Faut-il en finir avec les « champions nationaux » ? La question mérite d’être posée tant les scandales et controverses s’accumulent de jour en jour au sujet des grandes entreprises françaises.
Lundi, on parlera d’une nouvelle affaire d’évitement fiscal impliquant un grand groupe ou son PDG milliardaire via des sociétés enregistrées dans des paradis fiscaux et judiciaires.
Mardi, ce sera le greenwashing éhonté d’une autre multinationale tricolore, pratiquant le grand écart entre professions de foi vertes et poursuite des investissements dans les énergies fossiles.
Mercredi, on évoquera un énième plan de suppressions d’emplois, immédiatement salué par les marchés boursiers.
Jeudi, une sombre affaire de lobbying fera la une des journaux, montrant comment les milieux patronaux profitent de leur accès privilégié aux décideurs pour protéger leurs intérêts.
Vendredi, on nous annoncera de nouveaux records historiques de profits pour le CAC40, tandis que les salaires continueront à stagner et l’inflation à galoper.
Samedi, on nous racontera comment, à l’autre bout du monde, des travailleurs et travailleuses de filiales ou de sous-traitants de grands groupes français sont exploité·es et leurs droits fondamentaux impunément bafoués.
Dimanche, on nous dévoilera les liens étroits cultivés par certains champions français avec tel dictateur ou tel régime autoritaire pour faire du « business » sans être dérangés par les critiques.
Et ainsi de suite la semaine suivante.
Révélation après révélation, la réalité peu reluisante des grandes entreprises françaises apparaît au grand jour. Pourtant, on ne cesse de nous rappeler que nous sommes liés à elles, que nous avons besoin d’elles, qu’elles sont « les nôtres » et que d’une certaine manière elles nous « représentent ». Et qu’il ne faudrait donc pas trop les critiquer. C’est cet imaginaire que capture la notion de « champions nationaux », convoquant une sorte de communion naturelle ou de pacte fondamental entre une nation et ses entreprises, dont tout le monde finirait par bénéficier.
Cet imaginaire s’appuie sur le souvenir collectif des Trente Glorieuses, associé à l’image d’une redistribution plus égalitaire des fruits de la croissance. Une période évoquant un État interventionniste, veillant à ce que les entreprises contribuent à la modernisation du pays et à la hausse de la consommation... sans que la majorité ne se soucie trop, par ailleurs, des conséquences écologiques.
Force est de constater que ce pacte, s’il a jamais existé sous cette forme idéalisée, est rompu depuis longtemps. Les grandes entreprises d'aujourd'hui s’efforcent de « rendre » le moins possible à la société.
Force est de constater que ce pacte, s’il a jamais existé sous cette forme idéalisée, est rompu depuis longtemps. Les grandes entreprises contemporaines s’efforcent de « rendre » le moins possible à la société : pas d’efforts particuliers faits sur les contributions fiscales, pas d’impact sur les emplois (qui stagnent) ou les salaires (qu’on attendrait à voir plus volontiers monter, surtout en contexte d’inflation), ni même une baisse des prix pourtant nécessaire à l’heure où nous écrivons ces lignes. Rien n’étant fait pour les usager·es, consommateur·rices et employé·es, comment même parler d’un pacte aujourd’hui, puisqu’aucun échange n’est observé ? Les entreprises cherchent à accaparer l’essentiel des profits qu’elles génèrent au bénéfice de leurs actionnaires et de leurs dirigeants. Elles refusent d’assumer véritablement la responsabilité de leurs impacts écologiques ou sociaux, qu’elles reportent sur la collectivité. Les services publics de naguère ont été privatisés, libéralisés ou sapés de l’intérieur. Les bénéfices que les grandes entreprises nous apportent sont de plus en plus précaires et douteux, tandis que les coûts qu’elles engendrent sont de plus en plus apparents.
