Les élections de mi-mandat ont lieu ce mardi 4 novembre aux États-Unis. En jeu, le renouvellement d’une partie du Congrès. On s’attend à ce que les Républicains consolident leur mainmise sur la Chambre des représentants et conquièrent la majorité au Sénat, avec pour conséquence de bloquer encore davantage les institutions américaines. Le parti républicain, désormais aligné idéologiquement sur sa frange la plus extrémiste, celle du tea party, ne semble pas avoir d’autre programme politique que celui d’entraver le fonctionnement de l’État fédéral et d’empêcher l’adoption de toute nouvelle régulation sociale ou environnementale.
Tout comme lors des suffrages précédents de 2010 et 2012, l’argent coule à flots. Les fameux « political action committees » ou PACs – sans parler des multiples autres structures de financement encore plus opaques – collectent l’argent de milliardaires ou d’entreprises pour financer directement les campagnes de candidats, ou bien payer des annonces publicitaires dans les médias pour attaquer leurs adversaires. Dans les circonscriptions clé de cette année – celles qui décideront de la majorité au Sénat dans le Kentucky, la Caroline du Nord, le Colorado, la Géorgie, l’Iowa, le Michigan, l’Arkansas et la Louisiane, on a ainsi assisté à un déferlement d’« annonces négatives », financées en majorité par des groupes extérieurs aux États concernés et totalement opaques quant à la source de leur argent. Une tendance qui semble refléter une stratégie délibérée des Républicains et de leurs soutiens : « Près de 80% des spots publicitaires électoraux diffusés par des groupes extérieurs pour soutenir les Républicains ont été payés avec de l’argent secret, via des groupes comme l’US Chamber of Commerce, Freedom Partners – une association professionnelle de donateurs liée aux frères Koch – et Crossroads GPS, fondé par Karl Rove », notaient ainsi récemment les journalistes du New York Times [1].
En 2014 comme en 2012
Tout comme lors des élections précédentes, les entreprises françaises participent elles aussi, via leurs filiales américaines, à ce déversement d’argent privé dans la sphère publique. Et le font, dans leur grande majorité, en faveur des Républicains. Il y a deux ans, lors des élections de 2012, Basta ! et l’Observatoire des multinationales avaient publié une longue enquête sur l’implication financières des entreprises françaises dans les élections américaines – un sujet jusqu’alors totalement ignoré en France. Cette enquête [2] avait révélé l’ampleur du soutien financier apporté par des entreprises telles que Sanofi, GDF Suez, Lafarge, Vivendi, la Société générale ou Areva à des candidats républicains, y compris ceux défendant les positions les plus obscurantistes. Parmi les candidats ainsi financés, on ne comptait plus ceux qui se revendiquaient du tea party ou qui prêchaient le déni du changement climatique, le créationnisme, l’abrogation de toute forme de régulation environnementale, l’homophobie et le renvoi des immigrés chez eux. Il est vrai que les Républicains qui ne défendent pas publiquement ces positions sont devenus extrêmement rares...
Deux ans plus tard, à quelques exceptions près, on prend les mêmes et on recommence. À nouveau, les entreprises françaises ont apporté, notamment via leurs PACs, des sommes considérables à la campagne électorale, majoritairement en faveur des Républicains, comme le montrent les chiffres collectés dans le tableau qui suit [3].
