03.06.2020 • La lettre de l’Observatoire du 2 juin 2020

Vous avez dit « souveraineté économique » ?

Publié le 3 juin 2020

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Vous avez sous les yeux le deuxième numéro de notre lettre nouveau format. Au cas où vous auriez raté le premier épisode, l’objectif de cette nouvelle mouture est non seulement de vous présenter nos propres publications, mais aussi l’essentiel de l’actualité sur les multinationales (les françaises et les autres) sous tous les aspects qui comptent (c’est-à-dire : le social, l’écologie, la démocratie... et pas seulement les aspects financiers). À la une aujourd’hui : la « souveraineté économique ».

N’hésitez pas à faire circuler cette lettre, à nous envoyer des réactions, commentaires et informations, et aussi à nous soutenir, car c’est plus utile que jamais.

Bonne lecture

 

Une « souveraineté » public-privé ?

Tout le monde aujourd’hui en France semble avoir à la bouche le mot d’ordre de la « souveraineté économique ». Il est incessamment invoqué, depuis les début de la crise du coronavirus, par Emmanuel Macron et le ministre de l’Économie Bruno Le Maire. Il l’est aussi, de manière plus inattendue, par le président du Medef et d’autres porte-parole du patronat, par la FNSEA, et même par le patron de Sanofi (oui, celui-là même qui a défrayé la chronique en laissant entendre qu’il réserverait en priorité un hypothétique futur vaccin aux États-Unis).

Qu’est-ce qui se cache exactement derrière cette unanimité ? Le choix du terme de « souveraineté » vise à satisfaire en apparence les aspirations à davantage d’indépendance et de maîtrise face aux fragilités exposées par la crise du coronavirus. En réalité, il est surtout remarquable par ce à quoi il se substitue : à toute référence au « public » (le secteur public, les services publics, l’action publique).

On fait comme si l’unique source des problèmes rencontrés dans la gestion de l’épidémie était l’internationalisation des chaînes d’approvisionnement et en particulier (pour ne pas la nommer) la Chine. Certes. Mais d’autres facteurs encore plus importants sont oubliés au passage : l’affaiblissement de l’expertise publique, le manque de ressources de notre système de santé, la soumission de l’État à une logique managériale à petite vue, la dépendance envers un petit nombre de firmes en situation d’oligopole, l’absence d’alternatives pour la production d’équipements et de biens essentiels, ou encore le refus d’utiliser des outils juridiques (pourtant clairement associés à la « souveraineté ») comme la réquisition...

Tout ceci suggère que sous prétexte de souveraineté, il pourrait surtout s’agir de donner davantage de soutien et d’argent à des grandes entreprises privées drapées de tricolore (ou des couleurs de l’Union européenne), soit pour relocaliser certaines activités, soit pour être « compétitives » face à leurs concurrents chinois et américains. Et c’est effectivement ce que l’on voit avec Sanofi ou encore dans le secteur automobile (voir ci-dessous). D’autres industries, comme celle de la défense, sont également en embuscade. Bref, le mot d’ordre de la souveraineté justifie surtout un degré supplémentaire de collusion et de confusion entre intérêts publics et intérêts privés.

Lire notre analyse : Ce que cachent les discours officiels sur la « 
souveraineté économique »

 

Voiture électrique et casse sociale

La semaine dernière, Emmanuel Macron a annoncé un important plan de soutien à la filière automobile, chiffré à plus de huit milliards d’euros. Celui-ci fait la part belle à la voiture électrique, à travers des primes à l’achat et des subventions diverses, mais pas seulement. Des aides à la conversion sont également prévues aussi pour les véhicules essence et diesel « les plus récents », malgré les incertitudes sur leur niveau réel d’émissions. Une aide de 5 milliards d’euros à Renault, sous la forme d’un prêt garanti par l’État, est également mise sur la table.

Le gouvernement se targue d’avoir obtenu de Renault et de PSA des engagements de « relocalisation » de certaines activités, ainsi que la signature d’une « charte de bonne conduite » par lesquels ils s’engageraient à ne pas soumettre leurs fournisseurs français à une pression trop agressive sur les coûts.

L’impact de ces annonces n’a pas tardé à se faire sentir : le groupe Renault a annoncé un plan d’économies et de suppression de 15 000 emplois dans le monde, dont 4600 en France d’ici à 2023 (« sans licenciement sec »). Ces annonces de Renault – survenues le lendemain de celles, allant dans le même sens, de son partenaire Nissan – signalent une volonté d’en finir avec l’héritage du PDG déchu Carlos Ghosn, qui voulait faire de l’alliance le premier groupe automobile mondial, en augmentant (trop ?) fortement les capacités de production. Ce qui frappe surtout est leur précipitation, alors que les discussions sont toujours en cours avec l’État français et que le nouveau DG de Renault ne doit pas entrer en fonction avant le mois de juillet.

Dans les semaines qui ont précédé l’annonce du plan automobile, aussi bien les industriels que le ministre de l’Économie Bruno Le Maire ont lourdement insisté sur l’importance de la voiture électrique comme gage de « souveraineté industrielle ». On rappellera pourtant que les voitures électriques nécessitent quantité de minerais divers et variés à la fois pour leur construction et pour leur alimentation, que l’on ne trouve en quantités suffisantes ni en France ni même en Europe. En matière de « souveraineté », on aurait donc pu faire mieux. Par exemple se donner vraiment les moyens de réduire la place et le besoin de voitures individuelles.

 

Climat : Total attaqué par son flanc financier

Le 29 mai, Total tenait son assemblée générale annuelle. L’occasion de confirmer sa décision de maintien de ses dividendes, en arguant du fait que le groupe pétrolier ne bénéficie d’aucune forme de soutien financier des pouvoirs publics durant la crise (ce qui n’est pas tout à fait vrai, comme nous l’expliquions la semaine dernière).

