20.10.2014 • Cambodge

Textile : les ouvrières asiatiques en lutte pour un salaire vital

Alors que les manifestations se multiplient au Cambodge et au Bangladesh, le collectif Éthique sur l’étiquette lance en France sa campagne « Soldées », qui vise à sensibiliser l’opinion sur les salaires de misère offerts aux ouvrières textiles en Asie. La conjonction entre les luttes sociales des ouvrières asiatiques et la pression des consommateurs occidentaux peut-elle briser la logique de moins-disant social et salarial qui gouverne depuis des décennies le développement du secteur textile international ?

Publié le 20 octobre 2014 , par Olivier Petitjean

La catastrophe du Rana Plaza au Bangladesh l’année dernière (lire notre article) a attiré l’attention sur le sort des travailleuses du textile dans les pays asiatiques. Des centaines de milliers de jeunes femmes y fabriquent des vêtements pour les grandes marques occidentales, pour des salaires de misère et dans des conditions de sécurité précaires. Mais au-delà de l’image de victimes qui est souvent ressortie dans les médias, ces ouvrières sont aussi, au Bangladesh et au Cambodge, les fers de lance d’importants mouvements sociaux. Dans ces deux pays, les manifestations d’ouvrières textiles se succèdent à intervalles réguliers depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. Avec une revendication centrale : obtenir enfin un salaire leur permettant de vivre dans la dignité.

Au Cambodge, les manifestations des ouvrières textiles ont poussé le gouvernement dans ses retranchements au début de l’année. Ces mobilisations avaient en effet partiellement convergé avec celles organisées au même moment par le mouvement d’opposition au gouvernement [1]. Ce qui n’a pas été du goût du premier ministre Hun Sen, au pouvoir depuis 1985, qui a ordonné une répression brutale. Lors d’un rassemblement le 3 janvier 2014, la police a ouvert le feu sur les manifestants, faisant cinq victimes. 23 « leaders » ont été emprisonnés [2]. Ce qui n’a pas suffi à intimider les manifestantes, qui ont continué à se mobiliser tout au long de l’année pour continuer à revendiquer une augmentation du salaire minimum de 80 dollars mensuels (63 euros) à 177 dollars (139 euros). Les patrons n’ont accepté qu’une augmentation à 100, puis 110 dollars. De nouvelles manifestations ont encore eu lieu dans tout le pays le 17 septembre dernier. Cette fois, aucune violence n’a été signalée.

« Qui est la moins chère ? »

« Je m’appelle Hong Chanthan. Je travaille dans une usine produisant pour Inditex, Mon salaire est de 100 dollars par mois pour un travail de 10 à 12 heures par jour, et parfois 24 heures lorsqu’il y a des commandes importantes. » Deux syndicalistes cambodgiens, représentants le C.CAWDU (Coalition of Cambodia Apparel Worker Democratic Union) étaient en France à l’invitation du collectif Éthique sur l’étiquette. Celui-ci lançait à cette occasion sa campagne « Soldées », qui vise à sensibiliser les consommateurs et les citoyens sur les salaires de misère offerts aux ouvrières textiles asiatique. « Mon loyer est de 50 dollars, l’eau et l’électricité coûtent 20 dollars. Il ne me reste que 20 dollars pour tout le reste. Tous les ouvriers du Cambodge sont dans la même situation : nous sommes obligés d’emprunter pour satisfaire nos besoins et ceux de nos familles. »

Pour soutenir sa campagne, Éthique sur l’étiquette a mis en place un site web parodiant le célèbre site de comparaison de prix de Leclerc. Non plus « qui est le moins cher ? », mais quiestlamoinschere.org. On y apprend par exemple que le Bangladesh reste, avec le Sri Lanka, le pays où le salaire minimum des ouvrières textiles est le plus bas, à un peu plus de 50 euros mensuels. Le site évalue également les pratiques des grandes marques dans ce domaine – avec un bilan mitigé puisque seules trois sont considérés comme « sur le bon chemin » [3] en vue d’assurer un salaire vital à leurs ouvrières. Les autres (dont les françaises Carrefour, Décathlon, Vuitton…) se répartissent entre divers degrés d’inaction, depuis le déni total jusqu’aux bonnes intentions sans traduction pratique.

