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« Fast-fashion »

Pourquoi il faut faire la lumière sur le lobbying de Shein et le rôle de Christophe Castaner

L’offensive de lobbying de Shein en France a-t-elle réussi à retarder, puis à vider de sa substance la proposition de loi sur la « fast-fashion », pourtant adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale ? Et quel est exactement le rôle de l’ex ministre Christophe Castaner, recruté par le groupe chinois ? L’Observatoire des multinationales et les Amis de la Terre France ont demandé à la HATVP de faire la lumière sur une affaire qui illustre le pouvoir d’influence des multinationales – y compris par comparaison avec le secteur textile français – et les carences de l’encadrement des reconversions d’anciens responsables publics.

Publié le 27 mai 2025 , par Cléa Vidal, Olivier Petitjean

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Sans aucune expérience dans ce domaine, l’ex-ministre de l’Intérieur Christophe Castaner a été officiellement nommé en décembre 2024 au tout nouveau comité du géant chinois de la fast-fashion Shein dédié à la RSE (ou « responsabilité sociale des entreprises »). Pour justifier cette nomination dans un groupe responsable d’au moins 16 millions de tonnes de CO2 annuel, Christophe Castaner a évoqué sa volonté de faire changer le système « de l’intérieur ». L’intéressé précise aussi qu’il n’est pas employé directement par Shein, mais qu’il assure cette prestation via la société de conseil qu’il a créé lorsqu’il a quitté la vie politique, Villanelle Conseil. Cette création avait été approuvée sous réserves, à l’époque, par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).

Christophe Castaner affirme également haut et fort qu’il n’a pas été recruté par Shein pour faire du lobbying. Sans beaucoup convaincre. L’entreprise chinoise est en effet ciblée par une proposition de loi sur l’impact environnemental de l’industrie textile, dite « loi fast-fashion » qui menace à la fois son image et la poursuite de la croissance phénoménale de ses ventes en France, qui est l’un de ses principaux marchés. En plus d’embaucher l’ancien locataire de la place Beauvau, proche allié d’Emmanuel Macron, l’entreprise s’est lancée dans une offensive de lobbying tous azimuts contre l’adoption de cette législation, ciblant aussi bien les parlementaires que le grand public. Une vaste campagne de communication conçue par Havas (groupe Bolloré) vante depuis le début du mois de mai Shein comme une entreprise vertueuse, au service des consommateurs modestes. Des éléments de langage que l’on retrouve presque mot pour mot dans la bouche de Christophe Castaner.

Shein sort les grands moyens

Portée par la député Horizons Anne-Cécile Violland, la loi « fast-fashion » avait été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée nationale en mars 2024. Elle prévoyait notamment l’instauration d’un système de bonus-malus pour les produits textiles basé sur l’affichage environnemental, ainsi que l’interdiction de la publicité pour la « fast-fashion ». Une menace directe pour le modèle de Shein, dont le chiffre d’affaires français s’élevait à 1,64 milliards d’euros en 2023.

Après l’annonce de sa nomination, Christophe Castaner n’a pas mâché ses mots au sujet de cette proposition de loi, qui refléterait selon lui une « super tendance à taxer ou interdire », et qu’il a été jusqu’à qualifier d’« assez dégueulasse » et de « TVA sur les produits des plus pauvres ». Des déclarations qui lui ont attiré les foudres des représentants de l’industrie textile française.

Dans le même temps, les parlementaires étaient assaillis de sollicitations de Shein, avec l’aide d’une autre filiale de Havas, l’agence PLEAD. Déjà, comme l’a raconté Anne-Cécile Violland, « au moment où la loi doit passer à l’Assemblée nationale, ils ont pris contact avec un grand nombre de députés [...] pour essayer de les convaincre de ne pas voter cette loi ». La même stratégie a été mis en œuvre au niveau du Sénat [1].

De fait, l’inscription de la proposition de loi à l’ordre du jour du Sénat, en vue de son adoption définitive, a été plusieurs fois repoussée. La première lecture commencera finalement les 2 et 3 juin prochain, quinze mois après le vote de la loi à l’Assemblée. Et la commission Environnement du Palais Bourbon a supprimé entre-temps les dispositions les plus emblématiques de la loi, au risque de la vider de sa substance.

