Selon vous, il y a aujourd’hui « une opportunité historique d’engager la négociation d’un traité contraignant sur les entreprises transnationales » dans le cadre du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (CDH). De quoi s’agit-il ?
Brid Brennan [1] et Gonzalo Berrón [2] : Depuis des décennies, de nombreuses populations à travers le monde subissent des violations systématiques et persistantes des droits de l’homme et des crimes économiques et écologiques du fait des activités des grandes entreprises transnationales, sans aucun moyen d’obtenir justice. Ces populations exigent depuis longtemps des règles contraignantes pour les multinationales. Le long silence qui régnait sur cette question a enfin été brisé en septembre 2013, lorsque 85 États emmenés par l’Équateur ont mis un projet de résolution à l’ordre du jour du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (CDH). Cette résolution vise à combler une lacune flagrante dans les mécanismes et institutions de protection des droits humains tels qu’ils existent actuellement : l’absence de mandat pour imposer des règles contraignantes sur les activités des multinationales et garantir l’accès à la justice pour les populations affectées. La société civile n’a jamais cessé de mettre en avant ce besoin de règles pour les multinationales, et la résolution est aujourd’hui soutenue par plus de 500 mouvements et réseaux à travers le monde. La conjonction de cette campagne de la société civile et de la résolution portée par plus de 85 gouvernements au CDH fait que l’on peut effectivement parler aujourd’hui d’une « fenêtre d’opportunité historique ».
Des décennies de politiques néolibérales internationales ont renforcé les pouvoirs des entreprises multinationales sur nos économies, sur la nature et sur nos vies. Comment ce pouvoir des entreprises a-t-il réussi à s’étendre ainsi, et se créer des conditions de totale impunité ?
Au cours des dernières décennies, nous avons assisté à un processus de concentration accélérée du capital – notamment à travers les « fusions et acquisitions » d’entreprises –qui a conduit à la consolidation du modèle néolibéral. Cette tendance a été renforcée par la fin de la guerre froide, qui avait fonctionné comme un obstacle à la l’expansion du grand capital.
L’expansion du capital a été intensifiée et rendue encore plus agressive à travers l’adoption de multiples accords de libre-échange et d’investissement, en commençant par l’accord de libre-échange de 1989 entre Canada et États-Unis. Les termes de ces accords ont toujours été fixés par les multinationales, qui exigent la libéralisation des marchés, l’accès aux matières premières et la privatisation des services publics, comme on peut encore le voir aujourd’hui avec les négociations du grand marché transatlantique [connu sous l’acronyme TAFTA ou TTIP] entre les États-Unis et l’Union européenne, ou encore le projet d’accord transpacifique [dit TPP] impliquant les États-Unis et des pays asiatiques et latino-américains.
Ces accords commerciaux et d’investissement, ainsi que les politiques de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et d’autres institutions financières internationales (FMI et Banque mondiale), ont contribué à instituer un cadre juridique accordant une protection unilatérale aux activités des multinationales (y compris le droit de poursuivre les gouvernements pour la perte réelle ou supposée de profits, ou le droit d’exiger des changements dans la législation environnementale) mais ne leur imposant aucune obligation. En termes d’impacts sur les populations affectées, ces protections juridiques unilatérales instituent ce que nous appelons une « architecture de l’impunité ». Impunité dont les gouvernements se sont rendus complices en ne défendant pas l’intérêt du public ou de leurs citoyens.
En outre, les nouvelles technologies et la financiarisation croissante du capitalisme ont ouvert pour les multinationales des possibilités sans précédent d’expansion partout sur la planète, et dans tous les aspects de nos vies. Devenues économiquement et politiquement plus fortes, les grandes entreprises transnationales sont de plus en plus en mesure d’opérer en toute impunité dans les pays pauvres et les pays en développement du Sud, mais aussi, plus récemment, dans les pays du Nord. Par leurs activités, elles continuent de violer l’ensemble du spectre des droits de l’homme. Elles le font d’une manière directe : les droits des travailleurs sont violés tous les jours, mais seuls les accidents majeurs font la une des journaux – comme dans le cas du Rana Plaza au Bangladesh (où 1100 travailleurs sont morts) ou celui de Marikana en Afrique du Sud (où 31 mineurs grévistes ont été abattus par la police). Les multinationales violent également le droit des gens à la simple subsistance, comme dans le cas de l’accaparement mondial des terres ou de la pollution systématique des compagnies pétrolières comme Shell et Total au Nigéria, ou Chevron en Équateur.