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Faites un donCes entreprises sont-elles d’ailleurs encore vraiment « les nôtres » ? Une minorité des grands groupes nationaux réalise toujours une part importante de son activité en France, comme Bouygues et Vinci dans le BTP, ou Orange dans les services. Mais cette part tourne au maximum autour de 50 % du chiffre d’affaires, le reste étant réalisé à l’étranger. Pour la plupart des autres groupes, la France ne représente plus qu’une fraction de leur effectif ou de leur activité – et souvent de leur actionnariat. Ils ne sont plus « français » que par leur histoire, parce qu’ils sont cotés à la Bourse de Paris et ont (avec quelques exceptions) leur siège social en France, ou que leurs principaux dirigeants sont de nationalité française.
Ces groupes français actifs sur les marchés mondiaux sont devenus des multinationales. Autrement dit, ils opèrent dans plusieurs pays à la fois, souvent sur tous les continents, à travers un réseau de filiales placées sous l’égide de la société mère. Au-delà des filiales qui constituent le « groupe » proprement dit, ces mêmes entreprises mettent en place des « chaînes de valeur » encore plus vastes pour s’alimenter en produits ou en matières premières (fournisseurs), externaliser une partie de leur production (sous-traitants) ou utiliser leurs produits et services (clients industriels et consommateurs).
Depuis l’époque des Trente Glorieuses, les grandes entreprises françaises se sont non seulement internationalisées, mais elles se sont également soumises au joug de la finance actionnariale. Le CAC40 en est le symbole : il est le principal indice de la bourse parisienne, regroupant les quarante entreprises les plus importantes cotées sur cette place financière, sélectionnées en fonction de critères de valorisation et de volume d’échange. La plupart des « champions » y figurent, mais il y a des exceptions, et non des moindres : les entreprises privées non cotées en bourse (comme Auchan, Lactalis ou CMA-CGM), les entreprises à capitaux publics (EDF, SNCF, Areva) et toutes les grandes sociétés cotées qui ne font pas ou plus partie des quarante élus (Air France, Accor, Eiffage et de nombreuses autres). Nous utilisons tout de même le terme de CAC40 dans cet ouvrage pour désigner par extension l’ensemble des grandes entreprises françaises.
Le gouvernement continue à faire comme si ce qui est bon pour le CAC40 l’était aussi nécessairement pour l’économie et la société françaises dans leur ensemble.
Les gros groupes nationaux ne se contentent pas de jouer, sous contrainte, le jeu de la finance mondiale : ils sont devenus de véritables champions du monde du dividende. Cocorico ! Au printemps 2023, ils annoncent un nouveau record de profits : 150 milliards au bas mot. Mais force est de constater que ce « pognon de dingue », capté par les actionnaires et dirigeants, profite très peu aux travailleurs et travailleuses de ces mêmes entreprises, et encore moins à la société dans son ensemble. Bien pire : ces « superprofits » s’expliquent en grande partie par les marges supplémentaires que se sont accaparées les grands groupes sous prétexte d’inflation, ainsi que par les aides publiques et la baisse de la fiscalité. Ils se nourrissent de la sueur et de la peine de la majorité de la population.
Le gouvernement continue pourtant à faire comme si ce qui est bon pour le CAC40 l’était aussi nécessairement pour l’économie et la société françaises dans leur ensemble. Quelles qu’en soient les justifications officielles, ses politiques économiques restent axées sur les intérêts des grands groupes : ce sont eux qui sont les principaux bénéficiaires de la croissance des aides publiques, de la baisse de la fiscalité, du détricotage du code du travail, de la libéralisation, du soutien à l’exportation, de l’assouplissement des régulations environnementales.
La diplomatie française est mise au service de TotalEnergies, Sanofi, LVMH et Dassault pour les aider à signer des contrats, vendre des armes, exploiter des ressources naturelles partout sur la planète. Pendant que les multinationales sont ainsi choyées, les services publics dépérissent faute de crédits suffisants. Les petites entreprises et les diverses formes de l’économie sociale et solidaire doivent se contenter de miettes, les règles du marché unique européen et du commerce international étant conçues pour (et souvent par) les multinationales.
