Extrême Tech

Olivier Tesquet : « Avec le Doge ou Palantir, on a des exemples très concrets d’une nouvelle architecture du pouvoir, un pouvoir techno-fasciste »

Depuis la réélection de Donald Trump, les courants les plus réactionnaires de la Silicon Valley semblent occuper le devant de la scène à travers des figures comme Elon Musk, Peter Thiel ou Curtis Yarvin. Dans leur livre Apocalypse Nerds. Comment les techno-fascistes ont pris le pouvoir, Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet proposent une radiographie de ce courant politique qui allie vision du monde ultra-réactionnaire et mysticisme technologique exacerbé. Et dont les outils et les idées inspirent de plus en plus la politique de l’administration américaine. Entretien.

Publié le 16 octobre 2025

Julie Tulle, cc by-nc-sa

Peux-tu commencer par expliquer ce que recouvre, pour vous, cette notion de « techno-fascisme », et pourquoi, selon vous, c'est le terme pertinent pour décrire ce qui se passe aujourd'hui aux États-Unis ?

Olivier Tesquet : Ce qui nous a posé question dans ce terme quand nous nous sommes lancés dans ce livre, c’est évidemment plus le côté « fascisme » que le côté « techno ». Je pense qu’aujourd’hui, on aurait moins d’hésitations à l’utiliser. Quand on voit Trump envoyer la garde nationale à Chicago pour épauler l’ICE, c’est un marqueur assez évident. Mais il y a quelques mois, on s’était demandé : « Retrouve-t-on, dans la situation actuelle, certains des invariants des fascismes historiques ? » Quelques-uns sont apparus assez clairement. Le premier, c’est l’idée d’une contre-révolution contre la modernité politique, imprégnée de l’esprit des anti-lumières. Le deuxième, qui était moins visible à l’époque mais qui le devient de plus en plus, c’est l’idée que la civilisation occidentale serait menacée d’extinction en raison d’une série de périls existentiels – qui vont de l’immigration à la gauche, en passant par les pandémies ou l’intelligence artificielle générale – et que face à cette menace d’extinction, il y a besoin de régénérer le corps national par la purification. Les différentes factions divergent sur le rituel de purification à mettre en oeuvre, mais l’idée est la même. Enfin, il y a le primat de la race. L’espace géographique et politique de la Silicon Valley a toujours été très imprégné de théories racialistes et eugénistes, et on observe un retour de l’obsession pour le QI, le génie, l’intelligence...

La référence à la technologie redéfinit ce fascisme par rapport à ses précédents historiques.

Voilà pour les invariants. On a choisi d’utiliser le terme « techno-fascisme », et pas simplement fascisme, parce que la référence à la technologie redéfinit ce fascisme par rapport à ses précédents historiques. Avec le Doge ou le rôle de Palantir, nous avons des exemples très concrets d’une nouvelle architecture du pouvoir en train de se dessiner, un pouvoir techno-fasciste. Le techno-fascisme est aussi un mode de circulation des idées. C’est plus difficile à appréhender parce qu’on est face à une cohabitation entre tout un tas d’idéologies plus ou moins marginales qui vont plus ou moins bien ensemble, qui parfois se frictionnent, mais qui au final coexistent quand même au sein d’un même espace. Ce n’est pas l’idéologie totalisante de certains fascismes historiques. C’est plus une logique de « plug and play », où chacun prend un bout quelque part pour le réutiliser ailleurs, ce qui donne naissance à des sortes de « marques » du techno-fascisme : l’Argentine de Milei, le Salvador de Bukele, la France telle que la rêve Sarah Knafo, peut-être Gaza privatisée en Riviera demain. Dans des environnements différents, ce techno-fascisme s’adapte et prend des formes particulières.

Ce courant est-il nouveau dans la Silicon Valley ?

Apocalypse Nerds. Comment les techno-fascistes ont pris le pouvoir

Par Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet, éditions Divergences, 2025, 200 pages, 17 euros.

