Si, au soir du mardi 5 novembre 2024, Donald Trump était élu pour un nouveau mandat à la tête des États-Unis, à quoi ressemblerait concrètement sa seconde présidence ? Un document cristallise depuis plusieurs mois l’attention des médias et est devenu une cible de choix pour Kamala Harris et les démocrates : le « Project 2025 », aussi intitulé Mandate for Leadership (« Mandat de direction »), censé offrir une feuille de route au candidat républicain en cas de succès électoral.
Concocté par des dizaines d’organisations conservatrices coordonnées par la Heritage Foundation [1], un partenaire historique du réseau Atlas dont nous avons révélé les activités et les relais en France et en Europe dans notre enquête de mai dernier, ce document de plus de 900 pages est directement inspiré par une autre publication portant le même titre, publié début 1981 après l’élection de Ronald Reagan. Plusieurs des mesures qui y étaient proposées avaient été mises en œuvre au cours des deux mandats de ce dernier, contribuant à engager les États-Unis et le monde dans la révolution néolibérale.
« Institutionnaliser le trumpisme »
Dans son nouvel avatar, le Mandate for Leadership se donne pour objectif, selon les termes de Kevin Roberts, le dirigeant de Heritage, d’« institutionnaliser le trumpisme » – autrement dit de proposer un programme cohérent derrière lequel pourrait se ranger toutes les nuances de la droite ultraconservatrice américaine, et une méthode pour mettre en œuvre rapidement et efficacement ce programme, par contraste avec le chaos qui a présidé au premier mandat de Donald Trump. « Project 2025 », florilège de propositions politiques extrémistes dans le domaine des migrations, des droits sexuels ou encore du climat, se distingue aussi par son caractère extrêmement détaillé et par la connaissance intime qu’il reflète des rouages de l’administration. L’un des aspects qui a le plus retenu l’attention est sa suggestion de démanteler une grande partie des ministères et des agences publiques existantes, à commencer par celles qui sont chargées de l’environnement et du climat, et de licencier en masse les fonctionnaires fédéraux pour les remplacer par des loyalistes formés et triés sur le volet. Le média américain Propublica a divulgué des enregistrements vidéo de ces sessions de formation. On y entend par exemple quelqu’un suggérer d’éradiquer toute mention du changement climatique dans les documents officiels.
C’est en avril 2023 que le « Project 2025 » a été rendu public. Dans un premier temps, l’opération a été un succès, Heritage réunissant à rallier derrière elle plusieurs dizaines de groupes de la droite et de l’extrême-droite américaine, depuis des libertariens jusqu’à des populistes trumpiens en passant par des groupes religieux ultraconservateurs. Le stratégiste Steve Bannon a proposé le nom de Kevin Roberts pour être le chef de cabinet de Donald Trump à la Maison-Blanche. Le même Kevin Roberts a promis solennellement une « deuxième révolution américaine » qui se déroulerait « sans effusion de sang, si la gauche le permet ».
Peut-être la Heritage Foundation aurait-elle mieux fait d’adopter la même stratégie qu’en 1981, en attendant après l’élection pour dévoiler les mesures souvent impopulaires qu’elle proposait de mettre en œuvre. Avec ses excès et ses propositions extrémistes, le Project 2025 s’est transformé en pain bénit pour les démocrates, qui n’ont pas manqué une occasion de le mettre en avant dans leurs discours et dans leurs spots télévisés de campagne. Donald Trump et les autres dirigeants républicains se sont publiquement distancés de ce qui était devenu un fardeau dans l’opinion, affirmant n’avoir aucun lien avec Heritage et avec Project 2025. Ce qui est faux : de nombreux anciens cadres de l’administration Trump (140 selon un décompte de CNN) et des conseillers proches de l’ancien président comme John McEntee ont directement participé à son élaboration. L’un des auteurs clés du Project 2025 a été filmé en train de confirmer le soutien de Trump à l’entreprise.
Collaboration des milieux d’affaires
L’attention portée au « Project 2025 » et à la Heritage Foundation a suscité une floraison d’investigations de la part de médias et d’organisations de la société civile américaines, qui permettent de lever en partie le voile sur leurs soutiens et leurs alliés dans le monde économique. Le budget de l’opération – y compris la formation de loyalistes pour prendre les rênes de l’administration – a été estimé à 22 millions de dollars. Impossible de savoir exactement d’où vient cet argent faute de transparence. Une partie semble avoir été apportée par des grandes fortunes à travers des structures de financement coordonné dont certaines sont liées à l’activiste conservateur Leonard Leo. Parmi les entreprises qui ont contribué à ces fonds ou bien ont financé des groupes directement impliqués dans le « Project 2025 », on trouve les frères Koch, des acteurs financiers comme Fidelity ou Vanguard, ou encore des compagnies pétrolières comme Pioneer ou Shell [2].
