Ils avaient installé leur tente sur la place des Nations, à Genève, en cette fin de mois d’octobre 2017. C’était un rassemblement plutôt inhabituel. Des leaders paysans d’Europe ou d’Amérique latine. Des militantes de la Marche mondiale des femmes. Des Nigérians mobilisés contre l’industrie pétrolière, des militants brésiliens contre les grands barrages, des Indiens opposés aux centrales charbon mais aussi des Sri Lankais qui se battent contre la dépossession de leurs terres pour un projet de ferme éolienne géante. Des anciens ambassadeurs reconvertis à la cause de la souveraineté alimentaire. Des syndicalistes représentant divers pays et divers secteurs. Des juristes et des universitaires. Et bien sûr des militants associatifs d’un peu partout. Tous convaincus que pour renforcer les luttes dans lesquelles ils sont engagés au quotidien, il faut aussi passer par la case globale, et s’attaquer de front à l’architecture juridique et économique qui fonde la toute-puissance apparente des multinationales face aux citoyens et, de plus en plus, face aux gouvernements. Une bataille qui se joue pour partie juste en face, entre deux rangées de drapeaux, à l’intérieur du Palais des Nations.
Un groupe de travail du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, créé trois ans auparavant à l’initiative de l’Équateur et de l’Afrique du Sud, y tenait alors sa troisième session. Son mandat ? Poser les bases d’un futur traité international sur la responsabilité juridique des multinationales en matière de droits humains. Un traité qui soit réellement « contraignant », comme les militants ne cessaient de le souligner dans toutes les langues. Autrement dit qui représente une vraie rupture par rapport aux innombrables initiatives volontaires, codes de conduite, lignes directrices et autres formes de « responsabilité sociale des entreprises » et de « droit mou » (comme disent les juristes) qui prolifèrent depuis deux décennies. Et qui n’ont pas changé grand-chose, selon eux, à l’extension de la course au moins-disant social et environnemental partout sur la planète. 20 ans après les premières campagnes contre Nike et ses « sweatshops », et l’adoption par les grandes marques de vêtements et d’équipements sportifs de leurs premiers codes de conduite, l’effondrement prévisible du Rana Plaza au Bangladesh a fait plus de 1100 victimes. L’entreprise Dow Chemical n’a jamais encore été réellement inquiétée pour sa responsabilité dans la catastrophe de Bhopal en Inde, ni Shell pour son rôle dans la pollution du delta du Niger et la répression du peuple Ogoni au Nigeria. C’est cette lacune que le projet de traité onusien a pour objectif de combler, en s’assurant que les sociétés mères et les donneurs d’ordre ultimes puissent être mis en cause pour les drames entrainés par leurs pratiques commerciales. Tout comme cherche à le faire la loi française sur le « devoir de vigilance », adoptée cette année (lire nos articles).
Droits de l’homme contre commerce
La possibilité de mettre en cause sociétés mères et des donneurs d’ordre n’a rien d’un enjeu juridique abstrait. D’une certaine manière, elle touche à l’essence même des multinationales et de leur pouvoir : la manière dont elles se sont structurées en constellations de filiales et de prises de participation et ont externalisé une partie de leurs activités pour se jouer des frontières et des règles fiscales, sociales et environnementales. Ce que les défenseurs du traité appellent « l’architecture d’impunité » dont bénéficient les multinationales, et qui s’incarne dans un autre droit international : celui du commerce.
À quelques dizaines de mètres du Palais des Nations, au bord du lac Léman, se dressent les bâtiments austères de l’Organisation mondiale du commerce. Avec le Conseil de sécurité, qui se réunit à New York, celle-ci est le seul organe international doté d’un véritable pouvoir de sanction. Et incarne sans doute mieux la réalité de l’ordre mondial actuel que le Conseil des droits de l’homme. « Selon le principe de la hiérarchie des normes du droit international, la Charte internationale des droits de l’Homme des Nations unies devrait primer sur le droit commercial international, explique l’économiste Maxime Combes dans une note sur l’enjeu du traité onusien publiée par Attac [1]. C’est en fait ce dernier qui supplante les droits humains du simple fait qu’il est le seul contraignant et en mesure de délivrer des sanctions. L’accumulation des accords de libre échange et des traités bilatéraux d’investissement, ainsi que la multiplication de normes, règles et standards élaborés dans ce cadre depuis plusieurs dizaines d’années, instituent un droit du business qui prime sur l’échelon national mais également sur le droit international de l’ONU, marginalisé de fait. »
Batailles diplomatiques
Les Nations unies, largement considérées comme inefficaces et bureaucratiques même par ceux qui en approuvent l’existence et les objectifs, sont-elles encore en mesure de peser pour rééquilibrer la balance de l’ordre international ? Au sein du Conseil des droits de l’homme semblent se rejouer des batailles que certains auraient pu croire d’un autre âge entre pays du Sud et pays du Nord « impérialistes », États-Unis en tête, totalement opposés à un traité contraignant [2]. Les militants doivent potentiellement se trouver des alliés parmi des gouvernements dont ils n’approuvent pas, loin de là, toutes les orientations politiques. Mais cela reste l’un des seuls espaces – avec l’Organisation internationale du travail, elle aussi située non loin de là – où puisse se construire un droit international pour encadrer le pouvoir des grandes entreprises.
