Technologie

Stocker le CO2 sous la mer en Italie, une « fausse solution » pour décarboner les industries polluantes du Sud-est de la France

Présentée comme une solution de dernier recours pour le décarbonation de l’industrie, la capture du CO2 en vue de son stockage souterrain est de plus en plus encouragée par la Commission européenne et les États membres. D’ici 2030, les industries polluantes des régions lyonnaise et marseillaise prévoient d’envoyer leur CO2 en Italie, où il devrait être stocké sous le plancher de l’Adriatique. Non sans risques, et alors que les bienfaits réels de cette technologie pour le climat sont sujets à caution.

Publié le 5 décembre 2024 , par Nina Hubinet, Pierre Isnard-Dupuy

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Pour se débarrasser du CO2 émis en masse par les industries polluantes, pourquoi ne pas l’injecter dans le sous-sol marin ? C’est l’idée d’un projet qui n’a pour l’instant quasiment pas attiré l’attention, mais qui pourrait devenir d’ici quelques années un pan crucial de la stratégie de décarbonation de la deuxième plus grande zone industrielle de France, entre Marseille et la Camargue.

Cette enquête publiée conjointement par l’Observatoire des multinationales et Reporterre lève pour la première fois le voile sur le projet Callisto (Carbon Liquefaction Transportation and Storage), dédié à la capture, au transport et au stockage de dioxyde de carbone en Méditerranée. Une partie de ce CO2 serait embarqué à Fos-sur-Mer et emmené jusqu’à l’Adriatique en passant par l’Italie. Là, il serait séquestré dans d’anciennes poches de gaz épuisées situées sous la mer.

Un certain nombre de spécialistes et d’écologistes doutent du bien-fondé de cette technologie balbutiante, qui présente des risques, et si coûteuse qu’elle dépendra d’un soutien financier public massif. Et pourtant, ce qui pourrait paraître à certains comme un jeu d’apprentis sorciers est en train de se concrétiser.

Coopération franco-italienne

L’entreprise française Air Liquide et le pétrolier italien ENI sont les principaux maîtres d’œuvre du projet Callisto. La première se chargera du transport et de la liquéfaction du gaz capté dans les fumées des usines, probablement sur un site dédié à Lavéra, près de Fos. La seconde le réceptionnera en Italie pour l’enfouir. Démarrage prévu dans les mois à venir pour le CO2 issu des industries italiennes et à partir 2029 pour celui importé de France. Dans un premier temps, environ 4 millions de tonnes de gaz carbonique seraient injectées annuellement dans le sous-sol de la mer au large de Ravenne. Puis, au-delà de 2030, jusqu’à 16 millions de tonnes par an.

L’initiative a été sélectionnée par la Commission européenne pour rejoindre la liste des « projets d’intérêt communs ». Cette dernière a fait du captage et stockage de CO2 (CCS) un élément incontournable de sa stratégie pour réduire les émissions industrielles de 90 % à l’horizon 2040. D’ici quelques mois, les industries du nord de l’Europe seront les premières à entreposer leur CO2 sous les eaux norvégiennes et danoises.

La France a d’ailleurs signé deux accords bilatéraux en ce sens avec les États scandinaves, qui concerneront plutôt les industries du nord du pays.

« Solution de dernier recours »

Une vraie « fausse solution », considère France Nature Environnement (FNE) Bouches-du-Rhône. De nombreuses ONG environnementales pointent les risques de relargages toxiques et, plus globalement, les limites climatiques de la méthode. « Les efforts doivent être faits à la base pour rejeter moins de gaz à effet de serre. Si le CO2 est stocké, les changements nécessaires pour arrêter de polluer ne sont pas faits », affirme Grégoire Atichian, militant de FNE. « Le CCS n’implique pas de réduction des émissions à la source et donc de réelle remise en cause du système productif actuel », abonde le Réseau action climat (RAC) dans son rapport sorti en 2023 sur la décarbonation des 50 plus gros émetteurs industriels français.