Les liens avec les grandes entreprises ne sont pas seulement financiers. De nombreux lobbyistes attitrés de multinationales américaines comme Meta (Facebook), Verizon, Amazon, Ford ou General Motors sont cités parmi les rédacteurs du projet, selon l’analyse d’Accountable.us. Dans quelle mesure ont-ils défendu des positions personnelles ou fait valoir celles de leurs éminents clients, la question reste ouverte.
L’attitude du secteur pharmaceutique illustre ces ambiguïtés. Le rédacteur officiel du chapitre santé de « Project 2025 » est Roger Severino, issu de la droite religieuse, qui a été à la tête du Département pour les services de santé et humains (HHS) sous Trump. Parmi les autres contributeurs, on trouve aussi divers représentants de petites entreprises spécialisées dans l’assurance maladie ou les technologies médicales – mais pas de grande multinationale du secteur. PhRMA, le lobby regroupant tous les géants du secteur, aujourd’hui dirigé par un triumvirat regroupant Daniel O’Day de Gilead, Albert Bourla de Pfizer et Paul Hudson de Sanofi, a néanmoins financé Heritage Foundation et plusieurs des autres groupes et think tanks derrière le « Project 2025 » à hauteur de 530 000 dollars, selon le décompte de l’ONG Accountable.us. Un soutien qui pourrait expliquer que le Project 2025 prévoit d’annuler la réforme introduite en 2022 qui autorise enfin le programme fédéral Medicare à négocier le prix des médicaments avec les laboratoires au lieu de les accepter passivement comme elle y était obligée auparavant – ce qui explique que ledit prix des médicaments soit considérablement plus élevé aux États-Unis que dans le reste du monde. Presque personne, même parmi les républicains, ne souhaite revenir sur cette décision. Cette mesure qui ne plaît qu’à l’industrie pharmaceutique se trouve mêlée dans le chapitre « Santé » à des propositions comme l’interdiction de toute forme d’avortement et l’abandon de toute mesure de protection vis-à-vis des personnes LGBTQ+.
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Faites un donDerrière l épouvantail « Project 2025 », d’autres projets guère plus rassurants
Les républicains ont tout fait pour minimiser l’importance du « Project 2025 » et s’en distancer. Mais il n’en reflète pas moins ce que pense et ce que veut aujourd’hui une bonne partie de la droite américaine. En cas de victoire de Donald Trump, ou bien même seulement si les républicains préservent leur majorité à la Chambre des représentants ou conquièrent le Sénat, ses propositions seront bien à l’ordre du jour. Et une partie du monde des affaires applaudira plus ou moins discrètement.
La Heritage Foundation n’était au reste pas la seule à préparer à second mandat Trump. Elon Musk, qui s’est illustré ces dernières semaines par son soutien de plus en plus actif à l’ancien président, est pressenti pour prendre la tête d’une commission chargée de rendre le gouvernement fédéral plus « efficient » en réduisant drastiquement la taille de l’administration fédérale et en procédant à des coupes claires dans les régulations. Un programme qui correspond avec ses intérêts personnels – ses entreprises sont sous le coup de plusieurs procédures initiées par des agences fédérales – mais qui est aussi parfaitement aligné avec la vision du monde d’une droite américaine bien décidée à en finir avec « l’Etat administratif ».
Plus discrètement, mais de manière sans doute plus influente, un autre think tank créé au lendemain de la défaite de Trump en 2020 par des proches, l’American First Policy Institute, semble destiné à jouer un rôle de premier plan dans l’éventuelle future administration du milliardaire. Sa présidente Linda McMahon a d’ailleurs été désignée co-leader de l’équipe qui serait chargée de mener la transition. L’American First Policy Institute, qui affichait en 2022 un budget de 23,6 millions de dollars mais ne divulgue pas le nom de ses donateurs, a lui aussi élaboré une feuille de route, sur laquelle il est beaucoup plus avare de détails que Heritage. Mais les grandes lignes – le démantèlement de l’administration fédérale, l’abandon des politiques climatiques, le soutien aux revendications des groupes religieux – restent les mêmes.
Olivier Petitjean
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Image de une : DonkeyHotey cc by-sa