Les 20 entreprises françaises les plus impliquées dans la campagne 2014
˜ | Entreprise | Financements déclarés, en dollars | Pourcentage de ces financements aux Républicains |
1 | Sanofi | 933 270 | 63% |
2 | Airbus | 370 602 | 78 % |
3 | AXA | 284 740 | 57% |
4 | Vivendi | 218 330 | 47% |
5 | Areva | 217 927 | 58% |
6 | BNP Paribas | 119 250 | 32% |
7 | ArcelorMittal | 93 360 | 63% |
8 | Michelin | 56 416 | 74% |
9 | GDF Suez | 56 200 | 55% |
10 | Lafarge | 53 000 | 47% |
11 | Louis Dreyfus | 48 450 | 89% |
12 | Arkema | 47 600 | 64% |
13 | Société Générale | 36 936 | 70% |
14 | Safran | 36500 | 47% |
15 | Suez environnement | 35 700 | 15% |
16 | Alcatel | 33165 | 26% |
17 | Air Liquide | 28750 | 59% |
18 | Danone | 25850 | 0% |
19 | BPCE/Natixis | 24150 | 27% |
20 | Sodexo | 20490 | 76% |
Ces chiffres reflètent des évolutions contrastées. Les dépenses électorales déclarées par Sanofi ont explosé au fil du temps, et se dirigent de manière toujours plus marquées vers les Républicains : 210 625 dollars lors des élections de mi-mandat de 2010, 489 279 en 2012, et près du double cette année. Une tendance que l’on ne peut manquer de mettre en rapport avec les options idéologiques de son directeur exécutif récemment « débarqué », Chris Viehbacher. En plus de sa contribution au PAC de Sanofi, celui-ci a d’ailleurs financé directement, à titre personnel, plusieurs figures de l’establishment républicain. Les financements d’Areva sont eux aussi en hausse, quoique de manière plus modérée, avec une nette inflexion vers les Républicains. Michelin, Airbus et ArcelorMittal déclarent des chiffres globalement stables au fil du temps, mais de plus en plus nettement marqués en faveur des Républicains.
Autre cas notable : celui de la Société générale, qui avait été particulièrement mise en cause suite à la publication de notre article en 2012. Elle n’affiche plus que 36 936 dollars de financements en 2014 contre 630 237 en 2010 lors des précédentes élections de mi-mandat (à 69% pour les Républicains) et 933 670 en 2012 (à 83% pour les Républicains) [4].
Concours d’obscurantisme
Quant aux candidats qui bénéficient de ces largesses, certes, les entreprises françaises ont généralement tendance à privilégier les leaders républicains en place. Mais la notion d’« extrémisme » semble devenue très relative au sein de ce parti politique dès lors que l’on touche à des sujets tels que le changement climatique, les armes à feu, la fiscalité ou l’avortement. Et l’on continue à trouver, parmi les candidats préférés des entreprises françaises, des hommes et femmes politiques qui se sont particulièrement illustrés dans ce domaine, tels Ed Whitfield (Kentucky), auteur d’un projet de loi interdisant toute régulation des gaz à effet de serre, ou John Shimkus (Illinois), qui avait déclaré ne pas craindre la montée des mers parce que Dieu a promis à Noé que l’humanité ne serait plus jamais menacée par un déluge [5].
Si les Républicains conquièrent effectivement le Sénat, le mieux placé pour occuper la position stratégique de président du Comité de l’environnement est des travaux publics n’est autre que James Inhofe, sénateur de l’Oklahoma et autre chouchou des entreprises françaises, puisque sa campagne a notamment reçu 3500 dollars d’Airbus, 4250 dollars de Sanofi, 1000 dollars d’Areva et autant de Michelin. Problème : c’est aussi l’un des climato-sceptiques les plus fanatiques du parti républicain, auteur d’un livre paru en 2012 intitulé « Le plus grand hoax de tous les temps : comment la conspiration du changement climatique menace votre futur » (The Greatest Hoax : How the Global Warming Conspiracy Threatens Your Future). Il a aussi été classé comme le membre le plus à droite de tout le Sénat [6].
Après nos révélations de 2012, l’excuse la plus souvent avancée par les entreprises pour justifier ces constats pour le moins dérangeants était que les PACs sont des fonds créés officiellement par leurs employés, sur la destination desquels elles n’ont aucun contrôle. L’examen des donateurs de ces PACs suffit à démontrer l’hypocrisie de cet argument. Non seulement ces PACs sont hébergés et facilités par les entreprises [7], mais leurs premiers contributeurs ne sont autres que les dirigeants mêmes des entreprises [8] : Chris Viehbacher pour Sanofi, le directeur général Louis Schorsch pour ArcelorMittal, le directeur général Allan McArtor et sa femme pour Airbus (aux côtés de Marc Paganini, président d’Aribus Helicopters et de Guy Hicks, directeur du bureau de Washington).
