Emmanuel Macron ne se rendra pas à Bakou pour la 29e conférence des parties de la convention des Nations unies sur le climat, ou COP29. Une absence qui s’explique par l’accumulation des tensions qui se sont accumulées entre la France et l’Azerbaïdjan depuis quelques années, la première ayant résolument pris le parti de l’Arménie dans le conflit qui oppose les deux pays autour de la province du Haut-Karabakh. La diplomatie tricolore sera bien présente à la COP29 et entend continuer à y afficher ses ambitions et s’y faire le champion d’une action ambitieuse sur le climat [1].
En coulisses, cependant, une autre partition se joue. L’Azerbaïdjan, un pays sous la coupe d’un régime répressif et autocratique, est une source crucial de pétrole et – de plus en plus – de gaz pour l’Europe. Les entreprises françaises Engie et surtout TotalEnergies y ont des intérêts importants. Comme dans d’autres pays où le géant pétrogazier développe aujourd’hui des projets aussi stratégiques que controversés – l’Ouganda ou le Mozambique par exemple [2] -, les autorités françaises ont fait passer au second plan leurs engagements officiels pour le climat, la démocratie et les droits humains pour soutenir TotalEnergies et ses projets.
Après une offensive diplomatique qui a culminé avec la visite officielle de François Hollande en 2014 et la signature de précieux contrats, les services diplomatiques français à Bakou continuent de collaborer au quotidien avec les représentants de l’entreprise dans le pays, dans le cadre d’une confusion savamment entretenue entre l’intérêt de la France et celui de ses grandes entreprises. Au risque de faire apparaître une nouvelle fois les grands discours progressistes de la France sur la scène internationale comme de la pure hypocrisie – ce que ne manqueront pas de souligner ses adversaires comme, justement, le régime du président Ilham Aliyev.
Ruée sur le gaz azéri
Contrairement à l’Ouganda et au Mozambique, où la controverse fait encore rage sur les projets extractifs de TotalEnergies, qui pour sont certains encore en attente d’une validation définitive, c’est en 2016 qu’a été lancée officiellement l’exploitation du principal actif du groupe dans le pays : le gisement offshore d’Apchéron (ou Absheron) dans la mer Caspienne, dont il est l’opérateur et dont il possède 35% (les autres actionnaires étant les entreprises nationales azérie et émiratie Socar et Adnoc). La première phase du projet a été inaugurée en 2023 en présence du PDG Patrick Pouyanné et du président de l’Azerbaïdjan. Elle doit être suivie d’une seconde phase qui devrait voir sa production de gaz presque quadrupler [3].
Historiquement, c’est BP qui est le partenaire clé du régime azéri pour le développement de ses ressources pétrolières et gazières. La major britannique signe en 1996, après la fin de l’URSS, le « contrat du siècle » qui lui donne le contrôle du gisement pétrolier dit ACG dans la mer Caspienne. Elle récidive quelques années plus tard en s’assurant la part du lien du gisement gazier offshore géant de Shah Deniz, destiné aux consommateurs européens. C’est en 2011, avec la découverte du gisement d’Apchéron (dont Engie détient alors une partie, de même que l’entreprise nationale azérie Socar), que TotalEnergies voit s’ouvrir une opportunité qui engage les relations diplomatiques entre la France et l’Azerbaïdjan sur une nouvelle voie. « Cette découverte s’annonce très significative en termes de ressources », déclare alors Marc Blaizot, son directeur Exploration.
Pour obtenir ses droits d’entrées dans un pays qui est le pré carré de BP, TotalEnergies a besoin du soutien de la France au plus haut niveau. La signature du contrat de partage de la production (production-sharing agreement en anglais, ou PSA) nécessite de longues négociations avec la compagnie nationale azerbaïdjanaise de pétrole et de gaz Socar, sous le contrôle direct du président et de son clan. Comme le soulignera Michael Borrell, directeur Europe et Asie centrale de TotalEnergies, en explique les rouages [4] : « Un PSA est un contrat passé entre la co-entreprise (joint venture) – en l’occurrence Total, Engie et SOCAR – et l’État, sachant que SOCAR est présente de part et d’autre puisqu’elle est notre partenaire mais qu’elle exerce aussi la fonction de régulateur et qu’elle est de surcroît une société d’État à qui il arrive de signer des contrats en lieu et place de l’État, d’où un risque de conflit entre ses différentes branches. » Dans cet écheveau où les intérêts économiques et politiques de Socar, du gouvernement azerbaïdjanais et du clan d’Ilham Aliyev sont virtuellement indiscernables, l’appui de l’État français est indispensable.
