Lorsqu’un groupe de banques s’est réuni en janvier dernier pour lancer les « Green Bond Principles » (Principes pour des obligations vertes), nous avons été immédiatement préoccupés par leur réticence à adopter des lignes directrices précises pour définir ce qui peut être considéré comme « vert ». Cette réticence nous paraissait créer un mauvais précédent, que d’autres pourraient facilement exploiter.
Il semble que ces craintes sont sur le point de se réaliser. La récente émission obligataire « verte » (Green bond) de GDF Suez, la plus importante à ce jour réalisée par une entreprise dans le monde, a recueilli des fonds pour un grand barrage controversé en Amazonie, le barrage de Jirau au Brésil [1].
L’émission obligataire de GDF Suez est censée soutenir des projets respectueux de l’environnement. Dans une directive, GDF a déclaré que, pour être éligibles à des financements issus de l’obligation, les projets devraient répondre à des critères sociaux et environnementaux dans cinq domaines, tels que la protection de l’environnement, la contribution au développement local, et le bien-être des communautés. En outre, l’agence de notation extra-financière Vigeo a confirmé que la réserve de projets potentiels de GDF Suez pour cette obligation était en conformité avec ces critères de développement durable. De fait, le Crédit Agricole et Citi, les deux banques qui ont agi en tant que conseillers et coordinateurs de l’émission obligataire, sont deux des quatre banques fondatrices des Green Bonds Principles.
Cependant, le barrage de Jirau est très loin d’être un investissement « durable » (lire Un barrage modèle ?, ndr). Le projet et son barrage ’frère’ en aval, celui de Santo Antônio, sont les deux premiers de quatre barrages en cascade sur la rivière Madeira, le plus grand affluent de l’Amazone. Les deux barrages sont plus hauts que 15 mètres, et en tant que tels sont considérés comme des « grands barrages » par la Commission mondiale sur les barrages (CMB) et la Commission internationale des grands barrages (CIGB). Bien qu’ils ne soient pas conçu pour fonctionner avec des réservoirs traditionnels, et sont donc techniquement considérés comme « au fil de l’eau », les deux barrages ont entraîné l’inondation de terres bien au-delà des rives de la rivière telles qu’elles existaient auparavant. Lorsque de tels barrages sont construits en cascade sur une rivière aussi vaste que la Madeira, ils engendrent généralement des impacts cumulatifs plus importants, et plus difficiles à atténuer, par rapport à de plus petits barrages sur des affluents de moindre importance.
Le barrage de Jirau, qui sera bientôt achevé, a déjà entraîné de graves répercussions pour les écosystèmes aquatiques, les communautés locales et les travailleurs. Par exemple, les scientifiques ont identifié plusieurs espèces précieuses de poissons migrateurs qui pourraient souffrir d’une quasi-extinction en raison du barrage. La sédimentation et la dégradation de la qualité de l’eau sont sources de grandes inquiétudes, dans la mesure où les barrages piègent les éléments nutritifs et la végétation dans le lit de la rivière où ils risquent de s’accumuler et de se décomposer, finissant par rendre la rivière toxique. Les barrages de Jirau et Santo Antônio barrage ont aggravé les dommages causés par les récentes inondations historiques dans la région, qui ont déplacé des milliers de personnes (voir aussi ici, ndlr).
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Faites un donDans le même temps, la consultation des communautés affectées et des populations indigènes a été très insuffisante, alors que l’agence fédérale du Brésil pour les indigènes FUNAI a confirmé que des populations indigènes non contactées ont subi l’impact du barrage. Les ouvriers du chantier ont mis le feu aux installations à au moins deux reprises, en signe de protestation contre leurs conditions de travail médiocres et leurs salaires de misère.
L’essentiel des 2,5 milliards d’euros (3,4 milliards de dollars) de l’obligation verte de GDF Suez est censée financer des projets énergétiques apportant de plus grands avantages sociaux, environnementaux et climatiques que le barrage de Jirau. Les investisseurs éthiques, intéressés par les principes affichés, ont apparemment acheté pas moins 64% de l’émission obligataire. Mais combien de ces investisseurs ont examiné la réserve de projets de GDF Suez suffisamment en détail pour identifier les projets néfastes qu’une telle obligation pourrait soutenir ? L’entreprise multinationale française envisage ouvertement d’autres projets hydroélectriques potentiellement tout aussi destructeurs en Amazonie brésilienne et péruvienne, en particulier sur la rivière Tapajós. Le barrage de Jirau pourrait bien n’être que le premier d’une série de mauvais projets qui recevront leur financement de cette obligation « verte ».
Il vaut la peine de noter que le précédent record de la plus grande « obligation verte » de l’histoire était détenu par Électricité de France (EDF), un autre grand acteur énergétique français actif dans le domaine des énergies renouvelables. Contrairement à GDF Suez, EDF a évité toute mise en cause du caractère véritablement écologique de son émission obligataire en limitant clairement l’utilisation des fonds à des investissements dans des projets éoliens et solaires, et en excluant d’emblée les grands barrages [2].
Tant que leurs émetteurs ne s’engageront pas à respecter des critères solides sur ce qui peut et ne peut pas être considéré comme « vert », une« obligation verte » comme celle de GDF Suez peut encore se révéler un investissement désastreux pour les populations et la planète.
Ryan Brightwell et Zachary Hurwitz
Publication originale en anglais ici.
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Photo : Gouvernement brésilien, CC.