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Faites un donDes intérêts économiques et politiques qui s’interpénètrent des deux côtés de l’Atlantique
Certes, il n’y a pas là une spécificité française. Le site OpenSecrets.org a établi une liste des PACs liés à des groupes étrangers. On y constate que les entreprises européennes - emmenées par les firmes britanniques et suisses - sont de loin les plus impliquées dans les campagnes électorales américaines, et qu’elles favorisent nettement les Républicains [9]. Les banques, les firmes pharmaceutiques et chimiques et les industries d’armement figurent là aussi comme les principaux contributeurs. Une véritable interpénétration des intérêts politiques et économiques des deux côtés de l’Atlantique, qui constitue le contexte dans lequel s’inscrit la négociation actuelle d’un traité de libre-échange entre Europe et États-Unis.
Encore faut-il souligner que ces données ne constituent très probablement que la pointe émergée de l’iceberg. Depuis la fameuse décision Citizens United de la Cour suprême américaine en 2010, toutes les limites qui avaient été mise en place pour contrôler l’influence de l’argent en politique sont tombées les unes après les autres. Le fonctionnement de l’institution chargée de contrôler ces financements, la Federal Elections Commission (FEC), est systématiquement entravé par ses membres républicains : le nombre de procédures de contrôle ou de sanction initiées par la FEC s’est effondré depuis quelques années. Les financements des entreprises peuvent être canalisés à travers des PACs – lesquels sont soumis à certaines obligations de transparence -, mais aussi, et de plus en plus souvent par d’autres biais : sociétés fantoches créées pour l’occasion, organisations à but non lucratif, ou encore associations professionnelles. N’étant pas soumises à l’obligation de déclarer la source de leur argent, ces structures permettent aux entreprises ou aux milliardaires de peser sur les campagnes électorales en toute discrétion. Aucun moyen ou presque de savoir si les entreprises françaises et leurs filiales y ont recours, et dans quelle mesure.
Seule exception partielle : celle des associations professionnelles. Si l’on ne sait pas le montant des donations éventuelles effectuées par les firmes françaises à ces associations, on sait au moins celles dont elles sont membres actives. C’est le cas pour la plus puissante d’entre elles, l’US Chamber of Commerce. Autrefois chambre de commerce classique, elle s’est tranformée ces dernières années en véritable machine de guerre au service des lobbies économiques … et des candidats républicains. Selon un rapport publié il y a quelques jours par l’ONG Public Citizen, l’US Chamber of Commerce est pour l’instant le principal financeur de la campagne électorale 2014, avec 31,8 millions de dollars dépensés au 25 octobre, quasi exclusivement en faveur de candidats républicains, et dans les circonscriptions les plus contestées du Sénat [10]. « Lorsque des grandes entreprises décident qu’elles veulent pousser leurs propres candidats mais qu’elles ne veulent que cela se voit, elles appellent l’US Chamber of Commerce », explique Lisa Gilbert de Public Citizen. On sait peu de choses des financeurs de cette institution [11], mais l’on sait au moins que deux entreprises françaises, Sanofi et Air Liquide, siègent via leurs directeurs exécutifs à son Conseil d’administration. Sans surprise, l’US Chamber of Commerce est aussi aujourd’hui l’un des principaux acteurs, à Washington comme à Bruxelles, de la promotion du traité de libre-échange transatlantique [12].
Intérêt bien compris ou idéologie ?