La visite présidentielle de François Hollande en 2014 en Azerbaïdjan, avec un accent fort sur le développement des liens économiques de la France avec le pays, est le point d’orgue de cette offensive diplomatique. Le chef de l’État est accompagné d’une délégation d’une trentaine de dirigeants d’entreprises tricolores, dans le cadre du premier forum économique franco-azerbaïdjanais. Il érige explicitement en priorité la mise en exploitation du gisement gazier découvert par TotalEnergies : « C’est pourquoi j’ai invité les entreprises françaises de ce secteur, déjà présentes depuis des années, à aller encore plus loin avec vous. Je pense notamment au nouveau champ d’Absheron où Total et GDF Suez sont parties prenantes [5] »
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Faites un donDiplomatie du caviar
Selon une enquête de Cash Investigation de 2015, la visite de François Hollande a permis la signature de onze contrats pour une valeur de 2 milliards d’euros. Le magazine d’investigation de France Télévisions met en lumière à cette occasion les réseaux d’influence tissés en France par le régime d’Ilham Aliyev, en citant notamment le député Thierry Mariani, l’ex ministre Jean-Marie Bockel et l’actuelle ministre de la Culture Rachida Dati, alors députée européenne. En 2011, celle-ci a organisé au musée Rodin une soirée de prestige intitulée « L’Azerbaïdjan : un partenaire stratégique pour la sécurité énergétique en Europe », financée par la fondation Heydar Aliyev (du nom de l’ancien président et père du président actuel). En plus de son mandat au Parlement européen, elle continue à exercer la profession d’avocat et est accusée de recevoir de généreux émoluments de GDF Suez (lire notre article Rachida Dati, GDF Suez et l’Azerbaïdjan : quand le Parlement européen se penche sur les conflits d’intérêts en son sein). GDF Suez qui signe en 2013 un important contrat d’approvisionnement avec le consortium du gisement de Shah Deniz, faisant de l’entreprise française l’un des principaux revendeurs du gaz azéri sur le vieux continent.
La France n’est pas la seule à se rapprocher alors de l’Azerbaïdjan. C’est toute l’Europe qui, sous prétexte de réduire sa dépendance à la Russie (c’est l’époque de la première guerre en Ukraine), choisit de fermer les yeux sur le passif du régime en matière de démocratie, de droits humains et de répression des opposants. Les autorités européennes soutiennent la construction d’un immense gazoduc destiné à transporter le gaz de la mer Caspienne vers la Grèce et l’Italie (lire notre enquête De la mer Caspienne à la Méditerranée, un projet de gazoduc géant symbolise les reniements de l’Europe). Les dirigeants azéris savent s’assurer de nombreux soutiens à travers le vieux continent en distribuant les faveurs dans le cadre de ce qui est alors qualifié de « diplomatie du caviar ». Les voyages, invitations à des réceptions et petits cadeaux font parfois la place à des pots-de-vin purs et simples. Les révélations de journalistes d’investigation – comme le scandale de la « lessiveuse azerbaïdjanaise » de l’OCCRP relayé en France par Le Monde – et les enquêtes d’agence anti-corruption mèneront à la condamnation ou à la mise en examen de plusieurs responsables politiques en Italie et en Allemagne.
En France, les réactions politiques se limitent à la mise en place en 2016-2017 d’une mission d’information parlementaire au mandat inoffensif, puisqu’on lui demande simplement de se pencher d’une manière générale sur les relations économiques entre la France et l’Azerbaïdjan [6]. Son rapporteur confirme néanmoins le rôle important joué par les autorités françaises au plus haut nioveau dans la conclusion du contrat d’Apchéron : « Plusieurs des personnes que nous avons entendues nous ont indiqué que les relations bilatérales entre la France et l’Azerbaïdjan, concrétisées notamment par la visite du Président de la République sur place, avaient joué un rôle déterminant dans la négociation des contrats ». L’ambassade de France à Bakou continuera d’ailleurs d’afficher publiquement son soutien à TotalEnergies et au projet Apchéron.
