14.03.2019 • Morts au travail

Retour sur l’explosion meurtrière d’une usine du groupe Avril à Dieppe

Il y a un peu plus d’un an, le 17 février 2018, deux techniciens sont tués par l’explosion d’un extracteur au sein d’une usine de traitement d’huile du groupe agro-alimentaire Avril. Les deux personnes décédées étaient salariées d’un prestataire, spécialiste des opérations de maintenance. Mises en examen pour homicide involontaire, les deux entreprises bénéficient de la présomption d’innocence. Mais leur responsabilité est pointée par plusieurs organisations syndicales et témoignages de salariés. Partie civile dans la procédure, elles ont décidé de rendre publics certains éléments de l’enquête, témoignages et rapports de l’inspection du travail.

Publié le 14 mars 2019 , par Nolwenn Weiler

Cet article a été publié initialement sur le site Basta ! et est sujet à ses conditions générales d’utilisation.

Il y a un an, une violente explosion souffle l’usine de traitement d’huile Saipol de Dieppe, en Seine-Maritime. Plusieurs étages sont emportés. Les pompiers mettent quatre heures à éteindre l’incendie. Ce 17 février 2018, ils ramassent également les corps sans vie de deux techniciens : Stéphane Gallois, 44 ans, et Alexandre Frontin, 25 ans. Salariés d’une société spécialisée dans la maintenance (la Snad), les deux hommes intervenaient dans l’usine quand l’explosion les a emportés. Cinq mois plus tard, en juillet, leur employeur est mis en examen pour « homicide involontaire par la violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence ». Mais la Snad n’est pas seule à être inquiétée par la Justice : Saipol, qui appartient au groupe agro-industriel Avril, est mis en examen pour les mêmes raisons.

La responsabilité du donneur d’ordre questionnée

Stéphane Gallois et Alexandre Frontin nettoyaient l’extracteur d’huile quand l’explosion les a tués. Il s’agit d’un engin immense, en forme de bouteille allongée : 20 mètres de long et 2,40 mètres de large, pour 50 m3 de volume. A l’intérieur, des résidus de colza passent sur un tapis roulant. Ils ont déjà été pressés une première fois. L’huile restante en est extraite via un solvant, l’hexane, hautement inflammable et explosif [1]. Ce jour-là, des résidus sont coincés sur et sous le tapis roulant, ce qui grippe le système et nécessite une intervention.

(L’incendie qui suit l’explosion au sein de l’usine Saipol (groupe Avril) à Dieppe, le 17 février 2018 (images diffusées par Normandie-Actu)

« Au départ exclusivement rempli de graines et d’hexane, l’extracteur va se remplir d’air. Au fur et à mesure qu’avance l’opération de nettoyage, le taux d’oxygène approche peu à peu de la zone d’explosion », décrit Gérald Le Corre, responsable santé au travail pour la CGT de Seine-Maritime. Une expertise, demandée par la juge d’instruction en charge du dossier, doit permettre de déterminer les causes exactes de l’explosion, afin d’en identifier les responsables. En attendant, quatre organisations syndicales de la CGT, parties civiles dans la procédure, ont décidé de rendre publics certains éléments de l’enquête - procès-verbaux de l’inspection du travail et auditions de témoins - qui selon eux mettent en évidence la responsabilité écrasante de Saipol, et dans une moindre mesure celle de la Snad.

« Dès le début de l’intervention, il fallait déjà que ce soit terminé »

« Tout n’a pas été fait pour éviter cet accident », estime Gérald Le Corre. Un avis qui tranche avec celui du groupe Avril. Sa direction assure peu après l’accident que « toutes les procédures habituelles de prévention et de sécurité étaient conformes » [2]. Certaines auditions de témoins, principalement des salariés de la Snad, font cependant état d’une opération effectuée dans l’urgence. « Dès le début de l’intervention, il fallait déjà que ce soit terminé », raconte un de ces salariés. « On sentait bien qu’il y avait un caractère d’urgence, parce qu’il voulaient remettre en route le plus vite possible », rapporte un autre.

Le plan de prévention des risques n’a pas été correctement établi, affirment les organisations syndicales. Ces dernières soulignent que la panne ayant entraîné l’intervention de la Snad n’avait pas été envisagée, alors que l’extracteur date des années 1950 et que les probabilités de dysfonctionnement sont importantes. Autre point noir selon les syndicats : « Le plan de prévention est identique le vendredi et le samedi, alors que la situation y est différente. Le taux d’hexane baisse, et l’atmosphère devient de plus en plus explosive. » Or, l’accident a eu lieu un samedi. Les organisations syndicales pointent également le manque, voire l’absence, de formation des salariés qui sont intervenus. « Je ne me souviens pas si nous avons évoqué les formations Atex (pour "atmosphère explosive", ndlr) », rapporte une responsable de Saipol à qui « il semble évident qu’ils [ont] tous les attestations et les formations requises » [3].

« Nous savions pertinemment que le risque d’explosion était très élevé »

En outre, plusieurs salariés sont entrés dans l’extracteur alors que cela n’était pas prévu au départ, et que certains d’entre eux ne l’avaient jamais fait. « C’était la première fois que j’intervenais sur un extracteur saturé d’hexane », déclare aux policiers un salarié de la Snad qui y est entré à la demande d’un responsable de Saipol, pour que l’opération de pompage soit « plus efficace ». Au moment de l’explosion, Alexandre Frontin est dans l’extracteur, tandis que Stéphane Gallois surveille l’opération, au niveau du trou d’homme par lequel on y entre.