Viennent ensuite les associations professionnelles sectorielles. L’American Chemistry Council, grand défenseur du gaz de schiste et pourfendeur de la régulation des produits chimiques, a par exemple dépensé 2,4 millions de dollars lors des élections 2014. Air Liquide, Arkema, Solvay et Total en sont membres, et toutes sauf Arkema siègent même au conseil d’administration. Même phénomène pour l’American Petroleum Institute, qui représente les intérêts de l’industrie pétrolière et gazière (et dont sont membres notamment Total, Alstom, ArcelorMittal et Schneider Electric), PhRMA qui représente l’industrie pharmaceutique, etc.
Certes, les dirigeants des entreprises françaises expliqueront qu’elles ne font que suivre l’exemple - et souvent à plus petite échelle - des entreprises américaines avec lesquelles elles sont en concurrence. « Le système [américain] est totalement différent des usages européens », expliqueront-ils [13]. Il faut que leurs entreprises s’adaptent. Effectivement, on constate que certains financements accordés par les entreprises françaises sont très liés à leurs intérêts commerciaux [14] Ceux de Michelin, Safran ou Airbus privilégient par exemple les candidats siégeant dans les comités déterminants pour la passation de contrats d’équipement militaires [15] Et la liste des entreprises françaises les plus impliquées dans la campagne électorale 2014 recouvre très largement celles des entreprises les plus actives dans le lobbying à Washington, comme le montre le tableau ci-dessous [16].
Les 20 entreprises françaises les plus actives dans le lobbying à Washington
˜ | Entreprise | Dépenses de lobbying déclarées 2010-2014, en millions de dollars |
1 | Sanofi | 36,695 |
2 | Airbus | 18,965 |
3 | Vivendi | 15,32 |
4 | Renault-Nissan | 11,5 |
5 | ArcelorMittal | 7,97 |
6 | Alstom | 7,48 |
7 | Alcatel-Lucent | 6,31 |
8 | Safran | 5,792 |
9 | Michelin | 4,662 |
10 | SNCF | 3,95 |
11 | AXA | 3,89 |
12 | Areva | 3,58 |
13 | Arkema | 3,32 |
14 | Sodexo | 3,225 |
15 | Pernod-Ricard | 3,04 |
16 | Lafarge | 2,92 |
17 | Air liquide | 2,475 |
18 | GDF Suez | 2,28 |
19 | Thales | 1,84 |
20 | Veolia | 1,545 |
Sauf qu’il y a bien un certain nombre d’entreprises françaises très implantées aux États-Unis qui recourent aux lobbying sans s’immiscer dans les campagnes électorales. Le rôle toujours croissant des entreprises et des milliardaires dans la vie politique est un sujet suffisamment polémique aux États-Unis même – une importante campagne citoyenne est en cours pour limiter à nouveau rigoureusement le rôle de l’argent en politique – pour que des groupes français y mettent un peu plus de précaution - notamment si c’est pour soutenir des candidats parmi les plus extrémistes. A fortiori lorsque que ces groupes sont majoritairement ou partiellement propriété de l’État français, comme c’est le cas d’Airbus, Areva et GDF Suez.
Plus fondamentalement encore, ce que révèle l’implication des multinationales françaises dans les élections américaines, c’est l’indistinction croissante entre ce qui relève des « intérêts économiques bien compris » des entreprises et ce qui relève de l’idéologie. La haine de l’État social et de l’interventionnisme gouvernemental, le déni du changement climatique ou de la gravité des diverses formes de pollutions, la promotion de la responsabilité individuelle et de la libre entreprise sans entraves… autant de points de convergence entre un certain radicalisme social d’extrême-droite et la vision du monde néolibérale. C’est cette convergence nouvelle – inventée aux États-Unis depuis quelques années, et qui constitue aujourd’hui l’identité même du parti républicain – que les firmes françaises paraissent étonnamment disposées à encourager de l’autre côté de l’Atlantique. Et peut-être demain un peu plus près de chez nous ?
Olivier Petitjean
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Photo : Stephen Melkisethian CC