Les 23 et 24 mai s’est tenu à Madrid le « Forum européen de la Liberté ». L’événement, organisé par le réseau Atlas, a été l’occasion de réunir la plupart des partenaires du réseau sur le vieux continent, à quelques jours de la tenue d’élections européennes cruciales [1]. Il a eu lieu peu après une autre rassemblement de l’extrême-droite européenne, là aussi à Madrid, à l’initiative du parti Vox, en présence de Marine Le Pen, des premiers ministres italiens et hongrois Giorgia Meloni et Viktor Orban, du président argentin Javier Milei et de proches alliés de Donald Trump comme Roger Severino, de la Heritage Foundation [2]. La proximité entre les deux événements n’est pas que temporelle. La Heritage Foundation est un membre clé de l’Atlas Network, et le programme politique de Milei, axé sur une austérité et une dérégulation radicales, est fortement influencé par les think tanks du réseau. Ces deux événements symbolisent la montée de l’extrême droite en Europe, non seulement sur le plan électoral mais aussi - de manière peut-être tout aussi importante - du point de vue de la « bataille des idées ».
Comme il l’a fait au Royaume-Uni et en Argentine par exemple, et comme il le fait aujourd’hui en France (lire notre enquête Le réseau Atlas, la France et l’extrême-droitisation des esprits), le réseau Atlas cultive des partenariats dans toute l’Europe, où l’on retrouve le même type d’alliance qu’aux Etats-Unis entre libertarianisme économique (anti-régulation, anti-climat, anti-fiscalité) et ultraconservatisme sociétal (anti-avortement, anti-minorités, anti-migrants). Le Forum de Madrid est par exemple, co-organisé avec la fondation pour l’avancée de la liberté (Fundalib). En 2023, Fundalib a gagné un prix international du réseau Atlas pour son travail en faveur des réductions des taxes et impôts pour les freelancers et les entrepreneurs espagnols. La fondation travaille aussi sur d’autres sujets, comme le climat ; elle s’est alliée en 2019 avec un autre think tank espagnol, le Juan de Mariana Institute (JMI), également partenaire du réseau Atlas, qui a été récemment qualifié d’épicentre espagnol de l’obstructionnisme aux politiques climatiques en Europe du Sud [3]. Mais Fundalib cultive aussi des relations dans un autre camp de la politique européenne : celui des libéraux. En avril 2024, sa présidente Roxana Nicula était à Bruxelles pour être formellement accueillie comme membre par le Forum Libéral Européen [4], la fondation politique du parti libéral européen ALDE-Renew, qui compte parmi ses membres les élus macronistes français.
Le même Forum libéral européen est aussi partenaire du « Free Market Road Show », aux côtés de dizaines d’organisations d’inspiration libérale et libertariennes dont beaucoup sont partenaires du réseau Atlas [5]. Lancé à Bruxelles le 5 mars dernier, l’édition 2024 de ce grand tour libertarien s’est arrêtée dans de nombreuses grandes villes européennes au cours des semaines qui ont suivi, avec un bref excursus en Amérique du nord. L’étape parisienne s’est tenue le 13 mars dans les locaux de l’ALEPS, et a été organisée par l’IREF (voir notre rapport). Le Road show s’est achevé le 21 mai à Londres avec une conférence organisée par le Legatum Institute, un acteur clé de la campagne pour le Brexit.
L'activisme des réseaux libertariens en Europe à l'approche d'élections cruciales n'a rien d'un hasard.
Cette activité des réseaux libertariens en Europe à l’approche d’élections cruciales n’a rien d’un hasard. Si l’Union européenne s’est fondée historiquement sur la libre circulation des marchandises et des personnes, elle est aussi à l’origine d’un vaste édifice de régulations que les libertariens n’ont eu de cesse de dénoncer. C’est pour cela que la plupart des partenaires britanniques du réseau Atlas ont activement encouragé la sortie de leur pays de l’Union. En même temps, et plus discrètement, les partenaires du réseau ont œuvré pour encourager l’Europe dans les politiques qu’ils affectionnent davantage, comme la signature de nombreux accords de libre-échange (voir ci-dessous). Avec la montée des extrêmes-droites partout en Europe et l’arrivée au pouvoir de dirigeants favorables à leurs idées dans plusieurs pays, ils sentent peut-être l’opportunité de pousser l’Europe vers des politiques encore plus dérégulationnistes et moins protectrices.
