L’industrie extractive a historiquement joué un rôle central dans le pillage des matières premières non agricoles du sud de la planète par les pays occidentaux. Un rapport de la Commission économique pour l’Afrique rappelle ainsi que « la plus grande partie des capitaux privés étrangers investis en Afrique entre 1870 et 1935 est allée à l’industrie extractive et le gros des investissements publics coloniaux était destiné au développement de ce secteur » [1].
Un siècle plus tard, cette exploitation minière se poursuit à un rythme effréné, en dépit de sa contribution à la crise climatique et de ses effets négatifs indéniables sur les populations et leur environnement. Un tiers du patrimoine mondial naturel – notamment celui situé en Afrique – serait désormais menacé par l’exploration pétrolière, gazière ou minière, selon un rapport de 2015 du WWF [2]. Le secteur est aux mains de géants industriels tels que le suisse Glencore et ses 107 sociétés offshore, fondée par un homme d’affaires au passé sulfureux, Marc Rich [3].
Loin d’appartenir à un passé révolu, l’exploitation des richesses de l’Afrique par de grands groupes internationaux comme Glencore serait-elle même sur le point d’entrer dans une nouvelle ère ? C’est ce que pense Colette Braeckman, journaliste spécialiste de la République Démocratique du Congo : « Le cobalt, mais aussi les métaux rares, (niobium, germanium, antimoine, tantale, tungstène, graphite) sont les vecteurs essentiels des technologies nouvelles, celles qui nous permettront de dépasser l’ère du charbon, celle du pétrole et même celle du nucléaire et de nourrir non seulement nos véhicules, mais nos portables, nos ordinateurs, dotés de batteries rechargeables qui se retrouvent dans nos bureaux et nos maisons. » Le cobalt qui est justement en train de devenir l’un des marchés phares de Glencore.
Un boom du cobalt alimenté par la spéculation
Le cobalt entre, avec le lithium, dans la composition des batteries lithium-ion des téléphones de dernière génération, dits « intelligents » . Environ un quart de la production mondiale de cobalt est utilisée dans ces téléphones. Ces batteries devraient également équiper nos voitures électriques, voitures dites « propres » car supposées libérer l’humanité des hydrocarbures et diminuer nos émissions de gaz à effet de serre. La France et la Grande-Bretagne ont déjà annoncé l’abandon des véhicules à essence et diesel d’ici à 2040 pour se tourner vers ce nouvel eldorado, sans trop se soucier des implications de cette stratégie à l’autre bout de la chaîne. S’il ne faut pas sous-estimer l’urgence et l’importance du combat contre le changement climatique, il est regrettable de constater l’absence de débat de fond sur les alternatives privilégiées, bien trop souvent imposées par des multinationales qui cherchent surtout à adapter leur quête de profits sur le court terme.
Le marché du cobalt est donc en ébullition et la tendance est à la hausse au London Metal Exchange, la Bourse londonienne où sont cotés les métaux non ferreux. Le prix de la tonne de cobalt a presque quadruplé en deux ans, d’environ 25 000 dollars la tonne en 2016 à 95 000 dollars fin mars 2018, son plus haut niveau depuis que le London Metal Exchange a commencé à suivre le métal bleu en 2010. La frénésie des spéculateurs est palpable. L’année passée, une demi-douzaine de fonds d’investissement, dont le suisse Pala Investments et le chinois Shanghai Chaos, auraient acheté, puis stocké pour spéculer, quelque 6 000 tonnes de cobalt [4].
Envolée du prix de la tonne de cobalt en dollars (2016 – 2018). Source : London Metal Exchange, consulté le 22 mars 2018.
Le sous -sol de la RDC encore une fois au centre des attentions
L’un des États les plus pauvres de la planète, la République démocratique du Congo (RDC), regorge pourtant de richesses. Mais elles ont systématiquement été exploitées, depuis la colonisation du pays par le roi des Belges Léopold II, au seul profit d’intérêts occidentaux : ressources hydrauliques, or, diamant, cuivre, coltan, uranium mais aussi désormais cobalt. Le pays, plus grand producteur de cuivre en Afrique, détient la moitié des réserves planétaires et assure à lui seul plus de la moitié de la production mondiale de cobalt, soit environ 66 000 tonnes en 2016 sur une production globale estimée à 123 000 tonnes la même année [5]. En RDC, les bénéfices de cette production se concentrent principalement entre les mains du géant suisse Glencore (mines de Kamoto Copper Company et Mutanda Mining), et des firmes chinoises China Molybdenum (TFM) et CDM. Glencore prévoit de produire environ 35 % de la production mondiale du précieux minerai attendue cette année 2018.
Cette concentration de la production de cobalt entre la RDC, plongée dans un profond marasme politique, et la Chine (2e producteur mondial) fait peser un risque sur l’approvisionnement des multinationales comme Apple, Samsung, Volkswagen ou Tesla, très dépendantes de ces ressources. Volkswagen a d’ailleurs récemment annoncé sa décision de s’installer au Rwanda pour y bâtir une usine d’assemblage afin de se rapprocher des gisements de cobalt en RDC.
