Adoptée en première lecture dans une version nettement atténuée par rapport à sa mouture initiale, cette proposition de loi a ensuite été rejetée par le Sénat en novembre dernier (lire notre article).
Le tir de barrages monté par les milieux économiques est inversement proportionnel à son ambition apparente. En deux articles seulement, elle dispose que les grandes entreprises françaises devront mettre en place un plan de prévention des atteintes aux droits humains sur leur chaîne d’approvisionnement et que, en cas d’événement grave, les victimes pourront saisir une juridiction civile française pour que celle-ci vérifie si ce plan était adéquat ou non. Avec pour objectif de prévenir des drames comme celui du Rana Plaza, il y a trois ans, lorsqu’un immeuble abritant des ateliers textiles fournissant des grandes marques occidentales s’était effondré, tuant plus de 1100 ouvriers et ouvrières.
La proposition initiale élaborée par un petit groupe de députés socialistes (Philippe Noguès et Dominique Potier) et écologiste (Danielle Auroi) allait plus loin, en prévoyant une sanction pénale et le renversement de la charge de la preuve en faveur des victimes (lire notre entretien avec Dominique Potier). Malgré le soutien des syndicats et de la société civile (représentée par le Forum citoyen pour la responsabilité sociale des entreprises), cette première version avait été réécrite par le gouvernement.
Une question de principe
Rien de très révolutionnaire donc en apparence dans cette proposition de loi - d’autant qu’à les en croire, toutes les grandes entreprises concernées sont déjà des modèles d’éthique et de responsabilité sociale. C’est d’ailleurs l’un des arguments des opposants à la loi : celle-ci serait inutile, toutes les grandes entreprises françaises étant déjà suffisamment vigilantes en matière de droits humains.
Comment expliquer alors l’acharnement des lobbys économiques ? « Nous avons rencontré l’AFEP [l’Association française des entreprises privées, représentant les grandes entreprises françaises] à tous les tournants », témoigne le représentant d’une ONG soutenant activement la proposition de loi [1]. Même l’US Chamber of Commerce, principal lobby américain et chantre des droits absolus des entreprises (et du projet de libre-échange Tafta), s’est mise de la partie pour peser contre la proposition de loi française, à travers une tribune dans Les Échos.
Dans ses implications concrètes, la proposition ne semble pourtant rien comporter d’insurmontable pour les multinationales françaises. Difficile d’échapper à la conclusion que c’est surtout une affaire de principe : pour certains, il est apparemment inconcevable que l’on puisse vouloir inscrire dans la loi une quelconque obligation éthique ou sociétale pour les entreprises. C’est ce que signifie au fond l’invocation continuelle (et totalement rhétorique) du risque que cette future loi nuise à la « compétitivité » des firmes françaises : la seule loi qui doit régner est celle du profit.
Enterrement programmé ?
Officiellement, le gouvernement français soutient la proposition de loi dans sa forme actuelle. En réalité, son soutien – contradictoire avec ses options de politique économique, consistant à tout miser sur les entreprises en levant les « contraintes » réelles ou imaginaires qui pèsent sur elles – reste très mesuré [2]. Le Sénat paraît quant à lui solidement acquis aux arguments des lobbys économiques, et on le voit mal adopter la proposition de loi en seconde lecture. Dès lors que le gouvernement reste passif, celle-ci risque fort de se perdre dans les limbes parlementaires et de ne pas être adoptée avant la fin de la législature, avec tous les risques que cela comporte.
Pourtant, de nombreux regards sont tournés vers la France, en Europe et au-delà. Plusieurs pays du vieux continent s’intéressent de près à la proposition de loi, et certains évoquent déjà une future directive communautaire dans le même sens. En Suisse, une votation populaire pourrait avoir lieu sur une législation similaire à la proposition française (la collecte des signatures nécessaires est en cours).
Les syndicats soutiennent eux aussi cette loi, aussi bien en France qu’au niveau international, comme en témoignait la secrétaire-générale de la Confédération syndicale internationale Sharan Burrow dans le cadre de l’entretien qu’elle a accordé récemment à l’Observatoire des multinationales : « Cette proposition de loi, même si elle a été édulcorée, est pionnière. Si seulement même un petit nombre de pays européens rendaient ainsi obligatoire une forme de devoir de vigilance des multinationales, cela changerait totalement la donne, non seulement pour des situations comme les conditions de travail au Qatar, mais aussi pour la responsabilité des multinationales partout dans le monde. »
Les opposants à la proposition de loi française argumentent volontiers qu’il n’y a aucune raison que la France avance seule dans cette question, et que cela pourrait même être contre-productif en favorisant d’autres entreprises moins responsables. En réalité, c’est plutôt à l’inverse : en refusant d’avancer, la France et son gouvernement risquent de faire reculer tout le monde.
Olivier Petitjean
Mise à jour, jeudi 24 mars 2016 : La proposition de loi sur le devoir de vigilance des multinationales a effectivement été adoptée par l’Assemblée nationale en seconde lecture avec le soutien du gouvernement.
—
Photo : Alejandro Mallea CC