De fait, l’influence du réseau Atlas en Europe ne se situe pas uniquement au niveau des différentes capitales du continent mais également à Bruxelles, siège de la plupart des institutions de l’UE. Parmi les organisations les plus influentes du réseau en Europe, on retrouve par exemple l’Epicenter (European Policy Information Center) [6]. Celui-ci a récemment publié un rapport sur le marché unique qui s’en prend à la directive sur les travailleurs des plateformes et à la réglementation de l’UE sur les Big Tech et l’IA. L’Epicenter publie un classement des « nanny states » (« Etats nounous » ou « Etats moralisateurs ») qui vise à dénoncer les pays qui entravent la liberté individuelle de ses citoyens en s’immisçant dans leurs choix de vie. Ce classement mais aussi ses études, toutes orientées vers la défense de la moindre entrave possible aux multinationales, sont produites et diffusées de façon à être facilement reproduites par les médias. Ils sont relayés dans chaque pays par les partenaires locaux du réseau Atlas, comme l’institut Molinari en France. C’est ce qui permet à l’Epicenter de se vanter d’avoir touché en 2023 250 millions de citoyens européens et d’avoir été mentionné plus de 300 fois dans les médias.
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Faites un donLe réseau Atlas vient tout juste de voir ses rangs grossis à Bruxelles par un nouveau membre : l’Association européenne des contribuables, chapitre européen de la Tax Foundation étatsunienne, qui défend une fiscalité « favorable aux investisseurs » et s’oppose aux projets de justice fiscale. Cette jeune organisation semble déjà très bien connectée politiquement puisque le directeur de l’administration européenne travaillant sur les impôts était présent pour son événement de lancement à Bruxelles le 23 février 2024, et s’est même félicité publiquement de cette nouvelle arrivée dans la bulle bruxelloise [7].
Nous présentons ci-dessous trois autres partenaires du réseau Atlas au niveau des institutions bruxelloises, qui illustrent chacun une palette différente des thèmes et des modes d’action promus par le réseau.
ECIPE : une expertise sur le libre-échange très biaisée
ECIPE (European Center for International Political Economy) est un think tank spécialiste du commerce, et grand défenseur du libre-échange. Il fait la promotion de nombreux traités comme l’accord de commerce entre l’UE et le Mercosur, tant décrié par la profession agricole européenne récemment. Ainsi, en juin 2023, l’ECIPE a défendu cet accord dans une tribune dans le journal El Pais, un quotidien de référence en Espagne. En 2021 déjà, une employée senior du think tank demandait la ratification de l’accord avec les quatre pays d’Amérique du Sud, dont le Brésil et l’Argentine [8]. Elle est aujourd’hui directrice de CropLife International, le lobby international des producteurs de pesticides. En mars 2024, quelques jours avant le vote des sénateurs français sur l’accord de commerce entre l’UE et le Canada, le think tank traduit en français et fait la promotion sur son site d’un article co-écrit par un fonctionnaire de la Commission européenne en faveur du CETA.
Au-delà de l’actualité, le think tank est souvent cité pour son expertise « indépendante » par des journaux importants, tels que Politico, lu quotidiennement par les décideurs européens au plus haut niveau, ou encore Borderlex, la référence des négociateurs commerciaux européens. En décembre 2023, à l’heure de faire le bilan des cinq années de politique commerciale, menée par la Commission européenne, par exemple, Politico cite deux sources non institutionnelles, dont l’ECIPE. Lorsque le magazine du Parlement européen commente en janvier 2024 les manifestations agricoles, l’ECIPE est à nouveau cité en référence au traité avec le Mercosur.
Le think tank est aussi considéré comme un expert par le think tank interne du parlement européen[Voir ici.]]. Il est cité en référence dans un récent papier sur la politique commerciale entre les États-Unis et l’UE. D’ailleurs, son directeur actuel Fredrik Erixon a été classé par le Financial Times comme l’une des 30 personnes les plus influentes dans la bulle européenne de Bruxelles [9].
Un think tank soutenu par des multinationales et des Etats
L’ECIPE est un think tank financé par les grands gagnants des accords de commerce européens : les multinationales.
Cette hyper-présence médiatique et ces liens avec les institutions européennes expliquent sans doute l’influence de l’ECIPE et son efficacité dans la défense du libre-échange. Le think tank est généralement perçu et présenté comme expert et apolitique. Pourtant, ses dirigeants affichent volontiers leur foi dans le marché libre et leur préférence pour le moins de régulations possibles. Surtout, l’ECIPE est un think tank financé par les grands gagnants des accords de commerce européens : les multinationales. Selon les données fournies par l’ECIPE sur le registre européen de transparence, le think tank reçoit 250 000 euros annuellement de la Fondation pour l’entreprise libre, la fondation de la confédération suédoise des entreprises. D’ailleurs, cette confédération (l’équivalent suédois du MEDEF) verse aussi directement 100 000 euros annuellement à l’ECIPE [10]. Mais l’ECIPE n’indique pas tous ses financeurs sur le registre européen des lobbies. En réponse à nos demandes, le think tank nous a fait parvenir une liste de ses sponsors qui inclut des géants du numérique tels qu’Amazon, Google, Meta ou Microsoft, des constructeurs automobiles tels que Daimler ou Volkswagen, le secteur des énergies fossiles (British Petroleum, Repsol, Shell) ou des entreprises françaises (Alstom, Carrefour, Lafarge, SEB, Veolia). Deux chambres de commerce (Paris et Stockholm) ont appuyé financièrement l’ECIPE.