L’encadrement du lobbying en question

Est-ce l’offensive de lobbying de Shein qui a poussé les parlementaires à passer outre les souhaits de l’industrie textile française (qui pèse certes peu économiquement face aux géants comme Shein ou H&M et Zara) et les objectifs officiels de la France en matière de réindustrialisation et de climat ? La question ne peut pas manquer de se poser, et c’est pour cette raison que l’Observatoire des multinationales et les Amis de la Terre France ont adressé ce vendredi 23 mai un signalement à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) pour lui demander d’utiliser son pouvoir de contrôle afin de faire la lumière sur le lobbying de Shein et, en particulier, sur le rôle exact de Christophe Castaner.

En effet, si l’entreprise chinoise a bien fait – après s’être inscrite tardivement sur registre des représentants d’intérêts – des déclarations d’activités de lobbying pour l’année écoulée, comme la loi l’y oblige, celles-ci demeurent très vagues et générales, ne mentionnant même pas explicitement la « loi fast-fashion ». En outre, ces déclarations présentent des incohérences, notamment en ce qui concerne les moyens financiers déployés. Pour ajouter à la confusion, une déclaration complémentaire a été faite par Roadget Business, la maison mère de Shein basée à Singapour, d’ailleurs rédigée en anglais.

Quant à la société Villanelle Conseil créée par Christophe Castaner, elle déclare bien des activités de lobbying en 2024, mais pour le compte d’autres clients que Shein, et sans dévoiler aucun chiffre sur ses moyens financiers comme elle est censée le faire.

« Portes tournantes »

Si Christophe Castaner se défend de faire du lobbying pour Shein voire prétend s’offusquer qu’on puisse en avoir le moindre soupçon, le moins que l’on puisse dire est qu’un immense flou règne quant à sa fonction exacte pour le compte de l’entreprise. Initialement, il a donc été nommé au comité RSE de Shein, et l’entreprise a indiqué l’avoir choisi pour bénéficier de ses « conseils en matière d’environnement ». La ficelle était-elle trop grosse, au vu de l’absence d’expérience de l’ancien ministre dans ce domaine ? Aujourd’hui, selon la communication officielle de Shein, Christophe Castaner aurait été finalement embauché pour faciliter les investissements de Shein en France, de par son expérience dans la « société civile » [2]. De même, la nomination à un « comité » mis en place par une multinationales est normalement une fonction individuelle, qui entraîne en général une rémunération sous forme de jetons de présence ou avantage en nature. Or il a très vite transparu qu’il était rémunéré pour des prestations de conseil via sa société Villanelle – une société qui se présente sur sa page Linkedin comme un cabinet « spécialisé en conseil en affaires publiques, affaires gouvernementales et relations institutionnelles », et qui déclare des activités de lobbying à la HATVP pour d’autres clients.

Christophe Castaner n’est d’ailleurs pas le seul responsable politique appelé à la rescousse par Shein. Ont été nommés en même temps que lui au fameux « comité RSE » du géant chinois l’ancienne secrétaire d’État de Jean-Pierre Raffarin Nicole Guedj et le responsable du Medef (et ancien haut fonctionnaire) Bernard Spitz. Au niveau européen, Shein s’est assuré les services de l’ancien commissaire européen allemand Günther Oettinger.

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En cela, le groupe chinois montre qu’il est lui aussi, comme beaucoup d’autres multinationales, un adepte de la stratégie des « portes tournantes » consistant à recruter d’anciens responsables publics pour leur connaissance des rouages de l’administration, leur carnet d’adresses et leur capacité à se faire entendre et écouter de leurs anciens collègues. Ce phénomène n’a cessé de prendre de l’ampleur en France comme le démontre chiffres à l’appui le nouveau rapport de l’Observatoire des multinationales « Portes tournantes » : comment la circulation des élites entre secteurs public et privé dénature notre démocratie . Shein a d’ailleurs recruté en France d’autres conseillers passés par la sphère publique comme Thomas Urdy, jusqu’à septembre dernier conseiller au cabinet d’Aurore Bergé (Egalité femmes-hommes) et avant cela conseiller de Sarah El Hairy et Bérangère Couillard, ou encore Fabrice Layer, auparavant lobbyiste chez Huawei a passé de nombreuses années comme directeur de cabinet et assistant parlementaire à l’Assemblée nationale.

