21.05.2015 • Responsabilité des multinationales

Injustice sans frontières ? Chevron contre l’Équateur

Ce 21 mai a lieu la deuxième Journée mondiale anti-Chevron. Cette journée d’action a été imaginée par les communautés qui souffrent au quotidien de l’impact de la pollution pétrolière, et qui, au bout de vingt ans et de multiples péripéties judiciaires, n’ont toujours pas obtenu de Chevron qu’elle répare ses dégâts. Elle vise à dénoncer l’impunité dont jouit l’entreprise pétrolière américaine et, plus largement, l’impossibilité pour les victimes des multinationales d’obtenir justice face aux abus qu’elles subissent. Rencontre avec Pablo Fajardo, avocat principal des victimes équatoriennes de Chevron.

Publié le 21 mai 2015 , par Olivier Petitjean

À l’occasion de la deuxième journée mondiale anti-Chevron, plusieurs personnalités, parmi lesquelles les prix Nobel Desmond Tutu, Adolfo Pérez Esquivel et Jody Willians, ainsi que des artistes comme Ken Loach et Roger Waters, ou encore Susan George, Vanada Shiva ou Bill McKibben, ont lancé un appel (à lire ici) pour dénoncer l’impunité dont jouit l’entreprise pétrolière américaine et, plus largement, l’impossibilité pour les victimes des multinationales d’obtenir justice face aux abus qu’elles subissent.

Cette initiative illustre à sa manière le caractère de plus en plus emblématique du conflit entre Chevron et les victimes de la pollution pétrolière occasionnée par ses activités dans la région amazonienne de l’Équateur. Alors que les forages pétroliers ont cessé il y a 25 ans, ce conflit continue à se faire chaque jour plus global, et à s’exacerber. La bataille juridique se joue devant les tribunaux de cinq pays, ainsi désormais que devant la Cour pénale internationale. (Sans compter la bataille parallèle qui se joue devant des tribunaux privés d’arbitrage commercial.) Très tôt, l’un des avocats de Chevron en avait clairement situé le véritable enjeu [1] : « Nous ne pouvons pas permettre à des petits pays comme l’Équateur d’emmerder [sic] de grandes entreprises comme Chevron, qui réalisent des investissements partout dans le monde. »

Pablo Fajardo, avocat principal des victimes équatoriennes de Chevron et lauréat du prix Goldman (le prix Nobel de la défense de l’environnement) [2], était de passage à Paris il y a quelques semaines avec Gladys Cuenca, représente de l’Union des personnes affectées par les opérations de Chevron. L’occasion de faire le point sur un procès aux multiples ramifications – une « longue marche » judiciaire avançant simultanément dans plusieurs pays, qui forme comme une image en miroir de la manière dont sont aujourd’hui structurées les entreprises multinationales comme le géant pétrolier californien. Et dont Pablo Fajardo, après « exactement 21 ans, 5 mois et 14 jours de participation aux poursuites judiciaires contre Chevron », attend impatiemment la fin.

Le procès de l’impunité

Pablo Fajardo, arrivé dans la zone d’extraction pétrolière à l’âge de 14 ans, est lui-même une personne affectée par les opérations de Chevron. Métis issu d’une famille très pauvre, il a poursuivi ses études scolaires puis universitaires le soir, jusqu’à obtenir son diplôme d’avocat, tout en travaillant pendant la journée dès son plus jeune âge. Son frère a été assassiné en 2004 – un meurtre considéré par beaucoup comme une forme de représailles contre ses activités. Il reste aujourd’hui la cheville ouvrière des procédures judiciaires intentées par les victimes équatoriennes de Chevron. « Contrairement à d’autres confrontés à des situations similaires, nous avons décidé de lutter au sein même du système, en utilisant les voies de recours juridiques. Mais, au bout de 21 ans, nous avons le sentiment que le système n’est pas fait pour rendre justice aux victimes des entreprises multinationales comme Chevron [3]. »

