Annoncé en grande pompe par Emmanuel Macron en octobre dernier, le plan d’investissement France 2030 est un nouveau chèque en blanc de 34 milliards d’euros spour les grandes entreprises et leurs promesses technologiques (lire notre note France 2030 : 34 milliards d’euros pour qui et pour quoi ?).
Après une période de flou total sur la gouvernance du plan, alors même que les premiers soutiens financiers commençaient à être distribués, nous en savons depuis quelques jours un peu plus sur la personnalité choisie pour piloter le plan - l’entrepreneur et député LREM Bruno Bonnell - ainsi que sur sa gouvernance [1]. Entre autres instances, 14 « comités ministériels de pilotage » doivent être mis en place, répartis par secteur et par thématique. Le gouvernement a même publié une liste provisoire de leurs membres, 88 noms au total.
Que peut-on déjà dire de la composition de ces comités, chargés de définir le visage de la France et de son économie en 2030 ?
Industriels et gouvernement dans leur bulle
D’abord, avant toute chose, que ce visage restera remarquablement blanc. Sur les 88 noms cités dans le dossier de presse publié le 1er février, une seule personne est originaire d’une minorité visible, en l’occurrence d’origine asiatique. Trop occupés à se répartir les places, nos heureux élus ont visiblement oublié de sauver les apparences. Côté égalité des sexes, on y trouve aussi tout de même 60% d’hommes.
Tout aussi frappante, l’absence totale de tout représentant de la société civile et des syndicats. Manifestement, les représentants des salariés n’ont pas leur mot à dire sur l’avenir de l’industrie française. Quant aux voix tant soit peu critiques qui auraient pu empêcher les milieux d’affaires de fixer leurs priorités sans contradicteurs, elles ont donc été soigneusement écartées. 4 des 14 comités thématiques sont même exclusivement constitués de représentants du privé (Innovation et Start-ups, Décarbonation et Hydrogène, Production d’énergie décarbonée et Transports).
La main pas si invisible du CAC 40
Le nom des entreprises présentes dans les différents comités donne souvent des indications quant aux partis pris adoptés pour les secteurs concernés. C’est le cas du comité Transports composé, entre autres, d’un cadre de l’équipementier automobile Valeo, d’un responsable de l’IFPEN, institut de recherche de l’industrie pétrolière, d’une cadre de la R&D pour TotalEnergies et d’un de chez Airbus. On ne va pas y parler ferroviaire ou mobilités douces…
Alors que la volonté affichée de France 2030 est de placer la relance industrielle aux mains d’acteurs émergents et de start-up, le CAC40 reste en réalité très présent. Sur les 88 noms, 17 représentent directement ou indirectement les intérêts de grandes entreprises. On y rencontre les patrons de Veolia, Air Liquide, Eramet, Airbus et Sanofi France, le vice-président de STMicroelectronics, ainsi que des représentants de Renault, Engie, TotalEnergies, ou encore Orange. S’y ajoutent des personnalités habituées des conseils d’administration du CAC40 comme Agnès Audier ou Philippe Varin, ou des représentants de filiales de groupes comme EDF (Dalkia, RTE). Même parmi les représentants du monde de la recherche, on trouve de nombreuses personnalités liées aux grands groupes, à l’image du directeur exécutif de Toulouse White Biotechnology (centre de recherche sous la triple tutelle d’INRAE, de l’INSA Toulouse et du CNRS), ancien de chez Boeing, TotalEnergies et Michelin.
Le conflit d’intérêts institutionnalisé
Globalement, le secteur privé représente près des deux tiers du casting des comités ministériels de pilotage de France 2030. En plus des représentants des grands groupes, on y retrouve donc ces fameuses start-ups qui font la fierté du quinquennat Macron, ainsi que des incubateurs, des fonds d’investissement, des entreprises de taille intermédiaire, des cabinets de consultants, et autres. Avec pas mal de noms familiers, et pour cause : beaucoup ont été associés à la préparation de France 2030 et ont bénéficié de plans d’aides précédents. C’est le cas des start-ups de l’agroalimentaire Innovafeed ou Ynsect (qui a déjà bénéficié des PIA3), ou du fonds d’investissement Elaia. Son fondateur, Xavier Lazarus, faisait déjà partie du comité de sélection qui a mené à la nomination de Bruno Bonnell, et rejoint maintenant le comité Innovation et Start-ups. Il y aura la possibilité de flécher les investissements de l’État vers des start-ups dans lesquelles Elaia aura elle aussi investi.
Dans la même enquête
Beaucoup des représentants du secteur privé se retrouvent donc à la fois juge et partie. L’exemple le plus marquant est celui de Genvia, producteur d’électrolyseurs. Décrit comme acteur incontournable de la filière hydrogène dès les prémisses de France 2030, Genvia s’est déjà fait promettre une enveloppe de 200 millions d’euros par Emmanuel Macron en novembre dernier. Dans le même temps, l’entreprise prendra part aux discussions sur l’avenir des 2 milliards d’euros promis pour l’hydrogène dans le cadre de France 2030 puisqu’elle siège au sein du comité Décarbonation et Hydrogène, en la personne de Florence Lambert, sa PDG.
