Paris-Sud, et conseil de l’association. La nuance entre informer et communiquer peut paraître subtile. Dans les faits, elle explique pourquoi il est si difficile pour les riverains d’obtenir les informations dont dispose la Dreal.
Absence de transparence
Les services de l’État doivent bien leur communiquer leurs rapports… à condition pour le demandeur d’en connaître la date de rédaction. Pour le quidam, c’est ici que débute le parcours du combattant. Car il n’existe pas de liste exhaustive des inspections d’entreprises réalisées par la Dreal. Certains rapports échappent ainsi à la vigilance des riverains et des associations. Pour se mettre sur leur piste, il faut éplucher les arrêtés préfectoraux mis en ligne sur le site internet des installations classées à risque du ministère de l’Écologie - le territoire français en compte plus de 1200. Et encore faut-il que ces rapports soient effectivement mis en ligne. Ce qui, concernant le bassin de Lacq, n’était toujours pas le cas fin 2017, avant la publication des deux premiers volets de notre enquête.
La seule solution consiste alors à se rendre dans chacune des mairies des cinq communes où sont domiciliées les différentes entreprises du bassin. Dans le préambule de chaque arrêté préfectoral figure la date des inspections. Un travail de fourmi qui pourrait décourager le plus curieux des administrés, quand il ne se voit pas opposer des motifs de sûreté. Car en ce contexte de « menace terroriste », la Dreal ne communique pas certains rapports pour des « raisons de sécurité ». Quand bien même ce riverain curieux ne renoncerait pas, les omissions des inspecteurs de l’environnement ne feraient qu’ajouter à l’opacité des pollutions à Lacq.
« Rien n’est pire que d’être maintenu dans l’ignorance »
« Rien n’est pire que d’être maintenu dans l’ignorance ou de penser que l’on peut être maintenu dans l’ignorance des risques environnementaux et sanitaires. » Prononcée solennellement par Jacques Cassiau-Haurie, président de la Communauté de communes de Lacq-Orthez, lors de la première séance du Comité de suivi de site (CSS) de Lacq du 14 octobre 2016, cette phrase aurait de quoi faire grincer les dents des riverains. Bien que fermée aux administrés ou aux journalistes, sauf sur invitation de son président, l’instance a pour mission de « favoriser l’information du public » sur les enjeux liés aux impacts environnementaux et sanitaires.
Industriels, services de l’État, riverains et associations y prennent part. C’est notamment lors de la première séance de cette instance qu’a été évoquée la question de la torche défectueuse de la Sobegi, comme nous l’ont confirmé des participants à ce CSS. Mais étrangement, le nom de l’entreprise concernée ne figure pas dans le compte-rendu. Lorsque nous demandons des précisions sur cet oubli, la Dreal botte en touche et se contente de répondre que « les questions relatives aux extraits de comptes-rendus de réunions, sortis de leur contexte, n’appellent pas de réponse ».
Brûlage d’une substance toxique fortement irritante
Dans le cadre de l’une de ces instances de concertation, il est même arrivé que la Dreal franchisse le pas séparant l’omission de la contrevérité. « Je ne laisserai pas entendre que les arrêtés préfectoraux ne sont pas respectés », clamait Yves Boulaigue, le directeur départemental de la Dreal, durant une réunion du « SPPPI » – Secrétariat permanent pour la prévention des pollutions et des risques industriels, une autre instance d’information –, de décembre 2015. Pourtant, au moment même où le responsable départemental fait cette déclaration, deux industries chimiques, la Société béarnaise de synthèse (SBS) et le groupe Arkema, sont dans l’illégalité. La Dreal bataille depuis déjà cinq ans pour que les deux sociétés mettent fin au brûlage d’une substance toxique fortement irritante, l’acroléine – utilisée comme gaz de combat pendant le premier conflit mondial – par l’une des torches d’Arkema-Mourenx. D’après son arrêté d’autorisation datant de 1997, ces effluents auraient dû être brûlés dans un incinérateur spécifique sans être répandus dans l’atmosphère.
Pendant ces cinq années de bataille, malgré les arrêtés de mise en demeure et les procès-verbaux transmis au procureur de Pau, les actions de la Dreal restent sans effets. Le gendarme de l’environnement se retrouve pris en tenaille, impuissant, entre les deux entreprises. D’un côté Arkema Lacq/Mourenx, qui n’assure que le stockage d’acroléine pour le compte de la Société béarnaise de synthèse (SBS), refusait de prendre en charge à elle seule les coûts de mise en conformité des équipements qui lui appartiennent.