Fiscalité réduite
Pour autant, l’État congolais lui-même profite très peu des revenus du cobalt. D’après Albert Yuma, président de la FEC (Fédération des entreprises du Congo) et de la Gécamines, la société d’État qui exploite le cuivre et le cobalt de la RDC, « sur les 2,6 milliards de dollars de revenus engrangés par ces compagnies [privées] en 2016, seuls 88 millions de dollars (83 millions d’euros) sont allés à la Gécamines ». Le ministre des Mines de la RDC, Martin Kwabelulu, proche du président Joseph Kabila, a affirmé vouloir augmenter le taux de redevances sur le cobalt et « revoir en conséquence un code minier jugé dépassé ».
Le code minier adopté en 2002 sous la dictée de la Banque mondiale et du FMI semble en effet excessivement favorable aux capitaux étrangers. Le taux de redevance qui y est inscrit n’est que de 2 % pour le cobalt et le cuivre. À titre de comparaison, d’après un rapport du FMI publié en octobre 2015, le taux de redevance sur le cuivre était de 4 % en Indonésie, 6 % en Zambie et jusqu’à 14 % au Chili [6]. Le boom de la production du cuivre au Congo, qui est passée de 450 000 à un million de tonnes depuis la fin de la guerre en 2002, n’a guère bénéficié à l’État – hormis à quelques intermédiaires bien positionnés –, ni a fortiori au peuple congolais. Cette fois, face à l’envolée des prix du cobalt, il semblerait que les autorités de RDC veuillent profiter plus largement de ce marché en expansion... mais sans pour autant donner de garanties en terme de redistribution et de transparence.
Intense lobbying autour du nouveau code minier
En 2016, une première annonce de réforme du code minier avait fait long feu. Cette fois, le nouveau code minier, adopté par l’Assemblée nationale et le Sénat en janvier 2018, vient de recevoir le feu vert de Joseph Kabila... dont le mandat a expiré en décembre 2016 mais qui se maintient au pouvoir [7]. Il prévoit la hausse des royalties de 2 à 10 % sur les minerais dits stratégiques comme le cobalt, dont les prix flambent actuellement ; une taxe de 50 % sur les « profits exceptionnels » quand ils sont supérieurs de 25 % au plan présenté au démarrage de la mine ; et enfin une diminution de la durée des permis miniers de trente à vingt-cinq ans.
Après avoir rencontré le chef de l’État congolais à Kinshasa, en décembre 2017, pour tenter de modérer les ambitions du nouveau code minier, Ivan Glasenberg, patron du géant suisse Glencore impliqué dans un tiers des ventes de cobalt dans le monde, s’est à nouveau réuni avec Joseph Kabila début mars, en compagnie des six autres principaux opérateurs du pays [8]. En dépit d’un effort sans précédent de lobbying mis en branle de la part du secteur minier, le président a confirmé l’adoption du nouveau code révisé [9]. Cependant, d’après le ministre des Mines, Martin Kabwelulu, des arrangements seront toujours possibles dans le règlement minier annexé à la loi.
Même s’il tente un certain rééquilibrage des répartitions de richesses, ce nouveau code ne cible pas la corruption qui a pourtant gangrené le secteur. « L’une des mesures inscrites dans le projet du nouveau code minier prévoit de réserver 10 % de l’actionnariat à des nationaux congolais privés, et rien n’empêche que ceux-ci soient des proches du pouvoir, membres du gouvernement ou responsables publics », note l’Institut pour la gouvernance des ressources naturelles (NRGI), qui craint de nouveaux conflits d’intérêts. Au final, ces négociations semblent surtout avoir mis face à face deux camps de prédateurs se disputant le butin du Congo, extrait par des dizaines de milliers de Congolais dans des conditions souvent proches de l’esclavage.
Dans les mines, travail des enfants et esclavage moderne
Plus de 40 000 d’enfants âgés de 3 à 17 ans travailleraient dans les mines au sud du pays d’après l’Unicef [10]. Sky News a diffusé en février 2017 un reportage montrant des enfants en bas âge travaillant dans les mines congolaise de cobalt, dans des conditions extrêmement difficiles. Dans un rapport publié en novembre 2017, Amnesty International dénonce également des conditions de travail effrayantes (lire notre article). « 20 % de la production totale de cobalt en RDC est réalisée à la main. Les mineurs extraient le cobalt avec des outils rudimentaires et sans protection », explique Lauren Amistead. Ils seraient entre 110 000 et 150 000 "creuseurs" (mineurs artisanaux) qui vendent le minerai brut tout au plus 7 000 dollars la tonne, aux comptoirs d’achat bien souvent chinois, tel le « dépôt Apple » près de la cité minière de Kolwezi (sud-est). Ce sont les acheteurs qui fixent les prix, théoriquement selon les cours de la bourse de Londres, et les « creuseurs », qui ignorent tout de ces cours, survivent avec des salaires de misère.
