À l’image du CAC40 dans son ensemble, les grandes banques françaises annoncent ces jours ci des profits record : 31 milliards d’euros cumulés pour l’année 2021, davantage encore que lors des années d’euphorie qui ont précédé le crash financier de 2007-2008.
Comme pour le reste du CAC40, ces bénéfices record ont été largement nourris par le soutien financier massif des pouvoirs publics depuis le début de la pandémie (lire la note CAC40 : des records financés par les aides publiques). Mais de manière moins visible. On a beaucoup parlé des aides d’urgence comme les prêts garantis par l’État (PGE) ou le chômage partiel, puis des plans de sauvetage de l’aérien et de l’automobile, puis encore du plan de relance, et aujourd’hui de France 2030. Des banques et du secteur financier, il n’a en apparence jamais été question. Qu’on ne s’y trompe pourtant pas : ils ont bien été eux aussi soutenu à bout de bras par la puissance publique. Mais ce soutien a emprunté des voies différentes, souvent à travers des mesures d’apparence neutre ou technique, et des institutions éloignées des regards du public comme la Banque centrale européenne.
Des banques sous perfusion d’argent public
Les banques ont bien été elles aussi soutenues à bout de bras par la puissance publique.
Sous prétexte de « faciliter le crédit », les banques se sont vues accorder un rôle central dans les mécanismes de soutien financier mis en place depuis deux ans. En France, elles ont été la cheville ouvrière des PGE. Elles ont pu se financer massivement à taux négatif auprès des banques centrales : les fonds qu’elles ont ainsi levé s’élevaient à pas moins de 2 200 milliards d’euros à la fin 2021. Les banques ont également touché de coquettes commissions en organisant les levées obligataires des États et des multinationales du vieux continent, elles-mêmes encouragées par le programme d’achat de dettes de la BCE. Rien qu’au premier semestre 2020, selon les calculs de Bloomberg, elles avaient ainsi touché 500 millions d’euros au total. Sans parler des assouplissements réglementaires : les banques ont obtenu l’assouplissement ou l’abandon de régulations mises en place après la crise de 2008. Elles militent aujourd’hui encore, au niveau européen et avec l’oreille attentive du gouvernement français, pour une application la plus lâche possible des nouvelles règles prudentielles de Bâle III.
Il y a encore une pièce supplémentaire au puzzle, encore moins connue que les autres : le Fonds européen de garantie (FEG). Cet instrument financier très discret – qui représente tout de même 25 milliards d’euros – a été mis en lumière par l’ONG bruxelloise CounterBalance dans un rapport publié il y a quelques semaines dans le cadre du projet « Recovery Watch », dont l’Observatoire des multinationales est également partie prenante.
5 milliards d’euros sans débat parlementaire et sans conditions
De quoi s’agit-il ? D’un fonds spécial mis en place sous l’égide de la la Banque européenne d’investissement (BEI) et destiné à sécuriser des opérations de financement plus « risquées » que de coutume du fait de la crise. Les États européens qui y participent ont chacun apporté une partie de ces 25 milliards en proportion de la taille de leur économie. Pour la France, l’apport s’élève à 5 milliards d’euros, voté au printemps 2020 dans le cadre d’une loi de finances rectificative. Signe du caractère éminemment technique du sujet, ces 5 milliards ne semblent avoir fait à l’époque l’objet d’aucun débat parlementaire.
Officiellement, la raison d’être du Fonds européen de garantie est d’encourager les établissements financiers à prêter, malgré le contexte difficile, à des petites et moyennes entreprises durement touchées par la pandémie. On verra qu’en pratique, c’est beaucoup plus compliqué que cela. Censé être un outil d’urgence, à vocation « contra-cyclique », le fonds n’est devenu opérationnel qu’en 2021, après que le choc le plus violent de la crise soit passé. Il cible bien en théorie les petites entreprises, mais pas seulement : jusqu’à 28% des bénéficiaires peuvent être des entreprises de plus de 250 salariés, et on verra que la définition de ce qu’est une « petite entreprise » peut s’avérer éminemment flexible. Et comme pour beaucoup d’autres aides mises en place depuis deux ans, cet argent est distribué sans conditions sociales, fiscales ou climatiques, et avec une transparence encore plus minimale que d’habitude.
Mur d’opacité
Au 31 décembre 2021, plus de 300 opérations avaient déjà été approuvées, pour un montant de 23,2 milliards d’euros. Pour l’essentiel, il s’agit d’accords avec des intermédiaires financiers, qui en échange du soutien du Fonds s’engagent à faire couler le crédit autour d’eux. Nous avons une liste au moins approximative des bénéficiaires ainsi que, dans certains cas, des montants mis sur la table via le FEG. Certains sont des institutions financières publiques (ou parapubliques), comme Bpifrance, qui bénéficie d’une garantie à 75% pour un programme d’avance sur trésorerie d’un milliard d’euros destiné à des entreprises de taille intermédiaire. La plupart sont des banques commerciales. On retrouve parmi les bénéficiaires du Fonds européen de garantie la plupart des grands noms du continent, et notamment les établissements d’Europe du Sud : Sabadell, Santander, Caixa et BBVA pour l’Espagne, Intesa Sao Paolo et Unicredit pour l’Italie, Crédit agricole, BNP Paribas et BPCE pour la France, mais aussi ING, Nordea ou Raffeisen. Ce sont elles qui trustent les plus grosses sommes – en général plusieurs centaines de millions d’euros pour chaque accord. D’autres banques plus petites, locales ou éthiques ont également bénéficié du Fonds à moindre échelle.
