Dans quelques jours s’ouvrira la 23e Conférence des parties de la Convention des Nations unies sur le climat, ou COP23. Le pays hôte de l’événement est officiellement cette année l’archipel des Fidji, une nation en première ligne face aux conséquences du réchauffement des températures. Pour des raisons logistiques, cependant, la conférence aura lieu à Bonn, en Allemagne. Après Paris en 2015 et avant Katowice, en Pologne, l’année prochaine, l’Europe accueillera donc trois conférences internationales sur le climat en quatre ans. De quoi conforter son statut de garante de l’Accord de Paris, alors que les États-Unis de Donald Trump s’enfoncent dans le déni et que la Chine se concentre surtout sur ses propres défis.
Entre énergies renouvelables, réseaux « intelligents » et voitures électriques, le vieux continent aime à se donner l’image d’être en train de passer à autre chose, et de laisser peu à peu derrière lui l’âge des énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz) et des tonnes de carbone que celles-ci rejettent dans l’atmosphère. Pourtant, dans le même temps, institutions européennes, États membres et industriels font exactement le contraire, en poussant à la construction d’une vague de nouvelles infrastructures énergétiques, notamment gazières, aux quatre coins du continent. Comme pour s’assurer que celui-ci continuera à consommer des énergies fossiles pour plusieurs décennies. Illustration de la schizophrénie – certains diraient l’hypocrisie – qui reste celle de l’Europe face à l’enjeu climatique.
Floraison d’infrastructures gazières
Tout au long des côtes européennes, de la Baltique à l’Adriatique, de nouveaux terminaux méthaniers voient le jour, destinés à recevoir du gaz liquéfié en provenance d’Asie, d’Afrique ou d’Amérique du nord. D’énormes gazoducs sont en train d’être construits pour relier les nations du vieux continent entre elles et avec les pays qui les approvisionnent, comme l’Algérie. L’exemple le plus emblématique de cette poussée gazière est le projet du Corridor gazier sud, destiné à alimenter le sud de l’Europe depuis les gisements azéris de la mer Caspienne, à travers des canalisations s’étendant sur plusieurs milliers de kilomètres.
Plusieurs raisons se conjuguent pour expliquer cette floraison d’infrastructures, soutenues et financées par l’UE à travers le statut officiel de « projet d’intérêt commun ». D’abord, le souhait de réduire la dépendance des nations européennes envers le gaz russe. Mais aussi celui d’assurer aux industries du vieux continent l’accès à un gaz bon marché, afin de préserver leur « compétitivité ». L’idéologie prédominante au sein des institutions européennes joue également son rôle, à travers la vision d’un marché totalement intégré à l’échelle continentale, où le gaz pourrait circuler librement en fonction de l’offre et de la demande, et du prix le plus bas à un instant donné. Enfin, et peut-être surtout, le développement actuel du gaz reflète les priorités stratégiques des majors pétrolières, qui voient dans cette source d’énergie le meilleur moyen de préserver leur position économique et leurs profits.
En France même, terminaux méthaniers et projets de gazoducs
Le territoire français est directement concerné par cette frénésie d’infrastructures. EDF a inauguré cette année son nouveau terminal méthanier à Dunkerque, qui recevra entre autres du gaz de schiste américain, destiné à être injecté dans les réseaux français et belges. Les terminaux d’Engie à Montoir-en-Bretagne et Fos-sur-Mer s’approvisionneront eux aussi à la même source. Des travaux sont en cours en Champagne, en Bourgogne et dans le Midi pour augmenter la capacité des gazoducs et faciliter les échanges nord-sud. Et des projets de plus grande ampleur encore se profilent à l’horizon. Le gazoduc Éridan, proposé par GRTgaz, filiale d’Engie, pourrait bientôt s’étendre sur 220 kilomètres dans la vallée du Rhône. Son tracé actuel le fait passer à proximité de plusieurs réacteurs nucléaires (lire notre article). Le projet MidCat, à travers la Catalogne, les Pyrénées et la région Occitanie, permettrait aux terminaux méthaniers de la péninsule ibérique, actuellement sous-utilisés, d’inonder l’Europe de leur gaz. Mais au prix d’un nouveau renforcement de la capacité du réseau gazier français, dont le coût a été estimé à plus de 2 milliards d’euros. Au point que les entreprises françaises elles-mêmes doutent de l’opportunité de ce projet, malgré les pressions de l’Espagne et de la Commission européenne.
