Île de Lesbos, Grèce. À une portée de fusil des côtes turques, les flots agités de la mer Égée charrient, ce matin, des dizaines de rafiots surchargés d’hommes, de femmes et d’enfants. Trois bonnes centaines rien qu’en une demi-journée. Cris, embrassades, pleurs… Une matinée habituelle sur cette île à l’extrémité est de l’Europe, depuis que les guerres, les régimes autoritaires et l’instabilité qui a suivi les printemps arabes ont jeté des millions d’errants sur les route de l’exode.
Ces deux dernières années, les médias ont scrupuleusement relaté la plus grave crise migratoire que connaît notre continent depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale. Sous l’angle humain, bien sûr, en couvrant l’odyssée des réfugiés fuyant dictateurs et terroristes. Sous l’angle politique, ensuite, en exposant la difficulté des États de l’Union à agir de concert face à ces afflux massifs. Or, ce phénomène a rarement été traité sous l’angle économique : quel est le coût du renforcement des frontières de l’Union ? Quels industriels se sont révélés les grands gagnants de cette crise ? Les technologies de surveillance qu’ils commercialisent sont-elles même efficaces ?
L’Europe : un marché intérieur des technologies de sécurité
La crise migratoire européenne a révélé l’existence d’une gigantesque industrie de la sécurité des frontières. Elle représentait, en 2016, un marché annuel mondial de 18 milliards de dollars (16,9 milliards d’euros) et devrait totaliser, à l’horizon 2022, la bagatelle de 53 milliards de dollars (49,8 milliards d’euros). De la volonté de décourager l’immigration à la lutte contre les trafics, le terrorisme ou la piraterie, les « menaces » aux frontières sont multiples, et constituent autant de justifications à des dépenses supplémentaires. Une aubaine pour les industriels de la sécurité, américains et israéliens en tête.
La Commission européenne a admis son retard en 2012 dans un « Plan d’action » identifiant le secteur de la sécurité comme particulièrement porteur. Selon Bruxelles, « les entreprises américaines qui dominent le marché demeurent les plus avancées sur le plan technologique ». Il faut donc « établir un marché intérieur européen plus efficace pour les technologies de sécurité » en vue de tirer un meilleur parti, face à la concurrence étrangère, de ce marché en pleine expansion. Ce dernier constitue également, pour la Commission, un axe de relance de l’idéal européen. « Il faut à l’Europe une véritable Union de la sécurité », a martelé Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, devant le Parlement européen en avril 2016.
Le budget de Frontex multiplié par 38
Avec des coûts économiques immédiats pour les contribuables : en renforçant continuellement les moyens d’action de Frontex (l’agence européenne de garde-frontières et garde-côtes), la Commission a fait passer le budget annuel de cette police des frontières de 6,3 millions d’Euros en 2005 à 238,7 millions d’euros en 2016. Plus généralement, les États-membres ont injecté onze milliards d’euros depuis l’an 2000 aux fins de protéger les marges de l’Union [1]. Le résultat le plus flagrant, ce sont les centaines de kilomètres de murs et de barbelés déjà édifiés en bordure de l’espace de Schengen – et en particulier le long de la « Route des Balkans », la voie migratoire qui relie la Grèce à l’ouest de l’Europe.
Mais l’un des premiers murs à avoir été édifiés s’étend sur le versant méridional de l’Europe : la barrière qui materne l’enclave espagnole de Melilla, au Maroc. Depuis 2005, un barrage d’acier et de barbelés, surveillé par 650 agents de la Guardia Civil, serpente le long d’un tracé de onze kilomètres. « Il s’agit d’une triple barrière anti-intrusion. La troisième barrière mesure entre six et sept mètres, elle est inclinée à quinze degrés de façon à décourager quiconque de l’escalader !, explique le Colonel Juan Antonio Rivera, chargé de la visite. Je peux vous dire qu’il y a un “avant” et un “après”, ajoute-t-il. Seules 150 personnes sont passées cette année, contre plus de 2000 auparavant. » Le 17 février, près de 500 personnes ont cependant franchi les barrières qui encerclent l’enclave espagnole voisine de Ceuta.
Barrières anti-migrants : trois millions d’euros au kilomètre
Les autorités communiquent en revanche moins sur les coûts de modernisation de ce dispositif : 33 millions d’euros, soit trois millions d’euros au kilomètre ! Sans compter diverses dépenses de maintenance : un récent rapport du ministère de l’Intérieur espagnol les a évaluées à quatorze millions d’euros depuis 2005, soit 154 000 euros par an et par kilomètre !