La recherche au service de l’industrie
En l’absence d’associations et de syndicats, c’est le monde de la recherche qui rafle l’essentiel des places laissées vacantes dans les comités. Sous cette étiquette, on trouve en réalité surtout des dirigeants d’instituts (privés ou publics) ou d’établissements d’enseignement supérieur. Beaucoup d’entre eux ne sont pas, à proprement parler, des chercheur.euse.s, mais présentent plutôt des profils managériaux spécialisés dans la gestion et les partenariats avec l’industrie.
Sans surprise, une partie significative des chercheur.euses.s choisi.e.s ont des liens avec les grands groupes, même quand ils ne travaillent pas directement pour des instituts de recherche privés. Le directeur scientifique de l’Office national d’études et de recherches aérospatiales (ONERA), Stéphane Andrieux (comité Spatial), a été directeur des Laboratoires chez EDF. Julie Grollier (comité Robotique) travaille dans un laboratoire CNRS/Thales. Mieux encore, le comité Numérique accueille Eric Labaye, président de l’Institut Polytechnique de Paris, qui a passé plus de trente ans au sein du cabinet McKinsey.
Que fait le BCG au sein du comité Santé ?
Boston Consulting Group, ou BCG, avec 60% de ses clients en France issus du CAC 40, est justement l’un des cabinets de conseil stratégique les plus influents avec McKinsey. Agnès Audier, qui y travaille depuis 2007, siège au sein du comité Santé. Habituée des conseils d’administration de grandes entreprises (Crédit agricole, Worldline), sa place au sein d’un comité de France 2030 a de quoi interroger. On trouve également dans ce même comité le nom de Franck Mouthon, président de France Biotech. Cette fédération des entreprises de la « health tech », dont les membres ne peuvent que bénéficier de la stratégie de développement des biotechnologies annoncée dans le cadre de France 2030, publie annuellement des études sur l’état, les résultats et les besoins du secteur. La dernière en date, publiée en avril dernier, a été réalisée conjointement avec Bpifrance, Bio-Up et… BCG.
Quatre ans plus tôt déjà, France Biotech avait déjà commandé à BCG un rapport sur les merveilles et promesses de la « health tech ». Que cela soit en 2017 ou en 2021, les conclusions sont sensiblement les mêmes : la « health tech » est une filière stratégique d’avenir pour la France, mais manque de financements. Après avoir fixé ses priorités pour le gouvernement, BCG et French Biotech vont donc maintenant décider où va l’argent.
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Faites un donDécarboner l’industrie façon Bill Gates
Représenté par Julia Reinaud dans le comité Décarbonation et Hydrogène, Breakthrough Energy est une coalition d’investisseurs formée par Bill Gates en 2015, avec pour ambition d’accélérer les innovations technologiques dans le domaine des renouvelables et en matière de décarbonation. Breakthrough Energy mise notamment sur l’hydrogène et s’intéresse aujourd’hui particulièrement à l’Europe, où les gouvernements ont annoncé des soutiens financiers massifs pour cette filière. Ainsi, Bill Gates espère mobiliser 1 milliard de dollars entre 2022 et 2027 avec l’aide de ses partenaires publics et privés.
Parmi les autres investisseurs de Breakthrough Energy, on trouve Jeff Bezos, Mike Bloomberg, Reid Hoffman (LinkedIn), Jack Ma (Alibaba), Meg Whitman (ebay), ou encore Mark Zuckerberg. Sur la page d’accueil de l’initiative, on peut lire : « Chaque jour, près de 51 milliards de tonnes d’émissions CO2 s’ajoutent à l’atmosphère. » Pourtant, l’ONG Oxfam précise dans son dernier rapport que « vingt des milliardaires les plus riches émettent en moyenne 8 000 fois plus de carbone que le milliard de personnes les plus pauvres dans le monde ». Cherchez l’erreur.
Derrière l’usine à gaz, l’entre-soi
Au final, ce premier dossier de presse ne suffit pas à lever le voile sur toutes les modalités d’attribution des fonds France 2030. Au moins trois autres comités sont annoncés au niveau de l’Elysée et de Matignon, mais on ne connaît pas encore leur composition, ni véritablement leur rôle précis et comment ils s’articuleront.
Une « double ambition », 34 milliards, 3 volets, 10 objectifs, 5 leviers transversaux, 14 comités ministériels, 4 autres instances de suivi, le dossier de presse publié plus de trois mois et demi après l’annonce officielle de France 2030 prétend faire de la « lisibilité et simplification des procédures » une priorité. C’est mal parti.
Mais derrière l’énumération des noms et l’empilement des comités, les grandes orientations de France 2030, elles, restent effectivement bien lisibles : une stratégie du « tout technologie » décidée et menée en vase clos par le gouvernement et les industriels, pour le plus grand bénéfice des marchés financiers et du CAC40.
Mélissandre Pichon, avec Olivier Petitjean
Infographie : Guillaume Seyral