À la source du conflit, il y a les forages pétroliers de l’entreprise américaine Texaco, entrepris à partir de 1964 dans le Nord de la région amazonienne de l’Équateur. Des forages qui ont cessé en 1990 mais qui ont laissé derrière eux un territoire dévasté, des eaux et des sols ravagés par la pollution pétrolière, et des problèmes sanitaires sans nombre. Dès le départ, dans les années 1960 et 1970, Texaco semble avoir choisi de faire le minimum et de ne pas s’embarrasser de considérations environnementales dans ses opérations équatoriennes. Une attitude que Chevron a repris à son compte en même temps qu’elle rachetait Texaco en 1992. Tout au long de son conflit avec les communautés équatoriennes, l’entreprise a nié qu’il y ait un quelconque problème de pollution ou de risques sanitaires en Équateur, et n’a pas hésité à user de méthodes expéditives pour mieux faire passer ses arguments. C’est ce que montre notamment un enregistrement vidéo transmis par un lanceur d’alerte anonyme. Ce film (version sous-titrée en français ci-dessous) montre des employés et des consultants de Chevron en train de rechercher – en vain - des échantillons de sol non pollués par le pétrole, afin de pouvoir les présenter aux tribunaux équatoriens.

Pour Pablo Fajardo, c’est l’illustration même du sentiment d’impunité qui gouverne les activités des multinationales, notamment dans le secteur pétrolier. Peu d’entreprises s’affichent ouvertement aux côtés de Chevron dans le différend qui l’oppose à ses victimes équatoriennes, mais Pablo Fajardo est persuadé que toutes les multinationales suivent l’affaire de très près [4] : « Quand nous rencontrons d’autres dirigeants d’entreprises, ils sont toujours extrêmement bien informés de chaque détail de l’affaire. » Dès que l’on gratte un peu, estime-t-il, c’est le même argument qui revient chez les soutiens de Chevron : le besoin de protéger les multinationales contre des poursuites de ce type. On le retrouve sous la plume du juge new yorkais Lewis Kaplan, qui a rendu en 2014 une sentence accréditant totalement la version de Chevron, selon laquelle l’entreprise serait victime d’une vaste tentative d’extorsion organisée depuis l’Équateur et les États-Unis (une procédure d’appel est en cours). On le retrouve encore sous la plume de la présidente de l’Association du barreau canadien, qui s’apprêtait à témoigner l’année dernière en faveur de Chevron devant la Cour suprême de son pays (elle y a renoncé suite aux protestations de certains de ses membres).

« Nous ne luttons pas pour l’argent, mais pour la réhabilitation environnementale »

Outre sa dimension transnationale et le poids des intérêts économiques qu’elle dérange, l’autre caractère distinctif de la lutte des victimes équatoriennes de Chevron-Texaco est le choix de mettre en avant des revendications collectives et d’accorder la priorité à la restauration de l’environnement, plutôt qu’aux indemnisations individuelles. Ce choix renvoie à la volonté, aussi bien chez les indigènes que chez les métis, de ne pas bouger, de rester sur leurs territoires plutôt que de partir à la ville ou ailleurs. « Nous ne luttons pas pour l’argent, mais pour la réhabilitation environnementale. Nous nous sommes dit : à quoi bon de l’argent si notre eau et nos sols sont contaminés ? »

L’indemnisation de 9 milliards et demi de dollars à laquelle a été condamnée Chevron par la justice équatorienne se décline en plusieurs formes de réparation. La première est la décontamination du sol et de l’eau. La deuxième est l’assistance financière aux gens qui souffrent de cancer. « Beaucoup de gens sont déjà morts faute de moyens financiers pour payer leurs soins. Cette forme de réparation inclut aussi lancement de recherches aussi approfondies que possible, afin qu’à l’avenir aucune entreprise ne puisse plus prétendre que le pétrole n’a pas d’incidence sur la santé. » Autre aspect crucial de la réparation : la réhabilitation des cultures indigènes. « Deux cultures indigènes se sont déjà totalement éteintes du fait de la pollution pétrolière, les Tetete et les Sansahuari. Il en reste encore quatre qui survivent, mais elles sont menacées. L’objectif est de travailler avec ces peuples pour qu’ils récupèrent leur culture, leur identité et leur ancrage territorial, et éviter qu’ils disparaissent. » Les deux derniers axes de réparation sont l’approvisionnement en eau potable en attendant la décontamination des cours d’eau locaux, qui pourrait prendre jusqu’à vingt ans, et la réhabilitation des écosystèmes.