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« Il y aura toujours les émissions fatales, que l’on ne peut pas réduire. Cela concernerait environ les deux tiers de nos émissions de CO2 actuelles »

Les industriels et l’État répètent que la mise en place de solutions de réduction des émissions est prioritaire, et que le recours au CCS n’arrivera que dans un second temps, pour traiter le CO2 irréductible. Le pétrochimiste Ineos entend ainsi réduire ses émissions « via des méthodes de sobriété énergétique et l’électrification d’une partie de l’outil industriel », explique Susana Vanneste-Porqueras, responsable décarbonation pour le site Ineos - Naphtachimie de Lavéra. « Mais il y aura toujours les émissions fatales, que l’on ne peut pas réduire. C’est celles-ci que l’on prévoit de séquestrer. Cela concernerait environ les deux tiers de nos émissions de CO2 actuelles », précise-t-elle.

Chez ArcelorMittal, on veut électrifier l’un des deux hauts-fourneaux du site de Fos, et introduire une part d’acier recyclé dans la fabrication. Du côté des cimentiers, on réfléchit aussi à utiliser des matériaux recyclés et à changer de combustible pour abandonner les fossiles. « Le levier de décarbonation CCS doit s’apprécier pour les émissions résiduelles qui ne peuvent pas être abattues par d’autres leviers de décarbonation plus efficaces : électrification, efficacité énergétique, hydrogène, recyclage, efficacité matière », résume-t-on à la Dreets (Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités) Paca.

Un « carboduc » de Lyon à Fos, des bateaux de Fos à l’Adriatique

Si le stockage de CO2 est une solution de dernier recours, il n’est pas pour autant marginal. « À terme, on estime que 3 à 4 millions de tonnes de CO2 dans la zone de Fos et de l’étang de Berre pourront être “abattues” de cette manière », déclare Nicolas Mat, secrétaire général de l’association locale d’industriels Piicto, qui accompagne leur transition. Soit près d’un cinquième des 18 à 20 millions de tonnes de CO2 émis annuellement par la zone industrielle de Fos.

Selon la même logique, une quinzaine d’industries de la région lyonnaise et de la vallée du Rhône devraient être connectées à Callisto via un « carboduc », Rhône CO2. Arrivé à Fos, une partie de ce CO2, issu de la combustion de biomasse et non de ressources fossiles, servirait à la fabrication de carburants. Ce sera le cas pour le gaz carbonique rejeté par le fabricant de pâte à papier Fibre Excellence, installé à Tarascon. « Il provient de la combustion des sous-produits du bois, une ressource renouvelable. Nous sommes fiers de contribuer à ce projet innovant, qui s’inscrit dans une logique vertueuse et circulaire de décarbonation », s’enorgueillit l’entreprise, connue dans la région pour ses rejets de gaz incommodants [1].

Le CO2 qui ne sera pas valorisé de cette manière devrait être liquéfié à Fos par Elengy, filiale d’Engie, pour être chargé sur des bateaux direction Ravenne. Là-bas, d’autres carboducs relieront les sites industriels très émetteurs d’Émilie-Romagne et de Vénétie à une usine de liquéfaction, avant leur destination finale dans la croûte terrestre, sous la mer.

Risques toxiques

L’ONG italienne ReCommon [partenaire de longue date de l’Observatoire des multinationales au sein du réseau ENCO, NdE] sonne l’alerte via une note d’analyse récente sur Callisto. Une partie de la région de Ravenne, où transiteraient les gazoducs, est « classée en zone de risque sismique 2 », pointe Elena Gerebizza, chargée de campagne à ReCommon. Soit l’avant-dernier niveau de risque, pouvant conduire à des dommages sérieux sur les infrastructures, selon l’échelle italienne comprise entre 4 et 1. Et les environs subissent de plus en plus d’inondations violentes, accentuées par le réchauffement climatique. « Il y a eu trois inondations dans cette région ces deux dernières années. Beaucoup de maisons ont été emportées par des torrents de boue, les habitants sont désespérés », rapporte la responsable de ReCommon.

