Selon les informations publiées par les entreprises elles-mêmes dans leurs documents de référence ou sur leur site, le CAC40 avait en 2017 au moins 16 240 filiales dans le monde entier. Cela représente une moyenne de 427 filiales par groupe (deux d’entre eux, TechnipFMC et Airbus, n’ayant publié aucune information à ce sujet). À l’évidence, ce chiffre doit être pris comme un minimum, puisque plusieurs entreprises ne déclarent qu’un nombre restreint de filiales (seulement les « principales »). Seules quelques unes publient une liste pléthorique (2348 filiales pour Engie et 2753 pour Vinci, par exemple), et il n’est pas sûre qu’elle soit toujours complète pour autant, comme nous l’avions constaté à propos de Total il y a trois ans.
Sur ces plus de 16 000 filiales, 2469 sont localisées dans des pays ou des territoires identifiés comme des « paradis fiscaux et judiciaires », soit 15,2%. Les firmes qui semblent avoir le plus grosse prédilection pour ces localisations attractives sont Axa, LVMH, Kering, ST et Danone, avec entre 35 et 22% de filiales concernées. À l’autre bout du classement, on trouve Saint-Gobain, Valeo, Veolia, Vinci et Vivendi, entre 3,5 et 7,7%.
En nombre absolu de filiales dans les paradis fiscaux, le classement est le suivant : Engie (327), LVMH (295), Vinci (212), BNP Paribas (198) et Total (160). Mais ce sont aussi les entreprises qui listent le plus grand nombre de filiales en général.
Que disent vraiment ces chiffres ?
Ces chiffres indicatifs doivent cependant être pris avec beaucoup de précautions. Tout d’abord précisément parce que les listes de filiales publiées sont de taille extrêmement variables selon les entreprises du CAC40, allant de quelques dizaines à plusieurs milliers. Les groupes qui publient des listes plus courtes peuvent en profiter pour « cacher » des filiales aux localisations controversées.
Ensuite en raison de la difficulté même à définir ce qu’est un « paradis fiscal et judiciaire ». Les listes de paradis fiscaux publiées par les gouvernements ou les organisations internationales sont souvent limitées. Nous utilisons ici une liste plus large produite par le Tax Justice Network, un réseau d’ONG dédié à la justice fiscale, qui inclut certes des îles paradisiaques comme les Bermudes ou les Caïmans, mais aussi des pays européens comme le Luxembourg, l’Irlande, la Suisse, la Belgique ou les Pays-Bas. Autant de pays où les firmes du CAC40 peuvent aussi avoir de vraies activités industrielles, mais qui n’en sont pas moins sur-représentés dans la localisation de leurs filiales.
À l’inverse, certains territoires à l’intérieur d’États plus grands, comme le Delaware aux États-Unis, Dubaï aux Émirats arabes unis ou divers territoires britanniques, peuvent aussi être considérés comme des paradis fiscaux, mais les filiales concernées sont difficiles à identifier comme telles lorsque les entreprises ne donnent qu’une localisation générique.
Enfin, dans le cas des géants du luxe LVMH et Kering, il faut rappeler que leur présence dans les paradis fiscaux tient aussi pour partie à la localisation de leur clientèle...
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Faites un donInformations financières insuffisantes
Bien entendu, le seul nombre de filiales dans les paradis fiscaux, en l’absence de données plus précises sur leurs finances, sur ne se traduit pas automatiquement par un taux d’imposition sur les bénéfices moindres que pour d’autres sociétés. Sur les cinq groupes du CAC40 qui déclarent le plus de filiales dans ces territoires, un seul (Axa) figure aussi parmi les cinq groupes qui affichent le taux d’imposition effectif le plus bas en 2017 (14,6% en l’occurrence). Les données relatives au taux d’imposition effectif sont d’ailleurs très variables d’une année sur l’autre et intègrent tant de paramètres qu’il est difficile d’en tirer des conclusions.