À certains égards, ce choix d’une revendication collective a peut-être contribué à envenimer le conflit avec Chevron. Il aurait été facile pour celle-ci de régler l’affaire en versant un peu d’argent aux victimes, au cas par cas. Chevron et ses soutiens n’ont d’ailleurs pas manqué d’essayer de diviser les communautés en agitant ce type de promesses. Contre toute attente, celles-ci ont tenu bon et maintenu leur cohésion pendant plus de vingt ans face au géant pétrolier.

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Stratégie de confrontation

Face à un tel défi, Chevron a choisi d’en faire elle aussi une question de principe, adoptant une stratégie de confrontation et d’intimidation de ses opposants. « Nous les poursuivrons jusqu’à ce que les enfers soient gelés. Et ensuite nous les combattrons sur la glace », a averti l’un de ses avocats. Sans lésiner sur les moyens. « Chevron emploie contre nous 2000 avocats à temps plein. Ils ont fait appel à des dizaines d’entreprises de communication ou d’espionnage. À elle seule, l’entreprise d’intelligence économique Kroll a reconnu en 2013 avoir 150 personnes travaillant sur ce dossier pour Chevron… Sa facture à Chevron pour cette année là était de 15 millions de dollars. De notre côté, nous n’avons que trois avocats en Équateur et une quinzaine au niveau mondial. »

Chevron a d’abord visé l’Équateur, son gouvernement et son système judiciaire, qu’elle accusé d’être le plus corrompu au monde après avoir elle-même choisi, initialement, d’être jugée dans le pays. La firme pétrolière a initié des procédures d’arbitrage international contre l’État équatorien en invoquant le traité bilatéral d’investissement entre Équateur et États-Unis.

Les victimes, ainsi que les avocats et les ONG qui les soutiennent, sont elles aussi dans le collimateur du géant pétrolier. « Chevron a cherché à faire passer ses victimes pour des persécuteurs et de se faire passer elle-même pour la victime. Dans sa version de l’histoire, il n’y a pas de dégâts environnementaux en Équateur, et il n’y a pas de victimes. Il n’y a qu’une vaste tentative d’extorsion. » L’entreprise a systématiquement ciblé les soutiens des victimes aux États-Unis à travers une stratégie d’acharnement judiciaire sans précédent [5]. Selon Pablo Fajardo, elle a ainsi largement réussi à tarir les soutiens financiers venus des États-Unis et à limiter drastiquement l’appui juridique dont les victimes peuvent bénéficier devant les tribunaux américains. « En 2009, une vingtaine d’étudiants américains étaient venus faire un stage chez nous. À leur retour, ils ont tous été poursuivis par Chevron et accusés d’être complices d’une tentative d’extorsion ! » C’est la version des faits qui a été entérinée par le juge Kaplan à New York, un juge dont Pablo Fajardo dénonce la partialité [6]. « Ce juge ne parle pas espagnol, ne connaît pas l’Équateur et, plus grave encore, il détient des actions de Chevron à travers des fonds d’investissement ! » Un appel est en cours devant le Deuxième Circuit.

Le premier procès transnational

En 2013, la plus haute Cour de l’Équateur condamnait définitivement Chevron à verser 9,5 milliards de dollars aux victimes de la pollution pétrolière. Mais il s’est rapidement avéré que cette sentence, aboutissement de la procédure en Équateur et victoire acquise de haute lutte, n’était pas la fin de l’histoire – loin de là. « Nous avons prouvé le crime de Chevron. Nous avons une sentence qui oblige Chevron de payer plus de 9 milliards de dollars pour réparer ses dégâts. Mais nous ne pouvons pas faire exécuter cette sentence en Équateur même, parce que Chevron a délibérément retiré ses actifs du pays. Nous n’avons pas d’autre choix que d’essayer de la faire exécuter à l’étranger. Nous nous sommes donc retournés vers les cours du Canada, de l’Argentine et du Brésil. »

