Travailler sur la responsabilité des multinationales est plutôt rare dans l’Hémicycle. Pourquoi vous êtes-vous saisi de ce sujet ?
Dominique Potier : C’est par fidélité à mes engagements passés au sein de la mouvance du « christianisme social » de la gauche. Avant d’être député, j’ai été militant des Jeunesses rurales chrétiennes et du Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD). Lors des élections de 2012, j’avais signé le « Pacte pour une terre solidaire », une plateforme de 16 propositions élaborées par le CCFD (à consulter ici), qui portent notamment sur la lutte contre les paradis fiscaux, la souveraineté alimentaire, la protection des migrants et sur la responsabilisation des multinationales en matière de droits de l’homme. Suite à mon élection, j’ai repris contact avec eux pour donner effet à ces propositions, ce qui nous a conduit à cibler la question de la responsabilité des sociétés mères vis-à-vis de leurs filiales et sous-traitants.
Vous êtes l’un des seuls hommes politiques français à vous être exprimé publiquement sur l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh, en avril 2013, ou le recours au travail esclave dans la chaîne d’approvisionnement en crevettes de Carrefour en Thaïlande (juin 2014) [1]…
La semaine où j’ai demandé au groupe PS de poser une question orale sur le Rana Plaza, cela faisait la troisième fois que nous abordions dans l’hémicycle l’affaire des affrontements entre supporters du PSG et forces de l’ordre sur l’esplanade du Trocadéro [en mai 2013, ndlr]. C’est une illustration de l’insoutenable légèreté de notre vie politique, qui fait d’un incident un fait majeur, et qui ne perçoit pas les véritables scandales de notre époque, révélateurs d’un monde à la dérive, comme le Rana Plaza.
Au plan médiatique, en revanche, il y a eu, au moment du drame, puis à l’occasion de son premier anniversaire il y a deux mois, énormément de reportages, souvent de bonne qualité, sur le secteur textile au Bangladesh. Je ne pense pas qu’il reste beaucoup de Français qui n’aient pas été informés, à un moment ou un autre, sur les conditions de travail dramatiques et les salaires de misère des ouvrières qui fabriquent des vêtements pour les grandes marques occidentales. Ces reportages ont parfois fait le lien avec notre proposition de loi, mais pas suffisamment. Or celle-ci constitue bien un début de réponse à de telles situations, puisqu’elle vise à responsabiliser les donneurs d’ordres et les sociétés mères vis-à-vis des atteintes aux droits fondamentaux à l’autre extrémité de leurs chaînes d’approvisionnement. Nous avions d’ailleurs commencé à travailler sur cette proposition de loi avant même le Rana Plaza : le problème avait déjà été identifié, notamment par les ONG, mais le drame a servi de révélateur.
Comment expliquer ce silence des politiques alors que trois marques françaises – Carrefour, Auchan et Camaïeu – étaient impliquées dans le drame du Rana Plaza ?
Cela renvoie à une question fondamentale : pourquoi la gauche ne s’investit-elle plus sur ces sujets ? Pourquoi ne s’intéresse-t-elle plus aux plus fragiles, ici ou ailleurs ? Nous avons le même problème quand il s’agit d’évoquer le quart-monde en France. En octobre dernier, Claude Bartolone a organisé une journée sur la pauvreté à l’Assemblée nationale, mais très peu de députés se sont déplacés pour écouter les militants et les personnes précaire venus témoigner. La gauche semble avoir oublié ce qui était l’un de ses moteurs d’indignation et de révolte les plus fondamentaux. Avec quelques autres, j’ai fondé un cercle politique inspiré de la pensée des philosophes Emmanuel Mounier, Paul Ricœur et Emmanuel Levinas appelé « Esprit civique ». Nous venons de rédiger un manifeste qui évoque ce « décrochage » de la gauche vis-à-vis des plus vulnérables.
L’autre facteur qui explique ce silence est le sentiment d’impuissance, dès lors que nous semblons avoir accepté la vision dominante de l’ordre international, faite de compétition et de mondialisation à marche forcée. Nous acceptons d’emblée le terrain que nous impose le néolibéralisme, comme s’il n’existait pas d’autre logique possible. On se contente de mettre en avant une notion assez floue et assez naïve de « patriotisme économique ». La réponse à la mondialisation, ce n’est pas de ne penser qu’à soi. En ce début de 21e siècle la question n’est pas de savoir si nous sommes pour ou contre l’entreprise ou la mondialisation, l’enjeu est de rendre ces dynamiques « vivables » autour d’un concept étonnamment moderne, celui de la loyauté.