Ce livre, issu d’une collaboration entre Attac et l’Observatoire des multinationales, propose de poser un regard lucide sur ces fameux « champions nationaux ». Ce terme a fréquemment été utilisé en référence aux grands programmes technologiques et industriels des années 1960 et 1970 – le TGV, le nucléaire, le Concorde, la fusée Ariane –, et aux entreprises qui les ont portés. Il recouvre à présent, en un sens plus général, l’ensemble des grands groupes français désormais actifs sur les marchés mondiaux.
Le statut de « champion national » semble garantir un soutien inconditionnel de la part des pouvoirs publics : c’est simplement parce que Sanofi ou LVMH sont nominalement français qu’il faudrait les défendre, sans considération de leurs contributions sociales concrètes.
Le statut de « champion national » semble garantir un soutien inconditionnel de la part des pouvoirs publics : c’est simplement parce que Sanofi ou LVMH sont nominalement français qu’il faudrait les défendre, sans considération de leurs contributions sociales concrètes. Et si les discours des gouvernements et des milieux d’affaires se gargarisent maintenant de « souveraineté », c’est en général pour justifier un soutien accru à un grand groupe privé ou à une poignée d’entre eux dans chaque secteur (numérique, énergie, agroalimentaire, etc.). Ladite souveraineté ne serait-elle pas mieux assurée par le secteur public ou par des acteurs économiques véritablement ancrés dans les territoires ? Dans ce livre, nous démontons, une à une, les illusions et les tromperies qui tentent de justifier cette doctrine de soutien inconditionnel aux « champions nationaux ».
La première partie de cet ouvrage s’intéresse à ce que nous coûtent réellement les champions nationaux. Derrière l’idéologie du marché libre et les discours ressassés sur la gratitude que nous devrions ressentir à l’égard des milliardaires et des entrepreneurs qui feraient ruisseler les richesses, la réalité est bien différente : c’est la collectivité qui a porté et qui continue de porter les grandes entreprises à bout de bras, en en payant le prix fort.
La deuxième partie se penche sur ce que les champions nationaux nous apportent vraiment. On ne cesse de nous rabâcher que nous profitons de la prospérité et des performances financières des grandes entreprises du CAC40. Elles seraient à l’origine d’une manne de recettes fiscales et d’emplois, et plus largement des bienfaits associés à la société de consommation. Mais est-ce si évident que cela ? À y regarder de plus près, les bénéfices que les multinationales tricolores apportent à la collectivité s’avèrent bien maigres.
La troisième partie est consacrée aux pratiques des grandes entreprises françaises dans le monde et en particulier à leur rôle sur le dossier brûlant du climat, à leurs impacts en matière de droits humains, et à leurs relations avec les dictateurs et les régimes autoritaires. Quel monde contribuent à créer de fait les grandes entreprises françaises ?
Pour finir, dans une quatrième partie, nous proposons des pistes pour sortir du cercle vicieux dans lequel nous enferment les multinationales et l’appétit vorace de leurs actionnaires. Il faut revoir les règles de droit, à la fois en France et au niveau international, pour prévenir les abus, forcer les multinationales à assumer leurs responsabilités, et faire en sorte qu’elles « rendent » effectivement à la société. On devrait même envisager d’aller plus loin : réduire le poids économique excessif qu’ont acquis les grandes entreprises, revenir sur les politiques de privatisation et de libéralisation, démocratiser leur fonctionnement, en remettant en cause la mainmise des actionnaires sur les organes de délibération et de décision.
Il importe aussi, et peut-être surtout, se demander si nous avons autant besoin des multinationales qu’on essaie de nous le faire croire. Et s’il n’est pas possible – et même souhaitable – d’organiser la vie collective sans ces mastodontes, en redécouvrant la valeur du service public et d’une économie relocalisée et définanciarisée. Une chose est sûre : pour en finir avec la mainmise des multinationales, l’engagement et la mobilisation citoyenne sont et resteront indispensables.
Détails :
Taille - 12cm x 18cm
216 pages
Sortie - 24 mai 2023
Editions Les Liens qui libèrent
Prix : 12€