06.07.2015 • Droits humains

« Pour en finir avec l’impunité des multinationales » : une semaine de négociation aux Nations unies et de mobilisation de la société civile

Le Conseil des droits de l’homme des Nations unies lance cette semaine ses travaux en vue de l’élaboration d’un traité contraignant sur la responsabilité des multinationales en matière de droits humains, suite à la résolution votée l’année dernière sur proposition de l’Équateur. Un tel traité est demandé depuis des années par la société civile internationale, qui organise une semaine de mobilisation à Genève pour soutenir le groupe de travail chargé de le préparer. Melik Özden, directeur du Cetim (Centre Europe Tiers Monde), une ONG basée à Genève et l’une des chevilles ouvrières de cette mobilisation, explique les enjeux de cette semaine cruciale.

Publié le 6 juillet 2015 , par Melik Özden

Entre les 6 et 10 juillet 2015, un Groupe de travail intergouvernemental ad hoc de l’Organisation des Nations unies, fraîchement créé, se réunira à Genève pour commencer les négociations sur un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales. Même si le mandat a été obtenu avec une courte majorité au sein du Conseil des droits de l’homme [1], l’enjeu n’en demeure pas moins fondamental.

En effet, on observe depuis trois décennies une montée en puissance des sociétés transnationales. De nos jours, quelques centaines de sociétés transnationales contrôlent au niveau mondial l’essentiel de la production et de la commercialisation des biens et des services. Cette position leur confère un pouvoir sans précédent dans l’histoire. De plus, la transformation des activités bancaires et la concentration du capital financier dans les mains de quelques entités transnationales menacent désormais non seulement l’économie réelle mais également la démocratie.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Il y a lieu à cet égard de déplorer le non respect des principes démocratiques et des droits humains, mais aussi la corruption des dirigeants politiques. Mais il ne faut pas perdre de vue également l’extension progressive d’une économie de marché néolibérale au niveau mondial, qui a abouti à l’abandon du champ économique par les États. Nous savons très bien que sans la souveraineté économique, l’indépendance politique est condamnée à rester théorique.

Affaiblissement des États

Aujourd’hui, nous avons affaire à des États qui sont très affaiblis, politiquement et économiquement. La dette extérieure des États est utilisée, hier comme aujourd’hui, pour imposer des programmes d’ajustement structurel qui englobent sans exception la privatisation des services publics. Les accords commerciaux et sur les investissements, multilatéraux ou bilatéraux, non seulement favorisent les sociétés transnationales mais leur assurent également en quelque sorte l’impunité sur le plan juridique quant à leurs agissement nuisibles, voire criminels, sur le plan des droits humains, de l’environnement ou du travail. Les législations nationales et internationales dans ces domaines sont contournées par les accords en question ou ne sont pas appliquées à certaines multinationales ou encore sont modifiées pour satisfaire les conditions des investisseurs. Les sociétés transnationales se jouent des frontières et ont recours à des montages complexes pour éluder leurs responsabilités dans les violations des droits humains, des législations sur le travail et pour les dégâts causés à l’environnement, mais aussi pour échapper à la fiscalité. Elle ont également recours à la corruption et parfois aux groupes paramilitaires pour faire taire toute opposition à leurs desseins.

Autrement dit, les vœux de M. Percy Barnevik, ancien Président du groupe industriel helvético-suédois Asea Brown Boveri (ABB), exprimés il y a une quinzaine d’années, sont devenus aujourd’hui réalité partout dans le monde : « Je définirai la globalisation par la liberté pour mon groupe d’investir où il veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant supporté le moins de contraintes possibles en matière de droit du travail et de conventions sociales [2]. »

Bataille politique en perspective

C’est dans ce contexte que se réunira à Genève le groupe de travail de l’ONU. Mais le succès dudit groupe de travail n’est pas assuré d’avance vu les pressions et manœuvres multiples en cours pour éviter toute réglementation contraignante à l’égard des sociétés transnationales. Ces milieux semblent compter sur l’appui des États occidentaux (États-Unis et Union européenne en tête), farouchement contre une telle réglementation, mais aussi sur leur capacité de chantage auprès de certains autres États qui craignent le retrait des « investissements ». Ils comptent également sur des arguments fallacieux tels que les droits humains seraient uniquement l’affaire des États et que tenir responsables les sociétés transnationales pour cela reviendrait à « privatiser » les droits humains (sic) - comme si les activités des sociétés transnationales n’avaient aucun impact sur ces derniers ou comme si elles ne sont pas tenues de les respecter. En réalité, c’est le contraire qui est vrai. En effet, ce sont précisément les codes de conduite volontaires qui permettent aux sociétés transnationales d’échapper à tout contrôle légal et qui conduisent à une privatisation des droits humains.