Les risques d’explosion étaient apparemment connus. « La moindre étincelle en zone Atex peut provoquer incendie et explosion. Nous savions pertinemment que le risque d’explosion était très élevé », témoigne auprès des policiers une responsable de Saipol. Néanmoins, aux dires des salariés de la Snad, cette même personne leur aurait conseillé de ne pas prendre leur explosimètre : « Cela ne sert à rien, il sonne tout le temps » , aurait-elle affirmé. Plusieurs salariés confirment le fait que leur explosimètre n’arrêtait pas de sonner sitôt qu’ils étaient à proximité de l’extracteur.

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D’autres points restent à éclaircir, en particulier l’absence de « consignation » – de coupure électrique totale – des outils à proximité immédiate de l’extracteur. Plusieurs salariés évoquent l’utilisation d’un treuil électrique, que l’explosivité ambiante aurait, selon eux, dû proscrire. L’expertise judiciaire devra déterminer si les outils utilisés ont pu, par la production d’électricité statique due à un frottement, provoquer l’explosion qui a balayé les deux techniciens. Le rôle d’un chantier qui se tenait à proximité de la zone de pompage, et qui n’était pas mentionné dans le plan de prévention, sera également exploré.

Saipol rappelle « qu’elle doit pouvoir bénéficier de la présomption d’innocence »

Entre les infractions recensées par l’inspection du travail et les auditions de témoins, les syndicats dénombrent seize infractions pour Saipol, et six pour la Snad (sous réserve d’éléments complémentaires de l’expertise judiciaire). « On pourrait comparer la situation à celle d’un chauffard qui grille 16 feux rouges et finit par tuer deux personnes », illustre Gérald Le Corre. Selon les organisations syndicales, le caractère exceptionnel de la panne, doublé du risque d’explosion, aurait nécessité de « se pauser, réfléchir, faire appel aux connaissances techniques du groupe Avril, à la Carsat, à l’INRS, et d’élaborer plusieurs scénarios comprenant une analyse de risque. Tout en proposant à la Snad d’envoyer leurs meilleurs experts sécurité pour un échange ».

Pour fluidifier la matière, réduire le risque d’inflammation et minimiser le risque d’électricité statique, il aurait été possible d’arroser l’extracteur. Cette option n’aurait pas été retenue. Interrogée, Saipol tient à rappeler, par mail « qu’une instruction judiciaire est en cours et que des experts ont été désignés afin de déterminer notamment les causes de l’accident qui restent à ce jour indéterminées. Dans ce contexte, Saipol n’entend pas répondre à une enquête parallèle cherchant, sur la base d’hypothèses, à mettre en cause les décisions prises par le personnel d’encadrement du site et entend rappeler qu’à ce stade aucune responsabilité n’a été retenue et qu’elle doit pouvoir bénéficier pleinement de la présomption d’innocence. » L’avocat de la Snad préfère quant à lui attendre la fin de l’instruction pour prendre la parole.

Pas de politique sérieuse sur la sécurité au travail

Des situations de risques relativement identiques à ce qui a pu conduire à l’accident de Dieppe existent dans d’autres secteurs de l’industrie : chimie, pétrole, nucléaire, métallurgie. « Partout, on continue à étendre la sous-traitance pour la maintenance. Les mises en concurrence font que les plans de prévention ne sont pas respectés », dénonce un inspecteur du travail. A cette carence d’analyse des risques s’ajoute la méconnaissance des processus de production parmi les salariés sous-traitants, qui augmente encore le péril : comment prévenir un danger qu’on ignore ? Cette méconnaissance des risques par les sous-traitants fait partie de ce qui a conduit à la catastrophe d’AZF, à Toulouse, il y a 17 ans.

Autre problème : la diminution continue des effectifs du côté de l’inspection du travail, et des priorités gouvernementales axées par exemple sur la surveillance du travail détaché plutôt que sur la sécurité des salariés. Dans ces conditions, qui va prendre le temps d’analyser un document sur le risque d’explosion ? « Nous en sommes à un agent pour 10 000 salariés, poursuit l’inspecteur du travail. Les collègues font plein d’heures supplémentaires non payées. C’est impossible de rentrer dans ce niveau de détails de risques. »

Les syndicats soulignent également l’absence de volonté étatique pour contraindre les industriels à respecter la réglementation. Les parquets poursuivent peu, et les peines prononcées sont souvent très faibles, même en cas d’accident mortel. « Nous ne disons pas qu’il faut mettre tous les patrons délinquants en prison, mais si un donneur d’ordre fait quinze jours de préventive suite à un accident grave, peut être qu’ensuite, les employeurs verraient les choses différemment... », estime notre inspecteur du travail. En attendant, les risques sont mis en balance avec les coûts. « Et la probabilité de condamnation est si faible que ce choix est rapide. » Sans une politique sérieuse visant à les prévenir, il faut donc s’attendre à de nouveaux drames.

Nolwenn Weiler

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Notes

[1Il est également possible de presser le colza mécaniquement mais le rendement économique est plus faible.

[2Voir cet article du Monde.

[3Témoignages extraits des auditions de police

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