Dans ce jeu diplomatique, la position de l’Europe est cruciale, car elle peut faire pencher la balance dans un sens ou dans l’autre. Or le moins qu’on puisse dire est que l’Union européenne – occupée par ailleurs à conclure de nouveaux accords de libre-échange un peu partout dans le monde - a surtout brillé par son obstruction. Dès 2014, tous les pays européens – dont la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni – avaient voté contre la création du groupe de travail sur un traité contraignant pour les multinationales, aux côtés des États-Unis, du Japon et de la Corée. Certes, contrairement au géant américain, l’Union européenne et ses États membres n’osent pas remettre en cause la légitimité même de l’enceinte onusienne. Leur opposition est plus indirecte : à la fin de la session d’octobre 2017, la représentation diplomatique de l’Union a essayé de faire adopter une résolution remettant en cause le groupe de travail, pour des raisons de procédure. Sans succès au final.
Hypocrisie européenne
La singularité européenne fait aussi que les États membres peuvent s’abriter derrière la représentation diplomatique de l’Union et le devoir de solidarité communautaire pour défendre des positions controversées. La France, entre autres, maintient un positionnement ambigu. D’un côté, avec la loi sur le devoir de vigilance des multinationales adoptée au printemps 2017, elle fait figure de pionnière et ne cache pas une certaine fierté. « La France sera très déterminée à faire en sorte que cette proposition de traité soit activée et puisse retenir l’attention des Nations unies », avait déclaré à l’Assemblée nationale le ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean-Yves le Drian, alors que près de 250 parlementaires français (dont beaucoup de la majorité LREM) signaient une tribune en faveur du traité. La délégation équatorienne s’est largement inspirée des dispositions de la loi française pour formuler sa propre proposition. De l’autre, elle n’a rien fait pour modifier les positions communautaires. « La France ne s’est malheureusement pas exprimée clairement et publiquement à l’ONU en faveur de la continuité du processus », a regretté Juliette Renaud des Amis de la terre.
Bis repetita en ce mois de décembre à New York. À nouveau, l’Union européenne a déposé dans le cadre d’une commission financière, qui reviendrait à couper tout financement pour la poursuite du groupe de travail onusien. Et ce précisément où celui-ci rentre dans le vif du sujet en présentant un projet de rédaction du futur traité. Dénonçant une « tentative de sabotage », les ONG sonnent à nouveau le branle bas de combat. « Après avoir tenté, lors de la session de négociation d’octobre, de mettre fin au mandat du groupe de travail en remettant en question le contenu de la résolution qui l’a fondé, l’Union européenne brandit donc la menace budgétaire », dénonce aujourd’hui un collectif d’ONG et de syndicats [3], qui « demande à la France de réaffirmer avec force son soutien au processus et d’exiger le retrait de la résolution portée par l’Union européenne ».
Une « longue marche » contre l’impunité des multinationales
Ce n’est pas la première fois que cette bataille se joue. Dès les années 1970, les institutions internationales s’étaient saisies de la question du pouvoir croissant des entreprises multinationales, ce qui avait abouti à diverses conventions de l’Organisations internationale du travail et d’autres instruments juridiques non contraignants. Une commission spéciale des Nations unies sur les multinationales, créé en 1974, a été privée de tout pouvoir effectif du fait de l’opposition des pays industrialisés, et a finalement été absorbée par une autre organisation onusienne en 1994. Surtout, un premier projet de traité international contraignant sur la responsabilité juridique des multinationales avait été préparé en 2003 au sein d’une sous-commission avant d’être refusé en plénière par la Commission des droits de l’homme (ancêtre du Conseil des droits de l’homme actuel), sous la pression des pays occidentaux et des grands lobbys patronaux comme la Chambre de commerce internationale. Fut proposé à la place un processus non contraignant, les « principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme », aussi appelés Principes directeurs de Ruggie, du nom de l’universitaire britannique qui a présidé à leur conception.
L’histoire est-elle appelée à se répéter ? Même si l’obstacle du financement est levé en cette fin décembre à New York, il faudra encore que le rapport du groupe de travail soit approuvé ce printemps à Genève, puis que le groupe de travail se réunisse à nouveau pour trancher les questions cruciales : le futur traité couvrira-t-il toute la gamme des droits humains fondamentaux, ou seulement certains ? Quelles obligations impliquera-t-il pour les États ? Les dirigeants des entreprises seront-ils également visés ? Comment le futur traité s’articulera-t-il avec le droit du commerce et de l’investissement ?
Pour une grande partie des militants internationaux rassemblés place des Nations, bien qu’entièrement mobilisés pour soutenir le groupe de travail onusien, celui-ci ne représente qu’une étape. Ils voient encore plus loin, réfléchissant à la formulation de leur propre « Traité des peuples », imaginant la création de leurs propres structures pour documenter les abus des multinationales et doter les victimes des armes juridiques et politiques nécessaires pour y résister. « Ce traité n’est pas la seule bataille, c’est un front en plus. Il ne fait que s’ajouter aux combats que nous menons déjà sur le terrain contre les multinationales » : une phrase que l’on entendait, sous une forme ou une autre, dans la bouche de nombreux militants venus à Genève. « Tout en continuant à revendiquer ce traité à l’ONU, nous devons aussi gagner nos luttes. »
Olivier Petitjean