Ces violations des droits humains ont lieu en toute impunité. Trente ans après l’une des plus grandes catastrophes industrielles mondiales –celle de Bhopal, en Inde, impliquant la firme Union Carbide / Dow Chemical –justice n’a toujours pas été rendue pour les familles de ceux qui sont morts, alors que la génération suivante souffre également des effets de la pollution engendrée.
Ces profondes transformations de nos sociétés ne marquent pas seulement la mise en place d’un modèle économique encore plus favorable au business. Elles ont également donné lieu à une nouvelle configuration du pouvoir politique et du rôle de l’État. Les citoyens perçoivent de plus en plus clairement la mainmise du secteur privé sur la prise de décision politique. Les lobbies économiques sont désormais en mesure d’usurper la fonction des gouvernements élus dans les institutions nationales et internationales, et de les plier à leur avantage.
Dans le cas des pays pauvres ou des pays en développement, l’asymétrie de pouvoir est encore plus immense, et les systèmes juridiques ont été sapés et rendus incapables de défendre les populations face aux crimes des entreprises. Les décisions prises par les tribunaux et les juridictions locales sont non exécutées ou carrément rejetées par les multinationales. C’est ce qu’illustre le cas de Chevron et de l’Équateur : la firme pétrolière californienne a refusé de se soumettre à une décision de justice équatorienne la condamnant à verser 9,5 milliards de dollars US de dommages [3].
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Faites un donComment un traité dans le cadre du Conseil des Droits de l’homme de l’ONU peut-il limiter les pouvoirs que les multinationales ont acquis dans le cadre de l’OMC et des accords de commerce et d’investissement ? Ce traité sera-t-il plus efficace que les politiques de « responsabilité sociale des entreprises » et les nombreuses chartes qui ont été développées à l’échelle mondiale ?
Ce qui est soumis à l’approbation du Conseil des droits de l’homme est le lancement d’un processus visant à négocier un traité instituant des obligations contraignantes pour les multinationales, avec la mise en place d’un organisme mandaté pour appliquer les sanctions et garantir l’accès à la justice des populations affectées. C’est un processus très nouveau et encore très ouvert. C’est pourquoi nous disons que ce n’est qu’une première étape dans notre lutte pour maîtriser le pouvoir politique et économique des multinationales. C’est une lutte qui prendra des années, surtout si le traité couvre l’ensemble des droits de l’homme dans leur globalité, ce qui sera fortement contesté par les lobbies du secteur privé.
Un tel traité contraignant, avec des instruments pour le faire appliquer, va assurément réduire la capacité des transnationales à violer les droits humains en toute impunité, et permettrait aux populations et personnes affectées d’accéder enfin à la justice. Les dispositifs internationaux dont nous disposons jusqu’à présent (les principes directeurs des Nations Unies, ceux de l’OCDE, la déclaration MNE de l’Organisation internationale du travail, le Global compact, etc.) sont tous non contraignants. Ils font partie du domaine de la « soft law », et ils sont donc incapables de rendre justice. En fait, ces dispositifs servent de poudre aux yeux puisqu’il n’y a pas de vérification indépendante de leur mise en œuvre. Les informations accumulées sur le terrain par les populations affectées démontrent que les violations des droits humains, des droits du travail et des normes environnementales par les multinationales tendent à s’intensifier, ce qui démontre l’inefficacité de ces démarches volontaires. Quant à la responsabilité sociale des entreprises (RSE), elle est principalement utilisée comme un exercice de marketing. C’est une méthode visant à projeter une image plus sympathique pour l’opinion publique, qui revient moins cher aux entreprises que la publicité traditionnelle.
Ce n’est pas la première fois qu’on essaie d’introduire des règles contraignantes pour les entreprises transnationales. Pourquoi cela devrait-il fonctionner cette fois-ci ? Quel genre de mobilisation citoyenne espérez-vous pour atteindre un tel objectif, puisqu’une discussion internationale de ce type pourrait être considérée comme très éloignée du terrain ?
Même s’il y a eu plusieurs tentatives tout au long des années 1970, 1980 et 1990 au sein de l’ONU pour élaborer un cadre contraignant, de type « hard law », pour les entreprises transnationales, c’est la première fois que 85 gouvernements se sont mis d’accord sur une demande conjointe visant à ouvrir un processus en vue d’un traité contraignant.
De notre point de vue et sur la base de plusieurs années de travail d’information et de mobilisation en solidarité avec les populations affectées, la demande d’action au niveau international est très forte sur le terrain. En outre, avec l’expérience, la capacité des populations affectées à lier le global au local et à élaborer des stratégies communes contre une entreprise se renforce. Par exemple, durant l’audience du Tribunal permanent des peuples qui aura lieu au même moment que la session du CDH à Genève, des représentants de populations locales de cinq pays témoigneront ensemble sur la multinationale Glencore et ses activités aux Philippines, au Pérou, en Colombie, en Zambie et en RDC.
