La proposition de loi sur le devoir de vigilance revient en seconde lecture au Sénat le 13 octobre. Celle-ci obligerait les grandes entreprises ayant leur siège en France à mettre en place un plan de vigilance pour prévenir les atteintes graves aux droits humains sur toute leur chaîne de valeur. Tout porte à croire que le Sénat va à nouveau la rejeter, comme cela avait été le cas en première lecture - ce qui impliquerait un passage en Commission mixte paritaire, suivi d’un nouveau vote où l’Assemblée aurait le dernier mot. Du côté de la société civile, les craintes restent vives que ce processus législatif n’arrive pas à son terme avant la fin de la mandature, malgré les assurances contraires du gouvernement. Ou, pire encore peut-être, que la loi soit vidée de sa substance, alors qu’elle a déjà été considérablement atténuée par rapport à sa version initiale.
La proposition est en effet vigoureusement combattue par les milieux économiques, rassemblés en l’occurrence sous la bannière de l’AFEP (Association française des entreprises privées), qui représente les grands groupes et semble trouver beaucoup d’oreilles attentives dans les ministères. Nos multinationales prétendent avoir déjà mis en place toutes les mesures nécessaires pour prévenir les abus, et n’avoir pas besoin qu’un juge ou l’État s’en mêle. Ces belles assurances sont toutefois régulièrement mises en doute par des scandales retentissants, comme celui de l’effondrement du Rana Plaza ou les révélations sur les conditions de travail des migrants au Qatar sur les chantiers de Vinci, Bouygues et leurs consœurs. Régulièrement aussi, nos multinationales doivent admettre qu’elles ne sont pas en mesure de certifier que les matières premières qu’elles utilisent n’ont pas été extraites dans des conditions problématiques (par exemple récemment Renault à propos de l’origine du cobalt utilisé dans ses voitures électriques).
Autre argument régulièrement mis en avant : la France ne devrait pas avancer seule dans ce dossier, sous peine de nuire à la compétitivité des firmes hexagonales face à leurs concurrentes. Certains n’ont pas hésité même à brandir la menace d’une nouvelle vague de délocalisations de sièges sociaux pour échapper à ce « risque juridique ».
Dynamique européenne
Pourtant, comme le relève le Forum citoyen pour la responsabilité sociale des entreprises, qui regroupe associations et syndicats et qui a été étroitement associé dès le début à l’élaboration de la proposition de loi [1], en réalité, la plupart de nos voisins européens avancent eux aussi sur le sujet des atteintes aux droits humains de la part des multinationales.
Coïncidence du calendrier, par exemple, la société civile suisse vient tout juste de déposer officiellement les signatures rassemblées en vue d’une initiative populaire fédérale sur le devoir de vigilance des multinationales ayant leur siège en Suisse, dont les dispositions sont très proches de la proposition de loi française. L’initiative sera soumise à votation populaire dans environ deux ans.
L’infographie publiée par le Forum à l’occasion du passage de la loi devant le Sénat cite des processus processus visant à l’instauration d’un « devoir de vigilance » pour les multinationales en Allemagne, Autriche, Suisse, Italie, Grande-Bretagne et Suède, ainsi qu’à l’échelon européen. Ces processus sont plus ou moins avancés, et les règles envisagées plus ou moins contraignantes d’un point de vue juridique. Ils n’en témoignent pas moins d’une dynamique commune. D’autant que dans le même temps, les procédures juridiques contre des multinationales pour des atteintes aux droits humains sur leur chaîne d’approvisionnement et dans des pays tiers (comme celle intentée à Vinci par Sherpa sur le Qatar, ou celle contre KiK récemment en Allemagne) se développent elles aussi.
La tendance va bien au-delà de l’Europe, et elle se traduit aussi à l’échelle globale par le projet de traité contraignant sur multinationales et droits humains en cours d’élaboration au niveau des Nations unies, à l’intiative de l’Équateur et de l’Afrique du sud. La deuxième session du groupe de travail du Conseil des droits de l’homme en charge d’élaborer ce traité aura lieu à Genève la dernière semaine d’octobre. Or la France comme tous les pays occidentaux ont adopté une position ambiguë, voire carrément obstructionniste, sur ce processus. Une pétition a d’ailleurs été mise en ligne pour interpeller les dirigeants français et européens et les inciter à soutenir le processus en cours au niveau des Nations unies.
À Genève même, la société civile internationale tentera de peser en faveur de ce projet de traité à travers une semaine de mobilisation.
Tous nos articles autour de l’enjeu de la responsabilité juridique des multinationales, notamment en matière de droits humains, sont accessibles ici.
Olivier Petitjean
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Photo : Michael Coghlan CC