Pendant ce temps, la course au moins-disant salarial continue. Le Cambodge en est une bonne illustration, puisque les usines textiles, fournissant des grandes marques comme Nike, H&M, Inditex (Zara) ou Gap, y sont souvent dirigées par des Chinois, qui se sont trouvés contraints à délocaliser leur production du fait de la hausse des salaires dans leur pays d’origine. Conséquence de cette délocalisation progressive [4], le secteur textile a littéralement explosé en quelques années au Cambodge. Il représenterait aujourd’hui un tiers du PNB du pays, et 85% de ses exportations ! On estime à 600 000 le nombre d’ouvrières textiles au Cambodge, dont au moins 400 000 travaillant pour des fournisseurs de grandes marques occidentales [5]. Comme au Bangladesh, la plupart sont de jeunes femmes récemment arrivées des campagnes, qui renvoient une partie de leurs revenus dans leurs familles. « Notre travail est d’informer les ouvrières sur leurs droits, et notamment de leur faire comprendre que 177 dollars, ce n’est pas beaucoup. C’est le minimum vital pour faire respecter leurs droits fondamentaux, poursuit Vong Vuthy du CCWADU. Nous nous sommes mis d’accord avec les autres syndicats sur cette revendication. »

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Les usines textiles du Cambodge alimentent principalement le marché américain, en raison d’un accord commercial préférentiel entre les deux pays. Ce qui explique que les marques françaises de prêt-à-porter et de grande distribution y soient moins présentes qu’au Bangladesh [6]. L’« accord bilatéral sur le commerce textile » (bilateral textile trade agreement, ou BTTA) entre Cambodge et États-Unis exempte les produits textiles cambodgiens de certains droits de douane en échange de la mise en place d’un programme d’amélioration des conditions de travail dans les usines. Un système qui aurait amené des progrès notables sur le terrain, avant une brusque dégradation depuis 2010 [7]. Plusieurs cas de travail des enfants et d’évanouissements collectifs dus à la chaleur et au surmenage ont été signalés dans les usines ces dernières années.

Quand les grandes marques volent au secours des ouvrières

Ceci n’a pas empêché les grandes marques occidentales de se donner le beau rôle lors des événements récents. En mars 2014, 30 grandes marques (dont H&M, Inditex, Gap, Adidas et Nike) ont cosigné avec les syndicats une lettre au gouvernement cambodgien réclamant le respect des droits civils des 23 manifestants en détention [8], acceptant la légitimité des revendications salariales des ouvrières, et proposant un mécanisme tripartite (gouvernement, patrons, représentants des travailleurs) de fixation du salaire minimum.

À nouveau, suite aux nouvelles manifestations de septembre, plusieurs grands groupes (parmi lesquels Inditex, H&M et Primark) ont soutenu officiellement, dans une lettre ouverte au Premier ministre adjoint du Cambodge et au président de l’Association des producteurs textiles (Garment Manufacturers Association), la revendication ouvrière d’une hausse du salaire minimum, en acceptant que cela soit répercuté sur leurs propres coûts [9].

Annonce aussitôt saluée par les syndicats internationaux et cambodgiens, qui réclament toutefois qu’elle se traduise en actions concrètes. « Nous savons par expérience qu’une simple lettre n’est pas suffisant », souligne Ath Thorn, président de la Cambodian Clothing Workers Union, un autre syndicat. La lettre reste d’ailleurs assez vague sur les détails et ne reprend pas explicitement la revendication ouvrière d’un salaire minimum à 177 dollars… En l’absence d’une remise en cause structurelle des politiques d’achats et des logiques d’optimisation globale des coûts qui ont fait la fortune de grandes marques comme H&M ou Inditex, on peut se demander si ces discours feront mieux que de déplacer le problème. « Ce dont nous avons besoin est d’un système qui soit différent du ‘business as usual’ », résume Liana Foxvig, de l’ONG américaine International Labour Rights Forum.

Un salaire vital asiatique contre le dumping social

« Dans tous les pays de production, les travailleurs ont droit à un salaire vital », déclare la lettre des grandes marques occidentales au gouvernement et aux patrons cambodgiens. C’est le groupe suédois H&M – principale cible des critiques suite aux événements du Bangladesh – qui avait ouvert la voie dans ce domaine en reprenant la première à son compte la notion de « salaire vital » - par opposition au salaire minimum officiel – dans tous ses pays de production. Le groupe annonçait ainsi en début d’année son projet de mettre en place des projets pilotes dans deux usines au Bangladesh et au Cambodge, dans le but d’assurer un salaire vital à tous ses sous-traitants d’ici 2018. Une démarche généralement saluée par les ONG, qui regrettent cependant l’absence de transparence sur la méthode de définition de ce salaire « vital ». D’autant que dans le même temps, H&M a multiplié les annonces sur la localisation d’une partie de sa production en Éthiopie (lire notre article). Et les arguments mis en avant par H&M pour justifier sa politique laisse songeur : il y est surtout question d’augmenter la production et la productivité en réduisant l’absentéisme et le turn-over du personnel. On est bien loin de la prise en compte des besoins fondamentaux des ouvrières.