Au Canada et au Brésil, l’affaire est désormais devant les Cours suprêmes. Leurs décisions sont attendues d’ici la fin de l’année. Chevron ne se prive pas de faire pression sur les gouvernements et sur les juges en les mettant en garde contre la brèche qui pourrait ainsi être ouverte ou en brandissant des promesses d’investissement, comme ce fut le cas en Argentine. « Nous avions obtenu le gel des actifs de Chevron dans le pays, mais Chevron a dit qu’elle était prête à investir un milliard de dollars dans les gisements de gaz de schiste de Vaca Muerta en échange de la levée de cet embargo. Nous avions gagné en première instance et en appel, mais le 4 juin 2013, la Cour suprême argentine levait le gel des avoirs de Chevron. Un mois plus tard, le PDG de Chevron et la présidente de l’Argentine signaient en grande pompe un accord d’investissement. » Malgré cette défaite sur le gel des avoirs, la procédure principale, portant sur l’exécution de la sentence elle-même, poursuit son cours en Argentine.

Quant à la saisine de la Cour pénale internationale (à propos laquelle on peut lire notre entretien avec un autre avocat des victimes), « nous n’avons pas beaucoup d’espoir ». De nombreux juristes ont beau estimer que même en l’état actuel, le droit international et les statuts de la Cour permettraient de poursuivre des dirigeants d’entreprises, il en va autrement en pratique. « Cette Cour a été mise en place pour juger des anciens décideurs politiques, pas des multinationales. » La procureure a adressé aux avocats équatoriens une lettre en mars dernier indiquant, sans plus d’argumentation, qu’elle ne voyait pas matière à l’ouverture d’une enquête sur le Président directeur général de Chevron, comme ils le lui demandaient. Ils lui ont néanmoins envoyé des éléments supplémentaires, comme elle leur en laissait la possibilité.

« La seule manière de vaincre Chevron est de globaliser la lutte »

Pour Pablo Fajardo, ces péripéties montrent que le système juridique international n’est pas fait pour les victimes des multinationales, et qu’il est nécessaire de construire un contrepoids à leur capacité d’influence et aux ressources dont elles disposent. « Nous avons décidé que la seule manière de vaincre Chevron est de globaliser la lutte sociale de l’Amazonie équatorienne, en développant des réseaux de solidarité partout dans le monde. »

C’est dans cette optique qu’a été imaginée l’année dernière cette Journée mondiale anti-Chevron, destinée à avoir lieu tous les 21 mai, quelques jours avant l’assemblée générale annuelle de l’entreprise. L’année dernière, cette journée était organisée conjointement par des organisations représentant les victimes de l’entreprise en Équateur, au Nigeria, en Argentine, en Roumanie et aux États-Unis [7]

L’objectif est désormais de faire de cette journée une journée mondiale de lutte contre les abus des multinationales en général, en la reliant à d’autres démarches en cours, comme le projet de traité contraignant sur la responsabilité des multinationales au niveau des Nations Unies (lire notre article).

« Nous sommes convaincus que ce cas n’intéresse pas seulement l’Équateur. Chevron essaie de mettre à profit toute l’architecture d’impunité dont bénéficient les multinationales. Notre lutte menace directement cette architecture d’impunité. La peur de Chevron et des autres entreprises qui la soutiennent, c’est que si nous gagnons cette bataille, ce précédent profite à d’innombrables communautés victimes des multinationales partout dans le monde. C’est ça qu’ils veulent éviter, et pas de verser de l’argent. Leurs profits annuels sont largement supérieurs à l’amende à laquelle ils ont été condamnés. »

Olivier Petitjean

— 
Photos : Rainforest Action Network CC

Notes

[1Dans le magazine Newsweek du 4 août 2008 : voir ici.

[2Pour un profil en français, voir ici.

[3Sauf précision contraire, toutes les citations de cet article sont de Pablo Fajardo.

[4Les lobbies économiques américains, à commencer par le principal d’entre eux, l’US Chamber of Commerce, n’a pas autant de retenue et affichent sans ambages leur soutien inconditionnel à Chevron.

[5Lire à ce propos cet article du magazine Rolling Stone.

[6Voir aussi ici.

[7Chevron possède à Richmond, en Californie, une importante raffinerie. Suite à un incendie survenu en 2012, plusieurs milliers de personne furent intoxiquées et, un peu comme un Équateur, Chevron refuse encore d’assumer ses responsabilités. Lors des élections de 2014, la firme pétrolière a essayé de faire battre la maire de la ville, qui avait pris position contre elle, en versant des millions de dollars à ses adversaires. En vain.

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