Seules les banques sont aujourd’hui soumises à des obligations de transparence suffisantes pour se faire une idée précise de la place des paradis fiscaux dans leur dispositif financier. La dernière étude précise sur ce point a été réalisée par un groupe d’ONG françaises dans le cadre de la Plateforme Paradis fiscaux et judiciaires (lire notre article). Elle concluait que les grandes banques françaises réalisent plus d’un tiers de leurs bénéfices dans des paradis fiscaux, alors que ces derniers ne représentent qu’un quart de leurs chiffre d’affaires, un cinquième de leurs impôts, et seulement un sixième de leurs employés.
Les paradis fiscaux préférés des multinationales françaises sont en Europe
Le terme même de « paradis fiscal » évoque spontanément l’image d’îles tropicales isolées, comme les Bahamas ou les Bermudes, ou parfois un peu plus proches comme Jersey. Mais la mécanique de l’évitement fiscal créée par les multinationales passe aussi et surtout par des pôles financiers (la City de Londres, Singapour, Hong Kong) et par des pays offrant des conditions fiscales avantageuses sur tel ou tel aspect particulier de leur comptabilité : les dividendes ou les redevances liées à la propriété intellectuelle, par exemple. Voire la France pour ce qui concerne la R&D... C’est pourquoi au final les principaux paradis fiscaux utilisés par les multinationales françaises sont européens (lire notre entretien à ce sujet avec Eric Walravens).
Dans un rapport récent, le Basic et Oxfam ont réalisé un décompte détaillé des filiales déclarées par le CAC40 en 2016. Ils ont trouvé 19 filiales aux Bahamas, 12 aux Bermudes et aux Caïmans, 10 au Panama et 22 à Monaco et à Jersey, mais surtout 319 aux Pays-Bas, 232 en Belgique, 167 au Luxembourg, et 137 en Suisse.
Cas d’école : la galaxie Engie et les paradis fiscaux
Engie se distingue parmi ses pairs du CAC40 une liste de plus de 2300 filiales, parmi lesquelles on en trouve au moins 327 relevant de paradis fiscaux. Principalement, certes, aux Pays-Bas (133 filiales) et en Belgique (74), deux pays où le groupe est historiquement très présent. Comme pour Total et de nombreux groupes pétroliers, les Pays-Bas sont aussi la localisation de choix pour tous les actifs du groupe en matière d’exploitation d’hydrocarbures (en cours de revente).
Le troisième pays de la liste est le Luxembourg avec 28 filiales. Celles-ci valent aujourd’hui à Engie une « enquête approfondie » de la Commission européenne. La teneur du dossier a été rendue publique début 2017, et suggère qu’Engie pourrait avoir économisé environ 300 millions d’euros d’impôts grâce à deux « rescrits » (ou rulings en anglais), des accords fiscaux particuliers, conclus entre l’entreprise et l’administration fiscale luxembourgeoise. Des conclusions qu’Engie conteste. Selon des révélations du site Les Jours, Engie aurait abrité pas moins de 27 milliards d’euros dans ses filiales du Grand-Duché (lire notre article).
De manière plus exotique, Engie compte également 9 filiales aux îles Caïmans, 7 à Monaco, 6 à Guernesey, 3 au Panama et à Jersey, ou encore 2 à Vanuatu.
Comment expliquer ce nombre extrêmement élevé ? D’abord, apparemment, par l’habitude de créer des dizaines de filiales portant plus ou moins le même nom pour ses projets énergétiques en France et au Brésil, particulièrement dans le domaine de l’éolien et du solaire. Ensuite par l’histoire même du groupe Engie, à l’origine une holding financière, Suez, qui s’est progressivement agrégée des participations dans divers secteurs économiques, jusqu’à se reconstituer en groupe énergétique à travers sa fusion avec Gaz de France.
Aujourd’hui, en plus de ses activités dans l’énergie, le groupe s’occupe également de gestion de prisons et de centres de détention, de stations de sport d’hiver, de textile, de caméras de surveillance, d’espionnage, de services urbains, ou encore dernièrement de gérer l’« Uber du dépannage à domicile ». L’acquisition d’International Power en 2011 a fait hériter le groupe, comme souvent avec le rachat de firmes anglo-saxonnes, de nombreuses filiales dans les paradis fiscaux.
Olivier Petitjean
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Photo : Sinead Friel CC via flickr