Mais le grand sujet de cette AG était le climat. Onze fonds actionnaires du groupe, dont La Banque Postale AM et le Crédit Mutuel AM, ont déposé une motion demandant à Total un plan précis de réduction de ses émissions de CO2 aussi bien directes qu’indirectes. C’est la première fois qu’une telle motion arrive jusqu’au vote en France, les tentatives précédentes ayant été soit empêchées, soit préemptées par des annonces de l’entreprise. Cette année, Total a tenté de renouveler le coup en faisant de nouvelles annonces, mais elles ont été jugées insuffisantes. La motion a finalement reçu... 16,8%, démontrant peut-être les limites de cette forme d’interpellation des groupes pétroliers. À noter que la banque BNP Paribas, conseil de Total sur les questions climatiques, a finalement choisi de s’abstenir.

Qu’a annoncé concrètement Total pour couper court à la pression de certains investisseurs ? Le groupe a notamment promis d’atteindre l’objectif de « zéro émission nette » sur ses émissions directes (dites « de scope 1 et 2 ») d’ici 2050, ainsi que « zéro émission nette » sur ses émissions indirectes (dites « de scope 3 ») à la même date, mais uniquement en Europe, où c’est déjà un objectif officiel. Or les émissions indirectes, c’est-à-dire l’utilisation des produits pétroliers et gaziers vendus par Total, représente 90% de son bilan carbone. Le choix du terme « zéro émission nette » signifie également que Total compte surtout *compenser* – et non pas réduire - ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050, grâce à des mécanismes plutôt douteux comme la technologie (pour l’instant hypothétique) de la capture-séquestration du CO2 ou les plantations d’arbres à grande échelle en Afrique (dont les bénéfices pour le climat sont contestés et surtout dont on se demande à qui Total va prendre les terres nécessaires pour les planter).

Ouvrant la bataille sur un autre front, les associations Sherpa et Notre Affaire à tous ont officiellement saisi l’Autorité des marchés financiers pour lui demander de vérifier la sincérité des informations fournies par Total en matière climatique, en pointant « de potentielles contradictions, inexactitudes et omissions dans les documents financiers et les récentes communications publiques de l’entreprise pétrolière en matière de risques climatiques » (lire notre article : Total et le climat : les masques tombent). Les deux associations sont déjà impliquées dans la plainte déposée en janvier dernier par une douzaine de collectivités françaises contre le groupe pétrolier pour son inaction climatique.

 

En bref

* Victoire a posteriori pour les Goodyear. Treize ans après l’annonce d’un premier plan de suppression d’emploi dans l’usine Amiens-Nord de Goodyear, les 832 salariés qui contestaient leur licenciement viennent d’obtenir une victoire judiciaire importante. Le juge départiteur des prud’hommes a invalidé le motif économique des licenciements. La direction de Goodyear avait justifié la fermeture de l’usine au motif qu’elle était déficitaire, mais le juge a tenu compte des bénéfices réalisés au niveau du groupe Goodyear dans son entier. L’avocat des salariés Fiodor Rilov voit dans cette décision une pierre de touche importante alors que « les multinationales vont se servir de la pandémie pour mettre en œuvre des plans de restructuration décidés en fait de longue date ». Comme toujours dans ces batailles judiciaires, la victoire n’arrive que longtemps après les faits, et l’usine restera fermée.

* Quatre ans avant les jeux olympiques parisiens, déjà des gagnants. Ce qu’il y a de formidable avec les grands projets urbains et les événements comme les Jeux olympiques, c’est qu’il y en a pour tout le monde. Après avoir échoué à obtenir les marchés de la construction du village olympique, adjugés à la Caisse des dépôts et à un consortium Nexity-Eiffage, Bouygues vient de remporter coup sur coup le marché à 150 millions d’euros de la construction et de la gestion de la piscine olympique à Saint-Denis (au grand dam de Vinci, qui dénonce le non respect du cahier des charges), puis celui du complexe sportif Arena 2, entre les portes de la Chapelle et d’Aubervilliers, pour 98 millions d’euros. Le premier marché a été attribué (non sans une certaine précipitation) par la Métropole du Grand Paris, le second par la ville de Paris. Pour un tableau d’ensemble des enjeux économiques des Jeux olympiques et du Grand Paris, on relira nos enquêtes ici et .

* Préfets versus environnement : la Guyane encore dans le viseur. Quatre associations (Amis de la Terre France, Notre Affaire à Tous, Wild Legal et Maiouri Nature Guyane) ont déposé un recours devant le Conseil d’État pour faire annuler un décret passé en plein confinement, le 8 avril dernier, qui accorde aux préfets un large pouvoir pour déroger aux règles habituelles en matière d’environnement, d’aménagement du territoire et d’aides publiques. Ce pouvoir discrétionnaire accordé aux représentants locaux du pouvoir exécutif serait-il un nouveau signe du retour de la « souveraineté » ? C’est surtout la poursuite d’une dérégulation silencieuse engagée depuis plusieurs mois. Et la première victime pourrait être encore une fois : la Guyane. Un an après l’abandon du projet Montagne d’or, la commission départementale des mines a approuvé fin avril une nouvelle méga-mine d’or géante, portée par la multinationale étatsunienne Newmont. La préfecture de Guyane s’est déjà faite remarquer par le passé par ses manœuvres pour faire approuver « de force » le projet Montagne d’or, comme par sa grande mansuétude à l’égard des forages
pétroliers offshore de Total (lire notre article).

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Messages techniques

 Responsable de cette lettre : Olivier Petitjean. Pour nous faire vos commentaires et critiques ou nous transmettre des informations, c’est ici : observatoire (at) multinationales.org.

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