Quant à leur chantage sur le retrait de leurs investissements, il faut se rendre à l’évidence. Les activités des sociétés transnationales ne répondent pas forcément aux besoins des populations locales, mais obéissent à un seul critère : faire des bénéfices, le plus et le plus vite possible, au profit de leurs actionnaires majoritaires. Contrairement à l’idée reçue selon laquelle les sociétés transnationales seraient le moteur du développement, ces dernières sont devenues de nos jours un obstacle majeur dressé devant le développement non seulement économique, mais également social et culturel. En effet, de nombreuses études le démontrent amplement, si besoin est, la stratégie des sociétés transnationales ne consiste qu’à renforcer leur position dominante sur le marché, dans pratiquement tous les secteurs de l’économie et de services (agriculture/alimentation, construction, industrie, finances, loisirs, information...) par des acquisitions et fusions à l’instar de Google ou d’autres géants de l’informatique, pour ne citer que ce secteur à la mode, afin d’étouffer dans l’œuf toute concurrence ou de récupérer toute innovation par des starts-up.

De plus, dans les faits, les sociétés transnationales se sont arrogées, avec la complicité de certains États puissants, tous les droits et avantages alors qu’elles n’assument aucune responsabilité liée à leurs activités, étant donné qu’elles se déchargent bien souvent sur leurs filiales, preneurs de licence ou sous-traitants, quand elles n’appellent pas l’État pour recoller les pots cassés.

Comme déjà souligné, les activités des sociétés transnationales touchent tous les domaines de la vie. C’est pourquoi les travaux du groupe de travail de l’ONU revêt une importance capitale. Certes, les démarches entreprises au sein de l’ONU (ou au niveau international) depuis plus de 40 ans ont échoué et/ou ont été dévoyées jusqu’ici. En effet, ces dernières ont abouti, tout au plus, à des codes de conduite volontaires qui, non seulement sont lacunaires sur de nombreux aspects mais, comme leur nom l’indique, dont l’application est laissée au bon vouloir des sociétés transnationales. Autant dire que ces codes ont prouvé leur inefficacité. D’où d’ailleurs, la création dudit groupe de travail au sein de l’ONU, afin qu’il élabore des normes contraignantes à l’égard de ces entités.

Mobilisation de la société civile

Les mouvements sociaux et organisations de la société civile l’ont bien compris. C’est pourquoi une campagne mondiale pour lutter contre l’impunité des sociétés transnationales a été lancée en 2013 par plus de 200 organisations qui comprennent aussi bien des organisations paysannes (La Via Campesina), des syndicats (Trade Union Confederation of Americas) que celles de défense des droits des femmes (Marche mondiale des femmes) et des organisations des victimes des sociétés transnationales (Chevron/Equateur, Shell/Nigeria, Coca-Cola/Colombie...). Plusieurs dizaines de représentant-e-s de ces organisations seront présentes à Genève la semaine prochaine pour faire entendre leurs voix et revendications afin que ce processus ne soit pas dévoyé comme dans le passé [3].

Dans ce contexte, les organisations de la société civile suisse, dont le Cetim fait partie, ne se sont pas trompées lorsqu’elles ont lancé l’initiative populaire intitulée « pour des multinationales responsables ». En effet, la Suisse a une place particulière dans ce domaine, étant donné qu’elle abrite le siège de nombreuses sociétés transnationales montrées du doigt pour des violations commises à l’étranger. Il s’agit d’une démarche complémentaire à celle de l’ONU, visant à permettre aux victimes des violations des droits humains commises par les sociétés transnationales puissent être poursuivies en justice en Suisse de sorte que les agissements nuisibles de ces entités sur les droits humains ou l’environnement ne restent pas impunis. En effet, pour rendre comptable les sociétés transnationales de leurs actes et pouvoir les poursuivre en justice, il faut des mécanismes juridiques à la fois à l’échelle nationale et internationale. C’est une condition indispensable si l’on veut lutter efficacement contre l’impunité des sociétés transnationales.

Melik Özden, directeur du Cetim

Notes

[1À l’initiative de l’Afrique du Sud et de l’Équateur, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a adopté la résolution 26/9, en juin 2014, par 20 voix pour, 14 contre et 13 abstentions. Lire à ce sujet notre entretien avec Brid Brennan et Gonzalo Beron, du Transnational Institute : « Une opportunité historique de négocier un traité contraignant sur les entreprises transnationales ».

[2Voir Mondialisation excluante, nouvelles solidarités : soumettre ou démettre l’OMC, coédition Cetim, Gresea, L’Harmattan, octobre 2001.

[3Voir le programme de la semaine de mobilisation sur le site du Cetim.

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