« Il y a eu trois inondations dans cette région ces deux dernières années. Beaucoup de maisons ont été emportées par des torrents de boue. »

Elena Gerebizza craint ainsi que les infrastructures prévues pour le CO2 soient endommagées par les catastrophes et que des fuites potentiellement toxiques, voire mortelles, puissent se produire. « Quand il n’y a pas d’oxygène dans l’air, cela peut avoir des conséquences neurotoxiques. Or le CO2 dans les pipelines sera très concentré », explique-t-elle. En cas de rupture, le gaz libéré pourrait venir asphyxier les riverains. Un accident de ce type a eu lieu aux États-Unis en février 2020. Un carboduc s’est rompu suite à un mouvement de terrain consécutif à de fortes inondations dans l’État du Mississippi. Parmi les 49 habitants de la bourgade où s’est produit l’accident, une vingtaine se sont évanouis, et tous ont été ensuite touchés par des pathologies neuronales, pulmonaires et gastriques. La catastrophe s’est produite dans une zone peu peuplée, alors que l’Émilie-Romagne dépasse les 200 habitants au kilomètre carré.

En plus des risques pour les populations, « nous n’avons pas de garantie pour toujours que le CO2 stocké sous la mer ne soit pas relâché en fonction des mouvements de terrain », ajoute Elena Gerebizza.

Tout en prévoyant d’y avoir recours, certains industriels soulignent eux aussi les « incertitudes » liées à la mise en œuvre du CCS. « On sait enfouir le CO2 dans la roche, mais il faut parvenir à évaluer la porosité de la roche pour s’assurer de l’étanchéité totale sur des siècles », souligne Susanna Vanneste-Porqueras d’Ineos. Dans l’idéal, son entreprise préfèrerait que des lieux de stockage plus proches soient aménagés, si possible dans les eaux méditerranéennes françaises.

Un intérêt climatique douteux

Si en Italie, Callisto est prêt à démarrer, en France, on en est encore qu’aux déclarations d’intention. La consultation publique pour le pipeline Rhône CO2 doit s’ouvrir dans les prochaines semaines. À Fos, la planification des infrastructures n’en est même pas encore à cette première étape réglementaire, normalement suivie d’une étude d’impact puis d’une enquête publique.

La vertu climatique d’un tel projet reste par ailleurs à prouver. Dans un avis technique publié en 2020 sur le CCS, l’Ademe considère que « le futur site de stockage géologique doit être le plus proche de la source de CO2, entre 100 à 200 kilomètres au maximum ». Au-delà de cette distance, l’énergie engagée pour le transport pourrait peser sur le bilan climatique. Avec des bateaux naviguant sur des milliers de kilomètres pour faire le tour de la botte italienne, Callisto est loin de répondre à ces recommandations.

Le coût financier sera lui aussi conséquent. Le seul Rhône CO2 devrait coûter de 1 à 1,5 milliards d’euros. Concernant Callisto, nos interlocuteurs n’ont pas répondu à nos demandes de précisions sur le budget du projet. En novembre 2022, Emmanuel Macron avait promis 10 milliards d’euros d’aides pour la décarbonation des 50 industriels les plus émetteurs de CO2 en France. Dix milliards dont plusieurs millions - a minima - devraient à être consacrés à cette solution contestée et très coûteuse de l’enfouissement du gaz carbonique. Pour des résultats plus ou moins garantis sur le temps long, au gré des mouvements de la croûte terrestre.

Nina Hubinet et Pierre Isnard-Dupuy

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Photo : Lesbats Stephane (2003). Complexe pétrochimique de Fos-sur-Mer. Ifremer. cc by

Boîte Noire

Cette enquête est publiée conjointement avec Reporterre.

Parallèlement à la réalisation de cette enquête, l’Observatoire des multinationales a aidé l’ONG italienne ReCommon a récolter des informations sur les partenaires du projet Callisto en France et le contexte local dans lequel s’inscrit ce projet. ReCommon a intégré ces éléments dans sa propre note sur la question dont nous republions parallèlement la version française. La teneur de la présente enquête relève de la seule prérogative de ses auteurs et de l’Observatoire des multinationales.

Notes

[1Lire à ce sujet cet article de Reporterre.


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