Les limites de la démarche de H&M sont d’autant plus frappantes qu’une proposition de méthodologie de définition d’un salaire vital au niveau asiatique est déjà sur la table. Elle a été formulée par la coalition Asia Floor Wage (« Salaire plancher asiatique ») qui regroupe des syndicats, des ONG et des chercheurs de 18 pays d’Asie. Développer une telle alliance au niveau continental était crucial. Les revendications salariales des ouvrières cambodgiennes, bangladeshi ou autres se heurtent en effet souvent à un même argument : le risque d’une nouvelle délocalisation de la production textile vers des pays offrant des salaires plus bas encore, comme le Laos, le Myanmar, ou donc l’Éthiopie.

L’approche de l’Asia Floor Wage est basée sur la notion d’un « panier de biens » minimal, comprenant l’alimentation, le logements et tous les besoins fondamentaux (y compris la sécurité sociale) d’une famille de quatre personnes. Cette méthode permet notamment de mesurer l’écart – parfois vertigineux – entre le salaire minimum en vigueur dans certains pays et ce qui y serait le salaire vital – une différence de 1 à 4 dans le cas du Bangladesh (voir l’image ci-dessous). On notera d’ailleurs que le salaire vital calculé pour le Cambodge selon cette méthodologie est de 285,83 euros, soit plus du double que ce que revendiquent actuellement les syndicats. Le chemin à parcourir est donc encore long, mais les ouvrières asiatiques semblent bien déterminées à continuer à poursuivre leur émancipation en revendiquant des salaires et des conditions de travail dignes. L’attitude concrète des grands groupes occidentaux sera cruciale pour le succès de leur lutte.

Olivier Petitjean

— 
Photo : André van der Stouwe CC

Boîte Noire

Pour aller plus loin :
 Le site de la campagne « Soldées » du collectif Éthique sur l’étiquette quiestlamoinschere.org

Notes

[1Il s’agit du Parti du sauvetage national du Cambodge (CNRP), une coalition d’opposants démocratiques emmenée par Sam Rainsy. Celle-ci boycottait le parlement cambodgien depuis les élections de juillet 2013, accusant le pouvoir en place d’avoir truqué le scrutin. Un compromis a finalement été trouvé en juillet 2014. Sam Rainsy, qui venait de rentrer d’exil pour les élections de 2013, est considéré par beaucoup comme un fervent néolibéral. Mais en l’occurrence, il n’a pas mâché ses mots face à la répression des manifestations d’ouvrières textiles, qu’il a qualifié d’attaque contre « le mouvement ouvrier dans son ensemble ».

[2Déjà en novembre, une passante avait été tuée en marge de violences policières contre une manifestation d’ouvriers textiles.

[3Inditex, Marks & Spencer et Switcher.

[4La Chine reste toutefois le premier producteur et exportateur textile mondial, devant le Bangladesh.

[5Sur le secteur textile au Cambodge et la répression des manifestations récentes, voir ce webdoc de France24.

[6On notera cependant, que le nom de Puma, qui dépend du groupe français Kering (ex PPR) est régulièrement cité parmi les principaux clients du secteur textile cambodgien. Sollicitée pour cet article, l’entreprise déclare ne pas souhaiter faire de commentaires à l’heure actuelle. Dans son rapport 2012 sur le développement durable, Puma déclare que le Cambodge représente 11% de son volume de sous-traitance, derrière la Chine et le Vietnam. L’entreprise consacre un chapitre au pays, qualifié de « souci constant »( des cas d’évanouissements d’ouvrières cambodgiennes avaient été signalées dans la presse l’année précédente).

[7Voir ici et ici). Avant les récentes augmentations, les salaries des ouvrières textiles avaient ainsi baissé de 20% sur dix ans.

[8Ils ont finalement été libérés fin mai.

[9Cette lettre faisait suite à une rencontre en mai entre le gouvernement cambodgien, IndustriALL et des marques comme H&M, GAP, Puma (groupe Kering), Levi’s et Inditex, à l’occasion duquel (selon IndustriALL) un message similaire avait été transmis. On notera cependant que Gap, Puma et Levi’s ne sont pas signataires de la nouvelle lettre.

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