Il y a aussi une incapacité de penser l’Europe et le monde au sein de la gauche, qui va de pair avec la perte d’attention pour les plus fragiles. Qui parle de Lampedusa aujourd’hui ? Pas le Parti socialiste. De même, on réduit les crédits alloués à l’Agence française de développement (AFD). Certes, il y a beaucoup à dire sur le fonctionnement de l’AFD. Nous avons d’ailleurs introduit dans la loi Canfin des dispositions qui pourraient amener des changements importants. Mais dans une optique de stratégie de coopération avec l’Afrique sub-saharienne, ces crédit auraient dû être doublés en réponse au défi de l’immigration.
En quoi la proposition de loi que vous avez présentée contribue-t-elle à « civiliser » la mondialisation ? Les grandes entreprises françaises prétendent toutes qu’elles promeuvent déjà les droits de l’homme, et qu’elles ont déjà mis en place toutes les procédures pour veiller à leur respect.
La proposition de loi ne vise pas ceux qui font bien, mais ceux qui trichent. Il s’agit de pouvoir identifier les fautes de ceux qui ne respectent pas les règles, et de les éliminer du jeu. Et pour cela, il faut rendre possible une sanction judiciaire. Il suffit de penser à ce qui se passe sur la route. Vous trouverez toujours des gens pour affirmer qu’il n’y a nul besoin de radars et de contrôles, et que l’on peut faire confiance aux automobilistes pour se respecter les uns les autres. La réalité, c’est qu’il y a bien des chauffards, et qu’il faut pouvoir les identifier. Si les entreprises sont aussi vertueuses qu’elles le prétendent, cela doit pouvoir se vérifier. Lorsqu’elles affirment vendre du bœuf, on doit pouvoir vérifier que ce n’est pas du cheval. Il en va de même lorsqu’elles assurent offrir des conditions de travail digne à leurs fournisseurs.
Plus concrètement, la proposition de loi vise à instaurer un « devoir de vigilance » des grandes entreprises quant à leur responsabilité sociale et environnementale. Ce devoir de vigilance pourra être mis en cause en cas d’atteinte grave et continue aux droits fondamentaux. Contrairement à ce que prétend un certain patronat, il ne s’agit pas de multiplier les procès pour des motifs futiles ou des accidents inopinés. En cas de problème grave – le Rana Plaza ou le scandale de la crevette thaïlandaise de Carrefour en sont des exemples –, le juge pourra demander à l’entreprise de prouver qu’elle a effectivement mis en œuvre son devoir de vigilance. En cas de manquement, elle pourra être reconnue fautive.
La mise en œuvre de ce devoir de vigilance prend différentes formes. Suite au drame du Rana Plaza par exemple, plusieurs entreprises se sont associées à un « Accord sur la sécurité des usines » (lire notre article), qui inclut des engagements concrets de la part des donneurs d’ordre. Une entreprise qui souscrit à ce type d’accord et le met effectivement en œuvre prouvera alors qu’elle a exercé son devoir de vigilance. C’est ce qu’avait souligné l’économiste Armand Hatchuel dans Le Monde : plutôt que de devoir se justifier individuellement, les entreprises seront encouragées à s’acquitter de leurs obligations en adhérant à des formes de sécurité collective par filière ou par pays.
Il existe déjà des dispositifs similaires dans le domaine de la santé et la sécurité au travail : l’employeur a un devoir d’assurer la sécurité de ses employés, sous peine, en cas de manquement grave, que la faute inexcusable de l’employeur soit reconnue. S’agit-il du même principe ?
Tout à fait. Nous avons travaillé avec des juristes, et tous ont signalé l’existence de principes similaires dans d’autres domaines ou dans d’autres législations nationales. Sur le plan philosophique, l’essentiel du droit français et européen s’est bâti sur la défense de l’individu contre le despotisme. D’où l’importance du droit de propriété et des droits individuels en général. Aujourd’hui, le monde a changé, le danger a changé de visage. Le pouvoir exorbitant des multinationales, associé à une grande irresponsabilité juridique, peut être l’un de ces nouveaux visages. Il nous faut donc inventer un nouveau droit à l’échelle internationale qui puisse protéger les populations – des groupes et pas seulement des individus – face à la toute-puissance des multinationales. On retrouve le même enjeu à propos de la souveraineté alimentaire et la propriété des terres, ou encore du droit du vivant. Il s’agit de réinventer un droit qui protège nos biens communs à l’échelle de la planète, pour éviter leur privatisation, leur fragmentation. Cela doit être un combat majeur de la gauche.