Pendant longtemps, on a associé la Silicon Valley à une vision du monde libertarienne : ils étaient pour l’ordre spontané du marché, mais défendaient aussi les libertés individuelles. C’était ainsi que l’on voyait Facebook à l’époque d’Obama et des printemps arabes. Mais c’était oublier l’histoire longue de la Silicon Valley, où il y a toujours eu un ferment beaucoup plus réactionnaire. Le meilleur exemple est celui de Leland Stanford, fondateur de l’université du même nom, lieu de reproduction de ces élites cognitives de la Silicon Valley, qui était un eugéniste convaincu.

Le libertarianisme a toujours été une force minoritaire aux États-Unis, qui a donc cherché des alliances, parfois à droite, parfois à gauche selon les sujets. À partir des années 1990, certains penseurs comme Murray Rothbard ont lié le mouvement libertarien au mouvement paléo-conservateur, alliant l’ordre spontané du marché et un exercice autoritaire du pouvoir, avec aussi une volonté de ne vivre que parmi ses semblables. Hans-Hermann Hoppe, un penseur qui a beaucoup influencé Curtis Yarvin, a écrit en 2001 un livre intitulé Démocratie, le dieu qui a failli, qui préfigure les thèses de Peter Thiel sur l’incompatibilité entre liberté et démocratie. Dans ce livre, Hoppe dit explicitement que pour garantir la viabilité du modèle libertarien, il faut exclure physiquement de la communauté ceux qui mènent des modes de vie alternatifs, parmi lesquels il citait notamment les communistes et les homosexuels. La démocratie est vue comme un modèle condamné, qu’il faut remplacer par un modèle monarchique, qui seul garantit la perpétuation de la société – une société totalement homogène. Ce paléo-libertarianisme est la forme sécularisée de ce que nous appelons le techno-fascisme. Le techno-fascisme y ajoute une dimension religieuse, probablement liée au fait qu’il est porté aujourd’hui par des personnalités de la tech, qui est une économie de la promesse. Ils sont dans un truc mystique, à commencer par Peter Thiel et ses discours sur l’antéchrist. On retrouve ici un autre marqueur des fascismes historiques, à savoir la volonté d’une transformation anthropologique, de créer un homme nouveau. Cette dimension n’est peut-être pas (encore) visible dans la politique de l’administration Trump, mais chez ces milliardaires, c’est complètement assumé. Ils croient à tout un tas d’idéologies visant à repousser les limites cognitives, les limites biologiques, les limites terrestres de l’homme.

Il est important de resituer le techno-fascisme dans l'histoire plus longue de la Silicon Valley, qui n’est pas du tout celle de la droite populiste.

Il est important de resituer ce techno-fascisme dans cette histoire plus longue, qui n’est pas du tout celle de la droite populiste. C’est pour cela que quelqu’un comme Steve Bannon les déteste. L’aboutissement de la politique selon Steve Bannon, c’est le 6 janvier : le petit peuple qui reprend les institutions par les armes. Le projet des techno-fascistes, c’est au contraire d’affaiblir les institutions de l’intérieur afin qu’ensuite, pour reprendre l’expression de Yarvin, prendre le pouvoir soit aussi simple que de monter les escaliers.

Quelle est la place réelle de ce techno-fascisme dans l'industrie de la tech aujourd'hui ? Quand un Mark Zuckerberg se rallie au trumpisme, est-ce le signe d'une conversion politique ?

Il y a clairement un certain pragmatisme chez les élites financières de la tech, qui sont des capitalistes dont l’objectif est l’accumulation de capital. Ils ont été assez traumatisés par le Covid et par l’administration Biden. C’est pour cela qu’ils ont misé sur Trump, président de la dérégulation. Et, au-delà de ça, ils vivent de la commande publique et avaient tout intérêt à ne pas être en délicatesse avec le nouveau président. Toutes ces scènes d’humiliation collective où ils ont rivalisé de servilité pour prêter allégeance à Trump peuvent se lire à travers ce prisme. Mais pas uniquement. Il y a aussi des liens plus profonds qui renvoient au cœur de la théorie politique de la Silicon Valley.