Au-delà du nom des intermédiaires et parfois des sommes en jeu, on ne sait quasiment rien des opérations et des entreprises qui sont soutenues en pratique grâce aux facilités offertes par le FEG. C’est une boîte noire. Nos demandes d’informations auprès de certains établissements financiers bénéficiaires de ces aides en France se sont heurtées à un mur – tout comme les demandes faites par des journalistes dans d’autres pays européens. Rien ne permet donc de savoir quelle utilisation est faite concrètement de cet argent public, ni si cette utilisation répond bien aux objectifs affichés du Fonds. On n’est même pas sûr qu’il ne soit pas fait usage de circuits passant par des paradis fiscaux.
Le retour de la titrisation
Le FEG étant destiné à des opérations « risquées », il y a plus de chances que la garantie soit appelée et donc que la facture des défauts de paiement soit assumée par les contribuables. C’est ce que suggèrent de nombreux observateurs et la commission parlementaire en charge des affaires européennes en Italie – où le sujet a bien été débattu par les députés. Cela n’empêche pas certains pays, dont apparemment la France, de vouloir prolonger l’existence du Fonds, voire de le pérenniser. Nous avons pu échanger avec des représentants de Bercy dans le cadre de la préparation de cet article, et ils nous ont assuré que le Fonds n’était pas si risqué que ça... tout en se félicitant de son existence parce qu’il facilite le financement d’opérations plus risquées que de coutume.
En matière de risque, le Fonds européen de garantie réserve d’ailleurs une surprise de taille. Il propose depuis l’été dernier un nouveau produit financier de « titrisation synthétique », doté d’un budget de 1,4 milliards d’euros, destiné à garantir les tranches les plus risquées de certaines dettes détenues par des établissements financiers. Soit exactement le type d’ingénierie financière qui avait été rendu responsable de la crise financière de 2007-2008. Un temps discréditée aux yeux des gouvernements et de l’opinion publique, la titrisation revient aujourd’hui à la mode à la faveur de la pandémie et sous prétexte d’accélérer la reprise économique. Son inclusion dans le Fonds européen de garantie suggère que les institutions financières européennes sont prêts à lui rouvrir grand la porte.
Start-ups et de fonds de capital-investissement
Outre les banques, le Fonds européen de garantie a également été utilisé par des fonds d’investissement et de capital-investissement. Dans ce cas, l’opacité sur l’utilisation de l’argent est encore plus profonde. On trouve par exemple parmi les bénéficiaires, pour 50 millions d’euros, Partech Partners, un des principaux fonds de capital-risque à l’échelle globale, qui investit dans des start-up de la technologies et du numérique. Pour ce qui est de la France, certains noms plus connus retiennent l’attention, comme Eurazéo ou encore Tikehau, le très politique fonds de capital-investissement qui a accueilli François Fillon après sa déchéance et que le gouvernement a choisi pour piloter le fonds de modernisation du secteur aéronautique.
La plupart de ces fonds d’investissement semblent dédiés au financement des start-up et en particulier des biotechnologies – pas forcément le type de « petite entreprise » qu’on imaginerait fortement touchée par la crise sanitaire. Le même constat vaut pour les prêts ou investissement directs du Fonds européen de garantie dans des entreprises. Biotechnologies médicales, voiture autonome, nutrition infantile, nano-satellites... C’est une véritable liste à la Prévert de concepts technologiques à l’utilité sociale parfois douteuse et dans la plupart des cas sans aucun rapport avec la crise sanitaire actuelle. Des millions d’euros sont égrenés au profit de dizaines de start-up dont on voit mal pourquoi elles n’auraient pas pu simplement faire appel aux mécanismes déjà existants de soutien à l’innovation. Du côté de Bercy, on ne semble cependant pas très préoccupé par la transformation du FEG en un nouveau guichet financier pour les fondateurs de start-up, et on ne voit pas de mal à utiliser le dispositif pour essayer de pousser quelques potentiels champions de demain.
C’est une véritable liste à la Prévert de concepts technologiques à l’utilité sociale parfois douteuse et dans la plupart des cas sans aucun rapport avec la crise sanitaire.
À y regarder de plus près d’ailleurs, même les garanties accordées par le FEG à des banques et autres intermédiaires financiers ne serviront pas vraiment à n’importe quel type de « petites entreprises », et notamment pas à celles auxquelles nous avons affaire au quotidien, les petites entreprises locales qui font la vie et la résilience d’un territoires. Au contraire même. Sans même parler des 28% maximum du FEG réservés aux entreprises de plus de 250 salariés, certaines des opérations les plus importantes, comme les accords signés avec Santander (500 millions d’euros) ou Intesa Sao Paolo (750 millions d’euros) sont spécifiquement fléchées vers le soutien aux fournisseurs et sous-traitants des multinationales, en particulier dans les cas où les retards de paiement de ces dernières affecteraient leur trésorerie... Parmi les autres bénéficiaires du FEG sur ce créneau, on trouve aussi d’ailleurs Siemens Financial Services, filiale du groupe allemand éponyme.
Derrière l’objectif consensuel d’aider les petites entreprises européennes à faire face à la pandémie, c’est donc autre chose qui se joue. En se cantonnant à un rôle passif de guichet financier, et parce qu’il n’est accompagné d’aucune obligation de transparence ni de condition sociale, fiscale ou environnementale, le Fonds européen de garantie est surtout un nouveau chèque en blanc à l’économie du « business as usual », dont les premiers bénéficiaires seront probablement les banques et quelques « start-uppeurs » à l’affut des financements publics.
Olivier Petitjean
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Photo : Steintec CC-by via flickr