Ces dépenses créent d’autant plus le malaise que les routes migratoires ne cessent d’évoluer, rendant souvent les murs obsolètes. Les migrants s’adaptent en effet en permanence au renforcement des contrôles frontaliers. Contrecoup de la fermeture de la route des Balkans suite à l’accord signé en mars 2016 entre l’Europe et la Turquie, l’Italie est ainsi redevenue une porte d’entrée majeure des réfugiés. « Vous ne pouvez pas arrêter les migrants !, confirme Wissam, un jeune réfugié syrien se préparant à traverser la mer Égée depuis la ville turque d’Izmir. Lorsque vous êtes en danger de mort, peu importe que vous empruntiez telle ou telle route, vous voulez simplement atteindre votre but – par tous les moyens. »
Fermer les frontières de l’Europe : 2000 milliards d’euros
Barricader l’Europe de murs ? La solution se révèle dès lors aussi extrême qu’absurde. Étendre l’enceinte de Melilla aux 7700 kilomètres de frontières terrestres de l’espace Schengen coûterait au moins deux mille milliards d’euros, soit l’équivalent du déficit de la dette publique française. Sans compter les 42 000 kilomètres de frontières maritimes et les coûts de maintenance. Un chiffrage sur lequel les partis populistes européens, à commencer par le Front National et sa présidente Marine Le Pen, se sont montrés étrangement silencieux.
Pour pallier les écueils des frontières terrestres, l’Europe a dès lors complété ces dispositifs de frontières d’un nouveau genre : les frontières électroniques. En 2002, l’Europe déployait un véritable « Big Brother des mers » : SIVE, pour « Système intégré de vigilance extérieure ». Le centre de commandement de SIVE se trouve dans la ville andalouse d’Algeciras, à l’ombre du rocher de Gibraltar. Avec ses caméras thermiques, ses capteurs, ses radars et ses satellites, SIVE est la première frontière virtuelle d’Europe, capable de détecter toute tentative d’intrusion à trente kilomètres. « Le dispositif s’étend de la ville de Tarragone, au sud de la Catalogne, jusqu’à la frontière portugaise, et inclut également les îles Canaries », explique Manuel Fuentes, un policier en charge de la surveillance des côtes, en couvant ses écrans de contrôle d’un œil alerte.
Des chiens-robots dotés d’un odorat artificiel
Des centaines de millions d’Euros ont été dépensés pour SIVE. Indra, le groupe d’électronique espagnol chargé d’équiper la Guardia Civil avec ses technologies de surveillance, s’est félicité de la chute de plus de 80% de l’immigration illégale empruntant le détroit de Gibraltar par rapport à l’année 2001 (en une décennie, des centaines de migrants ont également péri aux abords du détroit). Dans le sillage de SIVE, d’autres frontières virtuelles telles que Spationav, en France, le réseau de surveillance finno-suédois SUCFIS ou encore le « Sistema Integrado de Vigilância Comando e Controlo » (SIVICC), le long des côtes portugaises, ont vu le jour. Or, les statistiques compilées par le Conseil de l’Europe [2] démontrent que la majorité des migrants clandestins ont rejoint le continent par la voie aérienne, munis d’un visa, avant de passer dans l’illégalité à l’expiration de leur titre de séjour. À Algeciras, le policier Manuel Fuentes en convient lui-aussi : « Lorsque des gens fuient la famine ou la guerre, peu importent les obstacles que vous mettrez sur leur chemin, ils passeront... »
De nouvelles technologies se profilent pour corriger ces défaillances. L’étude des 321 projets financés, entre 2007 et 2013, sous l’égide du programme de recherche européen FP7-Sécurité est édifiante : ce dernier a promu le développement de chiens-robots dotés d’un odorat artificiel, d’outils d’analyse des comportements suspects, de capteurs de substances chimiques ou encore d’une architecture européenne intégrée de surveillance maritime...
Des drones pour remplacer les douaniers ?
Après les frontières terrestres et électroniques, l’Europe finance également des programmes de frontières aériennes. Ainsi, le programme de recherche Aeroceptor consiste à équiper des drones de surveillance aux frontières d’armes non létales, afin d’« immobiliser des véhicules non coopératifs ». Ses concepteurs n’ont pas souhaité s’exprimer sur la technologie envisagée pour neutraliser les cibles. De même n’ont-ils jamais évoqué les potentielles dérives auxquelles Aeroceptor ouvre la voie : le jour pourrait venir où de tels drones se verraient confiée une autonomie de décision au moment de diriger une arme contre des hommes.
Cette fuite en avant technologique a pourtant peu de chances d’être stoppée, tant les enjeux industriels qui se cristallisent autour des frontières européennes sont considérables. La sécurité des frontières s’affiche clairement comme un nouveau débouché pour les industriels de l’armement. Les budgets de défense des pays membres de l’Union européenne ont stagné voire baissé ces dernières années. En France, les fonds alloués à l’armée ont ainsi chuté de 20% en 25 ans. Or, dans le même temps, les dépenses publiques de sécurité intérieure ont connu un accroissement significatif : le budget hexagonal de sécurité intérieure a atteint plus de douze milliards d’euros en 2016 contre moins de dix milliards en 2003 – soit presque 25% d’augmentation en seulement quinze ans. À l’échelle européenne, le même poste de dépense a, quant à lui, triplé depuis 2010 pour atteindre plus de quatre milliards d’euros en 2016.