Conflit d’intérêt institutionnalisé
C’est aussi à l’occasion de la visite de François Hollande en 2014 que se mettent en place les différentes pièces qui continuent jusque à ce jour de structurer les relations économiques entre la France et l’Azerbaïdjan, et au centre desquelles on retrouve immanquablement TotalEnergies. Emmanuel de Guillebon, le patron du groupe pétrogazier dans le pays caucasien, est ainsi membre du conseil de la Chambre de commerce et d’industrie franco-azerbaïdjanaise (CCIAF) fondée en 2014 en présence d’Ilham Aliyev et de François Hollande. L’ancien ambassadeur français Zacharie Gross, ambassadeur de France en Azerbaidjan entre 2019 et 2022, a décrit la CCIAF comme un « lieu de dialogue régulier » entre entreprises et décideurs politiques, soulignant l’importance de cette structure, qui coordonne étroitement son action avec le service économique de l’ambassade, dans les échanges franco-azerbaïdjanais [7]. Elle compte parmi ses membres fondateurs figurent la Socar), le Fonds pétrolier d’État d’Azerbaïdjan (Sofaz), GDF Suez (aujourd’hui Engie), Société générale (l’un des principaux financeurs du gazoduc Azerbaïdjan-Europe) et TotalEnergies. Une surreprésentation du secteur des énergies fossiles qui en dit long sur les vraies priorités de la France dans le pays.
Outre son rôle au sein de TotalEnergies et sa présence au conseil de la CCIAF, Emmanuel de Guillebon occupe une poste de nature encore plus officielle : celui de Conseiller du commerce extérieur de la France (CCE) de la France en Azerbaïdjan. Les CCE sont des volontaires nommés par le Premier ministre sur proposition du ministre chargé du Commerce extérieur, après avis d’une commission consultative comprenant des ministres et des représentants institutionnels [8]. Les candidats à ces fonctions, lorsqu’ils opèrent à l’étranger, sont recommandés par les chefs de service économique des ambassades de France, sous réserve de l’avis de l’ambassadeur. Dans le cadre de leurs fonctions, les conseillers du commerce extérieur participent à divers conseils stratégiques, apportent leurs analyses et recommandations aux pouvoirs publics sur des problématiques liées aux échanges internationaux ou à leurs marchés spécifiques. Un rôle qui fait fi des conflits d’intérêts potentiels et qui – comme l’illustre le cas du patron de Total en Azerbaïdjan – soulève des questions sur l’indépendance de la diplomatie économique française.
La visite présidentielle de 2014 lance également la coopération bilatérale dans le domaine de l’enseignement supérieur, avec la naissance à Bakou de l’Université franco-azerbaïdjanaise (UFAZ), majoritairement financée par des fonds publics azerbaïdjanais. Comme le résume Eckhart Hötzel, responsable du projet pour l’Université de Strasbourg, « l’Azerbaïdjan paye à prix fort de nombreux spécialistes étrangers. Le pays souhaite (...) bénéficier d’une expertise française pour former ses propres spécialistes dans des domaines stratégiques tels que l’industrie pétrolière ». Dans la foulée de sa création, TotalEnergies signe avec l’UFAZ une première convention dont est également partie prenante le Quai d’Orsay. Ce partenariat inclut des bourses cofinancées par le groupe pétrlgazier et l’ambassade pour les étudiants de l’UFAZ, dans le but de former une nouvelle génération de professionnels dans le secteur énergétique. L’ambassade de France se fait volontiers le relais de cette initiative [9].
C’est précisément à l’époque de la visite de François Hollande en Azerbaidjan que Laurent Fabius, alors ministre des Affaires étrangères, formalise la doctrine française de la « diplomatie économique » [10]. Son ministère prend sous sa tutelle le commerce extérieur et le tourisme. Les ambassadeurs reçoivent pour mission explicite d’accompagner l’action des entreprises françaises à l’étranger, et une nouvelle direction dédiée est créée au sein du Ministère. L’une de ses premières directrices sera d’ailleurs une haute fonctionnaire passée quelques années par TotalEnergies, Hélène Dantoine (lire notre enquête Comment l’État français fait le jeu de Total en Ouganda).
Le successeur de Laurent Fabius Jean-Yves Le Drian expliquera ainsi tranquillement devant la commission d’enquête sénatoriale de 2024 sur les relations entre l’Etat français et TotalEnergies que « la diplomatie économique consiste à mettre nos réseaux, nos leviers d’action et notre capacité d’influence au service des entreprises et de nos intérêts économiques ». Laurence Tubiana, directrice de la Fondation européenne pour le climat et l’une des architectes de l’accord de Paris, souligne qu’il est « habituel d’emmener les acteurs économiques lors des visites diplomatiques, mais il y a un moment où effectivement cela pose problème lorsque l’on emmène des acteurs pétroliers », soulignant un manque de « cohérence » de la diplomatie française [11], qui affiche l’objectif d’une sortie internationale des énergies fossiles tout en se mettant au service de TotalEnergies. D’après une enquête de Mediapart, environ une ambassade française sur trois – soit 52 sur 168 – aurait relayé d’une manière ou d’une autre les intérêts du groupe pétrogazier depuis 2021.