Les « points chauds » du gaz en France
Elles ne sont pas les seules à se poser des questions. Sous prétexte de réduire la dépendance européenne envers la Russie, la Commission se tourne vers des fournisseurs comme l’Azerbaïdjan, en fermant les yeux sur la répression et les violations des droits humains dont se rend coupable son gouvernement. Les liens étroits tissés entre intérêts azéris et européens ont donné lieu à toute une série de scandales, le dernier en date étant la révélation du vaste système de corruption et de blanchiment connu sous le nom de « lessiveuse azérie » [1]. En Europe même, la construction de nouveaux gazoducs se heurte à la résistance des populations affectées, comme en Grèce ou dans le sud de l’Italie, au débouché du TAP (Trans Adriatic Pipeline), dernier tronçon du gazoduc arrivant d’Azerbaïdjan (lire notre article). D’un point de vue purement économique, la viabilité même des nouveaux projets est sujette à caution, dans la mesure où les infrastructures existantes fonctionnent largement en deçà de leurs capacités et que la demande de gaz tend à décliner. Et bien sûr, construire aujourd’hui ces nouvelles infrastructures destinées à faciliter l’approvisionnement en gaz de l’Europe contribuera à enfermer le continent dans plusieurs décennies supplémentaires de consommation de cette énergie fossile, alors même que l’Union s’est donnée pour objectif officiel de réduire ses émissions de gaz à effet de serre à presque rien d’ici 2050.
L’Europe sous influence des lobbies gaziers
Comment l’Europe a-t-elle donc pu s’embarquer dans cette ruée gazière, qui paraît contradictoire avec ses engagements aussi bien en matière de lutte contre le changement climatique qu’en matière de promotion de la démocratie et des droits de l’homme ? À bien des égards, c’est une nouvelle illustration des failles démocratiques qui minent l’Union européenne, et qui permettent aux industriels, aux États membres et à la Commission de prendre, en vase clos ou presque, des décisions qui engagent profondément l’avenir non seulement des nations du continent, mais aussi des pays qui l’approvisionnent. Dans un nouveau rapport intitulé L’Europe enlisée dans le gaz, publié en partenariat avec l’Observatoire des multinationales et les associations Attac et Amis de la Terre, l’organisation bruxelloise Corporate Europe Observatory s’est essayée à l’exercice de cartographier les lobbys gaziers à l’œuvre à Bruxelles et dans les capitales européennes, et les multiples canaux d’influence par lesquels ils parviennent à inspirer les décisions de l’Union. Le tableau n’est guère encourageant.
Rien qu’en 2016, selon les chiffres disponibles, les lobbys du gaz ont dépensé plus de 100 millions d’euros en lobbying à Bruxelles. Ils avaient à leur disposition un millier de lobbyistes pour hanter les couloirs du Parlement et de la Commission, sans même compter les cabinets d’avocats ou les consultants en relations publiques embauchés pour les aider à plaider leur cause au plus haut niveau. Ils ont aussi obtenu pas moins de 460 rendez-vous au total avec les deux commissaires européens en charge du climat et de l’énergie ou leurs cabinets depuis leur entrée en fonctions il y a trois ans. Une supériorité écrasante sur les organisation écologistes, elles aussi actives à Bruxelles, mais qui affichent à peine 3% de leurs dépenses et une cinquantaine de rendez-vous. D’autant plus qu’en plus du lobbying proprement dit, la Commission européenne accorde une large place aux industriels dans la définition même de ses politiques et leur mise en oeuvre, à travers ses groupes consultatifs ou une structure comme l’ENTSO-G. Ce « réseau » d’opérateurs de gazoducs européens (dont les français GRTgaz, filiale d’Engie, et TIGF, naguère filiale de Total et désormais détenu par EDF et l’italien Snam) est chargé d’évaluer les besoins futurs d’approvisionnement en gaz, bien que ses membres soient directement intéressés à la construction de nouvelles infrastructures. Faut-il en être surpris ? Les projections de l’ENTSO-G se sont révélées systématiquement supérieures à la réalité : alors que le réseau avait prévu une hausse de 8% entre 2010 et 2013, la demande européenne de gaz a en fait baissé de 14%.
L’Europe va chercher son gaz dans le sous-sol des autres
Le Parlement français débat actuellement de la loi Hulot, dont l’objectif est de mettre fin, d’ici 2040, à l’exploitation des hydrocarbures sur le territoire national. Une proposition combattue pied à pied par les intérêts pétroliers, qui pourront probablement compter sur le soutien de la majorité de droite au Sénat lors de l’examen de la loi début novembre, et qui ont réussi à maintenir plusieurs lacunes dans le texte (lire notre article). Malgré ces limites, la loi Hulot est une nouvelle étape significative après l’interdiction de la fracturation hydraulique en 2011. Dans tous les pays d’Europe où ils ont cherché à exploiter gaz et du pétrole de schiste, si ce n’est (pour l’instant) au Royaume-Uni, les industriels ont dû jeter l’éponge devant les résistances. À en rester là, cependant, le risque est fort que le gaz qui ne sera pas extrait dans le sous-sol européen soit cherché ailleurs : en Azerbaïdjan, aux États-Unis, au Nigeria ou encore en Algérie, où le gouvernement vient d’annoncer la relance du gaz de schiste. Ce qui explique aussi la volonté de construire de nouveaux terminaux méthaniers et de nouveaux gazoducs pour l’accueillir.