« On assiste à un recyclage de toute l’industrie militaire vers le civil »
Les industriels de l’armement ont rapidement saisi les opportunités que représentait cette nouvelle destination des dépenses publiques. « Nos perspectives commerciales avec l’armée française s’avéraient limitées... Nous nous sommes dès lors tournés vers des clients du secteur civil, tels que la police, qui conduit des missions de sécurité similaires. Les projections de croissance y sont considérables, de l’ordre de dix pour cent par an ! », admet un marchand d’armes exposant ses produits à Milipol, l’un des plus grands salons d’armement au monde qui se tient tous les deux ans en région parisienne.
Une lecture des rapports d’activité publiés par l’industriel britannique BAE Systems et l’italien Finmeccanica confirme ce glissement : il y est désormais question de commercialiser des « technologies duales » répondant tant aux besoins de l’armée que des forces de police, et de dégager davantage de « synergies » entre ces deux secteurs naguère cloisonnés. En clair, « on assiste à un recyclage de toute l’industrie militaire vers le civil », explique Claire Rodier, juriste au sein du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti). Les récentes attaques terroristes, survenues en France, en Allemagne et en Belgique, vont encore amplifier ce phénomène.
Quand les entreprises rédigent les appels d’offres qu’elles remportent
Pour parvenir à leurs fins, les industriels influencent fortement Bruxelles au moyen d’un lobbying aussi discret qu’efficace. Depuis une quinzaine d’années, le monde de l’armement a tout simplement « institutionnalisé » ses méthodes de lobbying. En poussant à la création d’organes officiels au sein de la Commission et en y faisant siéger ses représentants, l’industrie de défense a poursuivi une véritable stratégie de noyautage. Il en va ainsi de l’Agence de défense européenne (EDA), créée en 2004 pour bâtir une Europe de la défense : les principaux lobbies européens de défense, à commencer par la puissante European Organization for Security (EOS, qui regroupe une quarantaine d’entreprises, de l’armement à l’électronique en passant par la cyber-sécurité), se vantent en effet d’avoir été à l’origine de la naissance de cet organisme censé, selon les mots de l’ancien directeur de l’EDA Javier Solana, permettre de « dépenser davantage ensemble » en matière d’armements.
De même pour le FP7-Sécurité : ce programme européen de recherche, doté de 1,4 milliards d’Euros, a été créé en 2004 à l’initiative d’un « Groupe de personnalités » abondamment composé de représentants de l’industrie. Puis en siégeant au sein de des commissions du FP7 entre 2007 et 2013, les industriels ont pu collaborer à l’écriture des appels d’offres... avant d’y répondre.
Les groupes islamistes extrémistes, facteurs de « croissance »
On devine la suite : « Les industriels tels qu’EADS et Thales gagnaient les appels d’offres à l’écriture desquels ils avaient participé ! », dénonce le sociologue autrichien Reinhard Kreissl, qui siégeait alors au sein de l’un de ces groupes d’experts. Il ne faut dès lors pas s’étonner des conclusions d’un rapport sur le fonctionnement du FP7 publié en 2014 à la demande du parlement européen : « La recherche en matière de sécurité a avant tout servi les intérêts de l’industrie plutôt que ceux de la société », dénoncent ses auteurs.
La protection des frontières européennes et la sécurité des cinq cent millions de citoyens qu’elles entourent ne constituent pas, en priorité, un projet politique et sociétal. L’enjeu se révèle avant tout industriel, dans un contexte de compétition économique accrue avec les États-Unis et Israël. Et au-delà de notre continent, c’est le monde entier qui apparaît comme un vaste terrain de jeu. « Des menaces persistantes provenant de groupes islamistes extrémistes vont générer, au cours de la prochaine décennie, de forts taux de croissance sur les marchés du Moyen-Orient et de l’Afrique », prédit déjà le cabinet d’études Strategic Defence Intelligence. Sur ce marché planétaire, les industriels européens peuvent se tailler la part du lion.
Guillaume Pitron
Cette enquête a été réalisée dans le cadre d’un projet associant plusieurs journalistes d’investigation européens, Security for Sale, coordonné par le media néerlandais De Correspondent. Elle a été écrite avec le soutien du Journalism Fund. Voir ici une page en anglais présentant le projet et les articles qui le composent.
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Photo : le « centre de situation » de Frontex, à Varsovie / © Frontex