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Faites un donCeux qui critiquent la proposition de loi estiment qu’elle va nuire à la compétitivité des entreprises françaises au niveau international, particulièrement si la France avance seule, et qu’il serait plus pertinent d’agir à l’échelon européen. Que leur répondez-vous ?
L’Europe avance sous l’impulsion des nations qui la composent. L’histoire montre qu’il peut y avoir des cercles vertueux, notamment si l’on tient compte du poids des opinions publiques. On peut imaginer que l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne suivent le mouvement, et que nous obtenions une majorité à l’échelle communautaire, comme cela a été le cas sur le travail détaché. Mais nous entendons toujours les mêmes discours, selon lesquels nos entreprises vont perdre en compétitivité dès lors que leurs concurrents anglo-saxons ou asiatiques ne seront pas soumis aux mêmes règles. C’est le contraire qui est vrai. Pour diverses raisons – plus grande sensibilité à l’opinion publique, héritage des traditions humanistes dans la culture des dirigeants –, les entreprises françaises et européennes font un peu mieux que leurs compétiteurs en termes de respect des droits fondamentaux. Ou font au moins semblant de se préoccuper de leurs impacts. Il est possible d’en faire une arme. La France et ses entreprises pourraient dire : « Nous sommes dans la mondialisation, en respectant des règles qui tirent la mondialisation vers le haut, et nous avons un peu d’avance dans ce domaine. »
Les représentants des grandes entreprises ne cachent pas leur opposition résolue à la proposition de loi, et semblent avoir l’oreille d’une partie du gouvernement. Où en est-on politiquement quant à la possibilité de son adoption ?
C’est une loi qui peut rassembler la majorité. Elle est soutenue par quatre groupes parlementaires [2]. Ce qui est une bonne nouvelle dans la situation actuelle. Nous pensons que son examen par l’Assemblée pourra avoir lieu d’ici la fin de l’année.
Cette proposition de loi ne vient-elle pas à contre-courant au vu de la politique économique actuelle du gouvernement, qui multiplie les concessions aux entreprises ? Nous avons l’impression que celui-ci attend tout de « l’entreprise » (conçue en un sens très réducteur), au détriment de cette « autre économie » qui fait partie de la tradition de la gauche : coopératives, économie sociale et solidaire, associations, services publics…
Il faut nuancer. Ce gouvernement a fait adopter plusieurs lois qui constituent des avancées très importantes pour cette autre économie dont vous parlez. Il suffit de penser aux lois Hamon sur la consommation et sur l’économie sociale et solidaire, ou à la loi d’avenir agricole. Malheureusement, ce n’est pas ce qui est le plus audible aujourd’hui. On entend surtout un discours anti-impôts, un discours sur la compétition. On prend ainsi le risque de la régression sur le plan culturel. Tout ceci est en train de ruiner l’espérance des gens, comme l’ont montré les élections européennes.
En même temps qu’un effort de rigueur sur les finances publiques dans la mesure où c’était nécessaire, la gauche aurait pu aussi chercher à mobiliser les forces citoyennes du pays, celles de l’économie sociale et solidaire, du milieu associatif, et même de certains milieux d’entrepreneurs. Beaucoup de Français sont déjà dans des choix de vie de ce type. Moi-même, je suis membre d’une coopérative agricole. Il y a une prise de conscience grandissante de l’impasse du modèle consumériste actuel. Mais au lieu de demander à cette France innovante de se positionner en acteurs de changement, nous essayons vainement de montrer que nous sommes les « bons élèves » de l’austérité, sans chercher à mettre en avant un modèle alternatif de développement.
Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU vient de lancer un processus pour élaborer des normes internationales contraignantes sur la responsabilité des multinationales en matière de droits humains. Que pensez-vous de la position de la France qui, comme toute l’Union européenne, a voté contre ce processus ?
Je n’ai pas connaissance de tous les termes du débat, mais je suis a priori favorable à un tel processus, et je souhaite que la position de la France ne soit pas définitive.
Propos recueillis par Olivier Petitjean et Ivan du Roy.
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Photo : Julie70 CC