Les rejets d’acroléine n’ont toujours pas cessé
De l’autre côté, la SBS, fragilisée économiquement depuis 2010, cherche un repreneur avant de s’engager dans les travaux. En se renvoyant la balle, les deux entreprises ont imposé leur propre calendrier aux services de l’État, qui ont décidé d’attendre qu’un compromis soit trouvé entre les deux sociétés. Il s’est ainsi écoulé presque trois ans, avant qu’enfin un groupe, DRT, ne rachète la SBS. Et encore une année pour qu’un accord soit trouvé entre Arkema et le nouveau propriétaire sur la prise en charge des travaux.
Dans les différents rapports, on lit l’agacement des inspecteurs. La Dreal aurait-elle pu faire mieux ? Aurait-elle pu contraindre Arkema à se mettre en conformité, quitte à imposer une suspension d’activité à la SBS ? Pas sûr. « Le préfet n’a pas beaucoup de possibilités, dans les moyens qu’il peut employer pour faire respecter les arrêtés, commente Pauline Abadie, de l’Université Paris-Sud. Arrêter des installations à Lacq, c’est impossible, car trop dangereux. » Et de poursuivre : « La règlementation des ICPE [Installations classées pour la protection de l’environnement, NDLR], qui vient de fêter ses 40 ans, était conçue pour une unité à chaque fois, et non pas pour une vingtaine d’entreprises, comme c’est le cas à Lacq, qui sont toutes liées entre elles et échangent des services et des effluents. »
Un délai de dix ans pour se mettre en conformité
Les industriels, Arkema et la SBS, ont allégrement su jouer de cette faille. De trois mois, ils obtiennent d’abord un an de délai, puis dix ans pour se mettre en conformité, portant la date fatidique à 2020. À l’heure actuelle, profitant de ce report, la Société béarnaise de synthèse n’est toujours pas en conformité réglementaire, et les torches du complexe de Mourenx rejettent toujours de l’acroléine...
La Dreal, bien que théoriquement chargée de faire respecter la réglementation par les industriels, reste impuissante devant ce type de chantage. Le rapport de force n’est pas à son avantage, notamment à cause du manque d’effectifs. L’État a donc choisi de s’en remettre à l’auto-surveillance des entreprises. En clair, les usines du site mesurent elles-mêmes les rejets qu’elles émettent et en tiennent informée, avec plus ou moins de diligence, la Dreal.
Quand Arkema explosait à elle seule un quota de pollution pour toute l’Europe
En 2012, le directeur de la prévention des risques d’Arkema Mont, unité située de l’autre côté du bassin industriel, sonne l’alerte : depuis six ans, son entreprise a rejeté d’énormes quantités de tétrachlorure de carbone (CCL4), une substance cancérogène, mutagène et repro-toxique (CMR). Son emploi, qui détruit la couche d’ozone, est interdit par le protocole de Montréal depuis 1996. Là encore, la Dreal ne peut que constater les dégâts, prise cette fois dans des enjeux qui la dépassent. Car si l’émission de CCL4 est interdite, l’Europe bénéficie d’une dérogation fixée à 17 tonnes par an. La Commission européenne répartit ces quotas entre une poignée d’entreprises émettrices sur tout le territoire, parmi lesquelles Arkema. En larguant 118 tonnes de CCL4 rien qu’en 2011, Arkema a donc non seulement explosé son propre quota, mais aussi de sept fois celui de l’ensemble du continent européen !
L’entreprise est alors sommée par la Dreal de limiter ses rejets à 13 tonnes par an d’ici l’année 2014. Ce qui représente encore les trois quarts de l’ensemble des quotas européens. Aujourd’hui, la Dreal assure que l’entreprise ne rejette désormais du CCL4 que dans des quantités moindres, mais l’État réalise ses contrôles à l’aveuglette.
Les quotas sont en effet négociés par les industriels directement avec la Commission européenne, et restent confidentiels. Bien que les pouvoirs publics aient une visibilité sur les émissions de CCL4 réalisées par Arkema, ils ne savent donc pas si celles-ci dépassent ou non les quotas alloués par l’Europe... L’« autorité de l’État », si souvent invoquée en d’autres circonstances par les dirigeants politiques, étant ici à la merci des injonctions des industriels, sur quels contre-pouvoirs les citoyens pourront-ils compter afin de faire valoir la sécurité environnementale et sanitaire face aux intérêts particuliers ?
Elsa Dorey et Ariane Puccini (Collectif Youpress)
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Photo : © James Keogh pour Basta !
Lire les autres volets de notre enquête :
– Fumées suspectes, odeurs irritantes et surmortalité inquiétante autour du bassin pétrochimique de Lacq
– Comment Total et ses sous-traitants exposent leurs ouvriers à des produits toxiques en toute connaissance de cause