Les grands patrons de la tech, ceux qui ont un visage public comme les Zuckerberg et les Bezos, ne sont pas des idéologues. Il est difficile d’évaluer dans quelle mesure ils adhèrent au programme techno-fasciste. Même Elon Musk n’est pas complètement un idéologue. Le cas d’un Peter Thiel, en revanche, est assez révélateur de la circulation des idées techno-fascistes et de l’émergence concrète d’une forme de pouvoir techno-fasciste. Il est plutôt moins riche que les autres, mais il est beaucoup plus central et il est là depuis longtemps. Pendant longtemps, il apparaissait comme une figure marginale dans la Silicon Valley, le seul à s’être rallié à Trump en 2016, ce qui à l’époque était un pari assez audacieux sur l’avenir. Aujourd’hui, il semble davantage au centre du jeu, mais en réalité il l’a toujours été. C’est quand même le cofondateur de Paypal et le premier investisseur extérieur dans Facebook.

En quoi Peter Thiel est-il une figure centrale ?

Pour mesurer l’importance de Peter Thiel aujourd’hui, il suffit de prendre deux exemples. D’abord, c’est lui qui a fabriqué politiquement JD Vance, qui a été son employé. Vance fait coexister le monde de la droite religieuse et celui du capital-risque. Thiel a financé sa campagne pour les midterms à hauteur de 15 millions de dollars, et il est devenu sénateur. Il ne serait jamais devenu vice-président de Trump sans cet investissement initial, qui peut être vu exactement comme un investissement dans une entreprise. C’est-à-dire que Peter Thiel a investi dans la start-up « JD Vance » en se disant que cette start-up allait peut-être devenir une très grosse entreprise, et peut-être demain JD Vance règnera sur le monde.

Ce sont les outils de Palantir qui permettent aujourd'hui de traquer ceux qui sont désignés comme des ennemis.

Le second exemple, c’est celui de Palantir. Palantir est très vite devenu une grosse entreprise, et aujourd’hui c’est le bras algorithmique de la politique migratoire de Trump. Ce sont les outils de Palantir qui permettent aujourd’hui de traquer ceux qui sont désignés comme des ennemis. Et Palantir est une entreprise valorisée à presque 400 milliards de dollars, dans le top 20 des capitalisations mondiales, qui pèse plus lourd que Coca-Cola ou Bank of America, qui dévore pour ainsi dire l’État avec son propre consentement.

Dans le sous-titre de votre livre, vous allez jusqu'à dire que les techno-fascistes ont « pris le pouvoir ». Peut-on vraiment aller jusque là ?

L'objectif est de tailler dans des dépenses jugées superflues, mais aussi de toucher les endroits d'où selon eux les élites progressistes dirigent le monde en secret.

Ils n’ont pas pris le pouvoir complètement et de manière irréversible, mais ils ont mis le pied dans la porte. Et cela a des traductions concrètes, avec le rôle de Palantir dont je viens de parler et la mise en place du Doge. Le Doge est une parfaite illustration du projet politique et le mode opératoire techno-fasciste. C’est-à-dire que Musk a été nommé à ce poste hybride où il avait un statut spécial, sans être ministre de plein exercice, et donc sans être soumis à aucune obligation en termes de transparence, sans avoir à se déporter quand il était en situation de conflit d’intérêts, etc. Sa fonction était de mettre en musique la purge promise par la droite conservatrice : le Doge est la matérialisation technique d’un des chapitres du « Project 2025 », cette idée qu’il faut licencier tous les employés fédéraux soupçonnés de ne pas être loyaux pour les remplacer par des fidèles. L’objectif est de tailler dans des dépenses qui non seulement sont considérées comme superflues, mais qui touchent aussi les endroits où selon eux les élites progressistes dirigent le monde en secret. C’est pourquoi ils ont commencé par cibler l’aide au développement ou l’éducation. On revoit les scènes complètement lunaires de super-stagiaires arrivant dans les bureaux avec leurs ordinateurs, exactement comme cela a été fait chez Twitter quand Musk a pris le pouvoir : vous arrivez, vous dormez sur place et vous réécrivez tout.

Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet

Ce projet s’est un peu fracassé sur le mur du réel parce qu’au final on ne code pas l’administration comme on modifie le code de Twitter, mais l’ambition était un peu la même. Ce n’était pas seulement un objectif court-termiste de tailler dans les dépenses publiques, c’était aussi d’installer un autre mode de gouvernance. Et on voit aujourd’hui que même si Musk a quitté l’administration Trump, le Doge existe toujours, sous une forme un peu différente. Et par qui est-il dirigé ? Par Russell Vought, qui était déjà à la fin du mandat précédent de Trump chargé de construire le budget. qui est l’un des rédacteurs du Project 2025. Il est moins histrionique que Musk, beaucoup plus méthodique, et il s’est soigneusement préparé à défendre devant les tribunaux les décisions qu’ils vont prendre. Russell Vought ne vient pas de la tech, mais de la droite religieuse. Cela montre la manière dont ces mondes différents peuvent se rencontrer. L’un des gros points d’interrogation aujourd’hui, c’est de savoir combien de temps ils vont réussir à faire coexister leur divergences, qui sont énormes.

Les figures du techno-fascisme portent une idéologie libertarienne et élitiste, un idéal de sécession vis-à-vis des États. Comment ça s'articule avec une extrême droite qui, même aux États-Unis, a un côté très nationaliste ?

C’est effectivement très paradoxal. Ce sont aussi des personnages dont leurs entreprises tirent une grande partie de leurs profits des contrats avec des gouvernements. Prenez le plan Trump pour Gaza. Ce président qui se déclare isolationniste met sur la table un projet qui est foncièrement colonial, habillé des oripeaux du capital-risque, où l’on remplace l’autodétermination des peuples par la gestion d’actifs. Cette tension n’est pas complètement résolue, parce qu’il y a des gens dans la droite américaine que cette perspective transnationale n’enchante pas. Les post-libéraux, y compris JD Vance, estiment que l’économie de marché globalisée qui a éclos à la fin de la chute de l’URSS n’a pas du tout fonctionné et qu’il faut revenir à une économie, certes toujours capitaliste, mais recentrée sur la famille, la patrie, et ainsi de suite. On ne voit pas très bien comment cette idée peut s’accommoder d’aventures loin des frontières américaines.

Comment les techno-fascistes arrivent-ils à avoir une influence sur Trump et l'administration américaine ? Est-ce parce qu'ils ont de l'argent ? Qu'ils contrôlent des médias et des réseaux sociaux ?

Leurs investissements politiques leur donnent de l’influence, alors qu’en fait leurs idées sont très minoritaires. Aux États-Unis, le mode de financement de la vie politique, avec ses campagnes qui coûtent de plus en plus cher, permettent de faire émerger rapidement des candidats de son choix, comme on l’a vu avec JD Vance. En France, ce serait beaucoup plus compliqué.

Pour eux, la contre-révolution doit s'opérer de manière cachée entre gens qui parlent un langage commun, non compréhensible par le reste de la population. On n'imagine pas des meetings où ils diraient « Votez techno-fasciste ».

Pour autant, Peter Thiel n’a pas de média à sa botte, il n’est pas propriétaire d’un réseau social. Cela se fait de manière plus diffuse. Peter Thiel est très influencé par des penseurs anti-modernes qui diagnostiquent un déclin inexorable de la société occidentale. Pour lui, il faut retrouver un moteur qui va permettre de faire repartir la civilisation. Il adore parler par exemple du projet Manhattan en expliquant que c’est cela qu’il faudrait faire aujourd’hui, appuyer sur l’accélérateur et repartir en avant. Ce discours peut trouver une résonance chez des responsables politiques. Pour ces idées, comme pour l’idée de Curtis Yarvin d’un monarque-PDG, Trump est un véhicule idéal pour expérimenter, pour commencer à essayer de faire advenir leur vision, dont le but ultime est de dépasser le modèle démocratique et l’État-nation.