Les conditions ne sont pas forcément meilleures dans les mines industrielles gérées par des multinationales. Lors d’une mission d’enquête de la fédération syndicale internationale IndustriALL dans les mines de cuivre et de cobalt de Glencore, des employés de la mine Kolwezi ont décrit leur traitement et leurs conditions d’emploi comme « rien de moins que de l’esclavage ». Ne disposant pas de douche ni de buanderie sur leur lieu de travail, ils rapportent leurs vêtements de travail sales à la maison et exposent leurs familles aux maladies provoquées par les poussières de minerais. « Nous sommes tellement sales quand nous rentrons à la maison que nous ne pouvons pas étreindre nos enfants », déclare un des travailleurs.
Les dégâts de l’activité minière touchent aussi l’environnement. L’Observatoire africain des ressources naturelles (AFREWATCH) et l’Association pour le développement des communautés du lac Kando (ADCLK), deux organisations non gouvernementales de protection des droits humains, ont alerté l’opinion sur la pollution des eaux et la destruction des champs des populations à la suite de l’écoulement d’une substance acide toxique du pipeline de l’entreprise minière Mutanda Mining (MUMI) contrôlé par Glencore. Dans la nuit du 16 au 17 avril 2017, le liquide toxique s’est répandu dans les champs des habitants, puis dans la rivière Luakusha qui à son tour débouche dans le lac Kando.
À qui profite l’exploitation du sous-sol de la RDC ?
Comme pour le pétrole au Nigeria [11], la matière première est siphonnée par de grandes multinationales puis exportée là où s’effectue la transformation génératrice de plus-value. « La RDC n’exporte pas de produits finis prêts à être utilisés par Apple, Samsung ou tous les grands utilisateurs de batteries au monde. Elle exporte un produit minier qui est au stade de traitement », souligne l’économiste et activiste congolais Florent Musha. Le traitement de raffinage profite principalement à la Chine, qui est le grand vendeur mondial de cobalt raffiné : des ports de Dar es Salaam ou du Cap en Afrique du Sud, la production congolaise part à 80 % en Chine où une dizaine de raffineurs assurent la transformation finale du minerai [12]. « L’exploitation des ressources naturelles ne profite en rien aux populations congolaises. Ça profite à une brochette de gens », se plaint Alexis Muhima, de l’Observatoire de la société civile pour les minerais de Paix, à Goma, dans l’est de la RDC [13].
« Vous allez vous rendre compte que du côté des opérateurs internationaux, la grande partie, ce sont des sociétés off-shore, dont on ne connaît même pas en réalité, les véritables actionnaires, et ça, ça laisse malheureusement la possibilité pour certains opérateurs politiques, d’être à la fois acteurs économiques et à la fois opérateurs politiques. C’est en cela que ça représente un conflit d’intérêt complètement inacceptable, qui nous amène à la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui », explique Al Kitenge, un analyste économique [14]
Accaparement des profits
À Addis-Abeba, la capitale éthiopienne, dans le cadre du 30e Sommet de l’Union africaine (UA), son commissaire au Commerce et à l’Industrie, Albert Muchanga, déclarait récemment que « l’Afrique perd [annuellement] 80 milliards de dollars en flux financiers illicites, dont 70 % dans les industries extractives, c’est-à-dire les ressources minérales. Ces pertes sont le fait des corporations multinationales, qui pratiquent une large gamme de méthodes de comptabilité particulièrement créatives » [15]. Évasion fiscale, surfacturations… les méthodes ne manquent pas pour rapatrier les profits.
Régulièrement épinglée dans des affaires de pollution et abondamment citée dans les « Paradise Papers » [16], la multinationale Glencore qui emploie plus de 150 000 personnes à travers 50 pays du monde (chiffres de 2016), enregistre pour sa part un bénéfice net en hausse de 319 % sur un an, à 5,78 milliards de dollars en 2017. « Notre performance en 2017 est la plus forte de notre histoire », indique, satisfait, Ivan Glasenberg, pour qui la performance n’est pas des moindres non plus puisqu’il empoche une rémunération stable de 1,5 million de dollars en 2017, sans compter 242,4 millions de dollars de dividendes sur la base de ses 8,40 % de droits de vote dans la société [17].
Jérôme Duval, CADTM
Pendant ce temps, la répression continue
Rossy Mukendi, l’activiste membre du mouvement citoyen « Collectif 2016 », a été abattu par balles en marge d’une manifestation pacifique contre Kabila ce 25 février à Kinshasa. Selon l’Association africaine pour la défense des droits de l’homme, Asadho, il figurait sur une liste de 419 noms de militants aux mains des services de renseignement pour être neutralisés. |
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Photo : Somo CC via flickr