Les affaires continuent
La guerre de 44 jours entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, survenue en 2020, se solde par la victoire militaire du second, qui prend le contrôle de la région du Haut-Karabakh, enclave peuplée majoritairement d’Arméniens, et en expulse la population. C’est un tournant pour la diplomatie française, qui prend ouvertement et unilatéralement parti pour l’Arménie, suscitant à Bakou des menaces de rétorsions commerciales. Les relations se dégradent encore à partir de 2023 avec la signature de contrats de coopération dans le domaine militaire entre l’Hexagone et l’Arménie. Le 4 décembre 2023, Martin Ryan, un homme d’affaires français, est arrêté en Azerbaïdjan pour des accusations d’espionnage, une détention que Paris a qualifiée « d’arbitraire ». L’Azerbaïdjan expulse deux diplomates français le 26 décembre 2023, accusés d’activités « incompatibles avec leur statut », ce à quoi la France a répondu le lendemain en expulsant deux diplomates azerbaïdjanais « par mesure de réciprocité ». Les tensions s’accroissent encore avec la condamnation de Théo Clerc, un autre Français, à trois ans de prison pour un graffiti dans le métro de Bakou, une peine que Paris a dénoncée comme « arbitraire et ouvertement discriminatoire » [12]. L’Azerbaïdjan est accusé par les autorités françaises d’attiser la révolte – provoquée par les choix d’Emmanuel Macron – en Nouvelle-Calédonie et dans les Antilles françaises, voire de mener une campagne de manipulation de l’information visant à nuire à la réputation de la France avant les Jeux olympiques de 2024.
Dans ce contexte, la position de TotalEnergies dans le pays attire l’attention. Dans le cadre de la commission d’enquête sur TotalEnergies, Yannick Jadot, sénateur écologiste, adresse ses reproches à Patrick Pouyanné : « Cette commission d’enquête est née pour des raisons climatiques et de politique étrangère. Quelques jours avant l’épuration ethnique organisée par le président de l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh contre les Arméniens, vous étiez à Bakou pour ouvrir un champ gazier [celui d’Apchéron]. » « Ne nous demandez pas de faire la morale à la place des pouvoirs publics. Si l’Union européenne et les Nations unies décident de sanctions contre l’Azerbaïdjan, nous les appliquerons. Mais je ne vois pas en quoi, aujourd’hui, nous devrions renoncer à cette production de gaz », lui répond le PDG [13].
La situation de TotalEnergies en Azerbaïdjan ne peut que rappeler le précédent de ses investissements en Russie. Le groupe pétrogazier français a beaucoup misé sur le pétrole et le gaz russe pour son développement, nouant des liens étroits avec des oligarques proches du Kremlin – un choix qui s’est retrouvé progressivement en contradiction avec la politique française et plus largement occidentale. Même après l’annexion de la Crimée en 2014 et les sanctions qui s’en sont suivies, TotalEnergies a maintenu ses investissements en Russie, avec le soutien financier et diplomatique du gouvernement français (lire notre enquête Total dans l’Arctique russe). Lors d’une rencontre avec Vladimir Poutine quelque mois après l’annexion, Patrick Pouyanné déclare : « Total est une entreprise privée, mais c’est aussi une des plus grandes entreprises françaises, et donc d’une certaine manière elle représente le pays. Vous pouvez compter sur moi pour faire mon possible afin d’influencer les relations entre nos deux pays. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir. »
Qu’en est-il aujourd’hui en Azerbaïdjan ? La diplomatie française y fait profil bas, tout en maintenant son appui discret au géant pétrogazier en attendant – peut-être - des jours meilleurs. Les dirigeants économiques et politiques français sont d’autant plus soucieux de garder une part du gâteau azerbaïdjanais que le pays est aussi une tête de pont stratégique et un hub qui leur ouvre accès à d’autres pays du pourtour de la mer Caspienne, comme le Kazakhstan et le Turkménistan, dans les eaux territoriales abritent elles aussi du gaz et où TotalEnergies est également présent avec le soutien discret des ambassades françaises. Une chose est sûre en tout cas : les compromissions et les ambiguïtés de la diplomatie tricolore ne pourront que nuire aux messages forts qu’elle prétend vouloir faire passer dans le cadre de la COP29.
Matisse de Rivières, avec l’appui d’Olivier Petitjean
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Photo : Dragon Oil, cc-by-sa via Wikimedia Commons