Avec différentes organisations nationales et internationales, des mouvements sociaux, des syndicats, des groupes de base et des réseaux, vous avez lancé « une campagne mondiale pour démanteler le pouvoir des entreprises et mettre fin à leur impunité ». Dans le cadre de cette campagne, vous faites la promotion d’un « traité international des peuples ». Serait-ce la préfiguration du traité dans le cadre du Conseil des Droits de l’Homme ?
Oui, c’est en juin 2012, lors du forum Rio+20, que nous avons lancé la Campagne mondiale pour démanteler le pouvoir des transnationales. Cette initiative était l’aboutissement d’une année entière de consultation, au niveau international, auprès de populations affectées, de mouvements et de réseaux faisant campagne pour obtenir justice face aux violations des droits de l’homme et à la criminalité des entreprises. De nombreuses organisations qui se sont impliqués dans cette campagne avaient collaboré dans le cadre du « Tribunal permanent des peuples » pendant la période 2006-2010, et avaient donc collecté une vaste documentation sur les crimes économiques et écologiques des entreprises. Cela leur avait aussi permis d’identifier clairement le rôle fondamental de cette « architecture de l’impunité » dont nous parlions précédemment.
Le développement d’un Traité des peuples est un élément clef de la stratégie de la Campagne, fournissant à la fois un cadre de réflexion politique et stratégique en vue de démanteler le pouvoir des entreprises et un espace pour articuler et rendre visibles des alternatives. Les propositions juridiques qu’il comporte pourraient dans certains cas contribuer à l’élaboration d’un futur traité contraignant dans le cadre du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Le travail sur les alternatives vise à enraciner une nouvelle vision du monde à travers l’action transformatrice que constituent les affrontements avec les grandes entreprises. Ce sont les gens sur le terrain qui sont les protagonistes des changements fondamentaux, au-delà de l’instrument juridique que constituerait un traité contraignant portant sur les entreprises transnationales.
En France, on a l’habitude de penser que les multinationales françaises ne sont pas les pires de la planète et seraient plutôt de « bons élèves ». Récemment toutefois, des organisations de la société civile ont lancé de nouvelles campagnes contre les multinationales françaises comme BNP Paribas, Société Générale, Areva, Total, etc. Qu’attendez-vous de ces organisations et des citoyens français en vue de contribuer à la mise en place de réglementations contraignantes et plus fortes sur les transnationales ?
Des décennies de néolibéralisme et de propagande pro-business ont contribué à instiller une perception populaire des grandes entreprises « nationales » comme fleurons de la prospérité de leurs États d’origine, ainsi que pour des pays et des populations où ces entreprises opèrent. Les coûts économiques, sociaux et environnementaux de l’extractivisme ont par exemple été bien cachés du public des États d’origine des multinationales concernées.
Cependant, les cinq dernières années de crise économique, financière et systémique démontrent que cette ère de capitalisme dominé par les intérêts commerciaux est en crise profonde. Il y a un changement de conjoncture, avec de plus en plus de soutien populaire pour une transition juste et un changement systémique. Les nouvelles campagnes lancées en France sont un signe fort que les citoyens percent à jour ce qu’il y a derrière l’image brillante de « fleurons » attribuée aux grandes entreprises nationales, et qu’ils se rendent compte que le modèle de développement dominé par le secteur privé est insoutenable.
Nous attendons que ces campagnes mettent au grand jour les violations des droits de l’homme et la destruction de l’environnement provoquées par ce modèle et par les multinationales françaises. En outre, les initiatives que vous évoquez peuvent interpeller le gouvernement français quant à son rôle et sa responsabilité en tant que membre de l’Union européenne et du Conseil des droits de l’homme. Il est important d’exhorter le gouvernement français à voter en faveur d’un processus intergouvernemental visant un traité juridiquement contraignant sur les entreprises transnationales, lors de la session de Juin du Conseil des droits de l’homme [le gouvernement français a voté non, tout comme les autres pays européens, NdE].
Au-delà de Genève, nous avons hâte de nous joindre aux mouvements et organisations françaises pour contester la mainmise du secteur privé sur les négociations climatiques lors de la COP21 qui se déroulera en France en décembre 2015. Le Forum des peuples qui sera organisé en marge de la COP21 fournira un cadre idéal pour entreprendre une vaste consultation publique sur le projet de Traité international des peuples.
Propos recueillis par Maxime Combes, pour Attac France, le 19 juin 2014.