Pionnière en Europe avec l’interdiction de la fracturation hydraulique et, sans doute bientôt, la fin de l’exploitation des hydrocarbures sur son sol, la France n’en reste pas moins un gros importateur de gaz. Son gouvernement et ses entreprises participent aux prises de décision et aux jeux d’influence de Bruxelles. Les trois géants nationaux du secteur – Total, Engie et EDF – sont présents dans tous les maillons de la chaine gazière. En plus de son activité principale d’extraction de gaz, Total a annoncé il y a quelques semaines son arrivée sur le marché de la fourniture d’énergie aux particuliers, et songerait à racheter les terminaux méthaniers d’Engie. Issue de Gaz de France, cette dernière garde une position dominante sur le réseau gazier français et ses installations de stockage, et s’implique dans des projets de gazoducs ailleurs en Europe, comme le projet Nord Stream 2 de Gazprom, qui vise à approvisionner directement l’Allemagne en contournant l’Ukraine. L’image d’EDF est surtout associée en France à l’énergie nucléaire, malgré son nouveau terminal méthanier de Dunkerque, mais l’entreprise est aussi active, via sa filiale Edison, dans l’exploitation de gaz en Méditerranée et dans la construction d’un nouveau gazoduc reliant l’Algérie à l’Italie. Au niveau européen comme au niveau français, les grands groupes énergétiques peuvent aussi compter sur le soutien actifs d’autres secteurs industriels, comme celui de la chimie (pour bénéficier d’un approvisionnement en gaz bon marché) ou celui du BTP, intéressé aux très lucratifs chantiers d’infrastructures. Vinci, par exemple, est intervenue aussi bien sur le chantier du terminal méthanier de Dunkerque que sur le gazoduc TAP en Grèce et en Albanie.
Le gaz repeint en vert
Cependant, même cette puissante coalition d’intérêts n’aurait sans doute pas suffi à embarquer l’Europe dans sa stratégie gazière si les entreprises n’avaient pas aussi réussi à s’approprier et à détourner, pour partie, le discours de la transition énergétique, en présentant le gaz comme une énergie « propre » et un « partenaire » des énergies renouvelables. Comme le rappelle le rapport L’Europe enlisée dans le gaz, c’est là le résultat d’une stratégie de longue haleine, imaginée il y a une dizaine d’années par des cabinets de relations publiques travaillant pour les industriels. Pour faire encore mieux passer le message, les grandes entreprises comme Total, Shell ou Enel ont même pris le contrôle des structures de lobbying censées défendre les énergies renouvelables à Bruxelles, en monopolisant les postes au sein de leurs conseils d’administration (lire notre article). Résultat : les « éléments de langage » concoctés alors sont aujourd’hui largement repris par les dirigeants européens.
On les retrouve également dans la campagne de communication que vient de lancer en France GRTgaz, sous le titre « Le gaz, l’énergie des possibles » (voir ci-dessus), qui mêle délibérément différentes formes et différents usages du gaz sous une même image « verte ». Pourtant, au-delà même du débat sur les bénéfices réels du gaz en termes d’impact climatique par rapport au pétrole et au charbon (peu évidents si l’on tient compte de toute la chaîne de production, en raison surtout des fuites accidentelles de méthane), la voie d’une véritable transition énergétique, basée sur une transformation profonde non seulement de nos sources d’énergie mais aussi de nos systèmes énergétiques et des modèles économiques et politiques qui les sous-tendent, semble plus que jamais grande ouverte. Les institutions européennes et les gouvernements des États-membres ont choisi, en nouant étroitement leurs décisions aux intérêts établis des industriels, d’y rester largement aveugles, et de consacrer l’essentiel de leurs ressources et de leur énergie au développement du gaz. Les citoyens européens, comme ceux des pays où nos dirigeants veulent s’approvisionner, mériteraient mieux.
Olivier Petitjean
- Lire le rapport L’Europe enlisée dans le gaz - Les lobbies derrière la politique européenne de développement des infrastructures gazières (pdf, 34 pages, 7,2 Mo).
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Carte : Guillaume Seyral
Photos : Alistair Smith CC (une) ; Serge Ottaviani CC (chantier du terminal méthanier d’EDF à Dunkerque) ; Étienne Valois CC (navire méthanier d’Engin amenant du gaz algérien en France).