La boîte noire des « sociétés de conseil » d’anciens ministres

Christophe Castaner n’est pas le seul ancien ministre à avoir créé une société de conseil à sa sortie du gouvernement. L’Observatoire des multinationales en avait fait le décompte à l’été 2023 : Jean Castex (qui a fait radier cette société lors de sa nomination à la RATP), Roselyne Bachelot, Jean-Michel Blanquer, Sophie Cluzel, Julien Denormandie, Jean-Baptiste Djebbari, Richard Ferrand, Laura Flessel, Delphine Geny Stephann, Benjamin Griveaux, Nicolas Hulot, Jean-Yves Le Drian, Mounir Mahjoubi, Roxana Maracineanu, Élisabeth Moreno, Françoise Nyssen, Cédric O, Florence Parly, Muriel Pénicaud, Laurent Pietraszewski, Brune Poirson, François de Rugy et Adrien Taquet étaient alors dans le même cas [3].

Difficile de dire lesquelles de ces sociétés ont eu une activité réelle puisque dans la plupart des cas les anciens responsables concernés ont fait jouer une clause de confidentialité leur permettant de ne pas rendre publics leurs comptes. De même, elles ne sont pas obligées a priori de dévoiler le nom de leurs clients – sauf si elles jugent que leurs activités de conseil sont assujetties à la loi sur la transparence du lobbying. C’est donc un voile d’opacité supplémentaire qui rend encore plus difficile le rôle de contrôle déontologique de la HATVP.

Avant Christophe Castaner, un autre cas avait attiré l’attention, celui de Cédric O. L’ancien conseiller d’Emmanuel Macron et secrétaire d’État chargé du numérique (2020-2022) militait à l’époque pour la régulation de l’intelligence artificielle (IA), mais semble avoir brusquement changé d’avis en mai 2023 lorsqu’il est recruté (apparemment via la société de conseil qu’il avait créée) par Mistral AI, fleuron français dans ce domaine émergent (lire Les bonnes affaires de Cédric O, ex secrétaire d’État. Il déclare alors que les projets européens de régulation de l’IA européen « tuer notre entreprise ». Et comme par une étrange coïncidence, le gouvernement français, auparavant « pro-régulation », s’est mis lui aussi à craindre un « étouffement de notre dynamique d’innovation » et à freiner les discussions au parlement européen. En septembre 2023, Cédric O devient membre du Comité de l’IA générative auprès de la Première Ministre. Dès lors, alors même qu’il travaillait pour Mistral AI et était lobbyiste accrédité au Parlement européen pour le compte de cette entreprise, Cédric O a conseillé le gouvernement sur la manière de réguler le secteur et multiplié, comme Christophe Castaner aujourd’hui, les prises de position sur le sujet.

Déjà saisie à l’époque, la HATVP avait examiné le sujet et conclu – sans procédure ni délibération publiques – que ces activités de Cédric O ne contrevenaient pas aux règles en vigueur. Le signe qu’il y a encore du chemin à faire en matière de régulation effective du lobbying et des échanges de personnel public-privé.

Olivier Petitjean et Cléa Vidal

Article publié par Olivier Petitjean , Cléa Vidal

Notes

[1Lire ou écouter l’enquête très complète de la cellule investigation de Radio France.

[2Cf. les explications données à Radio France pour l’enquête déjà citée. En réalité, la seule expérience de ce type dont Christophe Castaner pourrait éventuellement date de la fin des années 1980 et du début des années 1990, après quoi il s’est entièrement consacré à diverses fonctions et mandats publics jusqu’à sa retraite politique en 2022.

[3Pour Roselyne Bachelot, Laura Flessel, Nicolas Hulot et Roxana Maracineanu, ces sociétés existaient avant leur nomination au gouvernement.

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