Encore une fois, c’est assez difficile de quantifier très précisément l’influence de ces idées. Il n’y a pas de parti techno-fasciste qui se présenterait aux élections. Ce qui n’aurait d’ailleurs aucun sens, car leur vision est élitiste. Pour eux, la contre-révolution doit s’opérer de manière cachée entre gens qui parlent un langage commun, non compréhensible par le reste de la population. On n’imagine pas des meetings où ils diraient « Votez techno-fasciste ». Cela se joue à un autre niveau.

C’est pour cela qu’il est important de regarder où ils mettent leur argent, les portefeuilles d’investissement de types comme Peter Thiel ou Sam Altman, d’OpenAI, dont on parle beaucoup moins. Ce sont des investissements dans la longévité et la santé, dans la conquête spatiale, dans ce qu’on appelle le network state avec toutes manifestations, dans la finance alternative dont les cryptomonnaies, et aussi dans la sécurité et le militaire. Dans un projet libertarien autoritaire, il y a besoin d’avoir des armes et des outils technologiques qui vont permettre de maintenir l’ordre, parce que la transformation de la société ne peut pas se faire sans violence. Sans oublier l’énergie. Peter Thiel investit dans un ancien site industriel à Paducah, pour en faire un site d’enrichissement d’uranium. Il y a aussi une volonté de privatisation forcenée des ressources naturelles, parce que l’IA et la tech reposent sur des infrastructures qui au final fonctionnent grâce à l’extractivisme et à la prédation.

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Curtis Yarvin ou Peter Thiel, qui auraient pu passer il y a quelques années par des hurluberlus, semblent de plus en plus pris au sérieux. Ils sont publiés dans des journaux prestigieux. Comment expliquer cette normalisation ?

La couverture médiatique des conférences de de Peter Thiel sur la figure de l’antéchrist a effectivement été assez incroyable. Ils adorent entretenir cette image d’éminence grise ou de Raspoutine, notamment Curtis Yarvin. Quand il fait un entretien avec le New York Times, cela le légitime. Ce n’est pas quelqu’un qui susurre à l’oreille de Donald Trump. Et pourtant, certaines de ses préconisations sont quand même appliquées d’une certaine manière, par exemple son acronyme RAGE, pour « Retire All Government Employees », ou son plan Gaza Inc. Mais on n’en est pas encore au PDG monarque dont il rêve, et d’ailleurs il passe son temps sur son blog à dire qu’il est déçu par le trumpisme, qui n’est pas assez radical pour lui.

Pourrait-on dire que d'une certaine manière Pierre-Edouard Stérin est le Peter Thiel français ?

On retrouve chez les deux cette manière de faire de la politique comme du business, en investissant tous azimuts – une sorte de « venture capitalisation » de la vie politique. Le livre de Thiel Zero to One est d’ailleurs un livre de chevet de Stérin. Et évidemment ils partagent la même foi. Pour autant, Stérin est peut-être moins guidé par une angoisse existentielle que Peter Thiel. Et je pense aussi que davantage d’investissements de Peter Thiel peuvent être lus sous un prisme politique que chez Stérin. Stérin investit dans les croquettes pour chats, les matelas, les restaurants comme La Pataterie... Tout le monde loue chez lui une sorte d’intelligence entrepreneuriale, mais ce n’est clairement pas un intellectuel comme peut l’être Thiel.

Tout le monde loue chez Stérin une sorte d'intelligence entrepreneuriale, mais ce n'est clairement pas un intellectuel comme peut l'être Thiel.

Et surtout ils n’ont pas le même mode d’investissement dans la politique, parce que Stérin ne peut pas juste signer un chèque et créer un super PAC pour faire élire des responsables politiques. Il est condamné à financer une constellation d’organisations, de think tanks, d’associations, d’instituts de formation, qui demain permettront peut-être de faire émerger des figures politiques. Mais on retrouve tout de même chez Stérin une volonté un peu sécessionniste, dans une version assez atténuée des projets de network state américains, quand il essaie de créer des lotissements chrétiens avec Monasphère.

Ce sont donc deux modes de fonctionnement assez éloignés, mais avec un projet de société au final assez proche, et la même volonté de se soustraire aux règles démocratiques. On attend toujours Stérin devant la commission d’enquête sur l’organisation des élections, et il est sous le coup d’une enquête pour financement illégal de campagne. C’est une assez bonne indication de son respect pour l’état de droit et les institutions...

Peut-on s'attendre à voir arriver ce mouvement techno-fasciste ailleurs ? En France ou en Europe notamment ?

On voit bien qu’il y a une forme d’internationale techno-fasciste ou réactionnaire. Quand Milei se rend compte que gérer un État, ce n’est pas complètement un exercice de pensée et qu’il a besoin d’argent, qui va-t-il voir ? Ses amis américains. La Hongrie d’Orbán reste un laboratoire intellectuel et idéologique très important. Mais au Royaume-Uni, par exemple, Peter Thiel a eu des rendez-vous avec Maurice Glasman, l’une des figures du « Blue Labour », une branche conservatrice du travaillisme qui a un peu l’oreille de Keir Starmer. On aurait pu s’attendre à ce que son interlocuteur naturel soit plutôt Nigel Farage, mais non, car Farage est plutôt un populiste de droite, quelqu’un comme Steve Bannon. Le Blue Labour, lui, reste une force minoritaire, mais peut servir dans une stratégie d’affaiblissement institutionnel progressive.

On voit mal le Rassemblement National partir demain sur une plateforme programmatique inspirée par les techno-fascistes. Mais quelqu’un comme Sarah Knafo va se positionner sur ce créneau, pour se distinguer.

On voit donc que les techno-facistes ne vont pas systématiquement vers des mouvements identifiés comme d’extrême droite, mais cherchent plutôt à identifier les meilleurs véhicules pour porter leur projet. En Europe, la plupart des mouvements d’extrême droite restent plutôt des mouvements populistes. On voit mal le Rassemblement National partir demain sur une plateforme programmatique inspirée par les techno-fascistes. Mais quelqu’un comme Sarah Knafo va se positionner sur ce créneau, pour se distinguer. Cela s’est vu par exemple quand elle a été écumer les plateaux télévisés avec sa liste de dépenses de l’Agence française pour le développement, pour expliquer qu’il fallait tailler dans ces horribles dépenses progressistes qui ne servent à rien et qui financent les ennemis à combattre. Je pense qu’il faut être assez attentif à tous les mouvements qui naissent de la fragmentation des partis traditionnels – par exemple, en France, l’UDR de Ciotti, qui est une coquille vide. Ce n’est pas un hasard si un Stérin s’y intéresse : c’est peut-être à l’UDR qu’il est possible de faire émerger des personnalités politiques, au besoin à un horizon de dix ou quinze ans.

C’est donc une approche très différente de celle d’un Steve Bannon quand il est arrivé avec son Mouvement, en prétendant faire l’alliance de toutes les extrêmes-droites et en visant la conquête du pouvoir. Cela n’a pas marché parce que chacun défendait son bout de gras. Ce qui se dessine avec le techno-fascisme, c’est quelque chose de beaucoup plus souple idéologiquement, de beaucoup plus progressif. Cela ne veut pas dire qu’ils ont un projet ou une stratégie délibérée pour l’Europe. C’est aussi une manière de saper l’Europe de l’intérieur, cette Europe qui veut réguler la tech et l’IA et qui représente tout ce qu’ils détestent, le progressisme et le libéralisme heureux. Ils ont un mépris absolu pour l’Europe, comme on l’a vu que JD Vance a quitté le sommet sur l’IA sans même écouter Ursula von der Leyen. En même temps, paradoxalement, ils restent un peu fascinés par l’Europe et leur projet est tout de même au final de maintenir l’identité européenne des États-Unis. Ils ont un sens de l’histoire qui parfois est un peu particulier...

Boîte Noire

Propos recueillis par Olivier Petitjean et Anne-Sophie Simpere le jeudi 9 octobre 2025.

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