L’ECIPE a aussi reçu de l’argent de plusieurs ministères des affaires étrangères (Corée, Taïwan, Australie, Nouvelle-Zélande), qui voyaient certainement dans cette collaboration un moyen d’accélérer la ratification de traités commerciaux avec l’UE. D’après l’ECIPE, ce financement portait notamment sur des projets de recherche de l’état des relations commerciales bilatérales. Signe de la réputation de l’ECIPE, on trouve parmi ses financeurs passés la Banque mondiale et l’Organisation Mondiale du Commerce.
Un relais du réseau Atlas en Europe
Le directeur de l’ECIPE Fredrik Erixon est un ancien employé d’un think tank suédois très libéral, Timbro, qui est d’ailleurs un financeur de l’ECIPE. Selon Le Monde, ce think tank, proche du parti conservateur, a réussi à imposer les dérégulations et les baisses d’impôts à l’agenda de la politique suédoise, jusqu’au sein du parti social-démocrate. C’est aussi un lieu important dans la carrière politique des conservateurs suédois. Nombre de secrétaires d’Etat et de membres des cabinets ministériels y sont passés. ECIPE est domicilié à la même adresse que Timbro. Les deux organisations sont des membres éminents du réseau Atlas depuis des années. Selon les documents internes du réseau que nous avons pu consulter, en 1993, Timbro a fêté ses 15 ans à Stockholm en partenariat avec le réseau Atlas. L’ECIPE est financé par la fondation Templeton, l’un des partenaires clés du réseau Atlas qui a aussi soutenu le Forum de la Liberté de Madrid.
Consumer Choice Center : une « association » très proche des ultra-riches et de l’agro-industrie
Le Consumer Choice Center (CCC), basé à Washington, se revendique comme un mouvement global d’organisations de terrain. Il a pourtant récemment sponsorisé un événement à Davos [11] : Bill Wirtz, le représentant en Europe du CCC, était présent dans ce rendez-vous annuel des riches de la planète, où il a pu faire un selfie avec le premier ministre belge Alexander de Croo. Il a profité de ce voyage pour se rendre dans le centre de recherche du géant mondial des pesticides et OGM, Bayer, pour « parler de science » et s’entretenir avec son responsable, Philippe Méresse, autre pourfendeur des écologistes [12].
Une pseudo-association de consommateurs
Représentant autoproclamé des consommateurs, le CCC est surtout une organisation de lobbying, inscrite comme tel dans le registre européen. Son créneau ? L’ « astroturfing », c’est-à-dire le fait de cacher la défense des intérêts des industriels et des riches en faisant semblant de défendre celui des petites gens. La provenance de ses financements n’est pas connue. Le directeur du CCC Frederik Roeder a affirmé en 2017, à sa création, que l’organisation n’accepterait pas de fonds publics mais qu’elle est « totalement ouverte » aux dons des entreprises [13] : « Je connais beaucoup d’entreprises et d’industriels qui vont voir la valeur que leur apporte leur soutien au Consumer Choice. » Le même Frederik Roeder restera cependant silencieux face à la journaliste du Monde qui lui demandera en 2021 les détails des membres et des financements de son organisation.
Comment le CCC peut-il prétendre parler au nom des consommateurs ? Ces derniers sont déjà représentés à Bruxelles par le Bureau européen des unions de consommateurs, une fédération de 43 associations de consommateurs issues de 31 pays. En 2020, en s’adressant au commissaire européen à l’Agriculture, le CCC se présente pourtant comme une association représentant deux millions de consommateurs en Europe [14]. On ne sait pas exactement d’où vient ce chiffre. Il pourrait s’agir – suivant la pratique d’autres membres du réseau Atlas - du nombre cumulé de signatures récoltées par ses pétitions.
Une alliée fidèle des industriels
L’agriculture est un des sujets de prédilections de Bill Wirtz et du CCC. Dans la prétendue guerre des écologistes contre les agriculteurs, ils sont résolument du côté des multinationales de l’agrochimie et des semences. Le CCC est membre d’une coalition européenne pour l’innovation agricole, la Biocontrol Coalition, dont les membres incluent Syngenta, géant des OGM [15]. Il parle des écologistes comme des promoteurs de théories du complot en 2020 dans le magazine britannique libertarien Spiked, soutenu financièrement par la fondation Charles Koch entre 2016 et 2018.
Pour les multinationales comme Syngenta, l’action du CCC est particulièrement utile. Lorsque Bill Wirtz écrit un tweet, produit un podcast ou intervient dans des débats, il n’est pas vu comme un vendeur d’OGM mais comme un consommateur. Cela permet aux messages identiques à ceux des industriels d’être répétés par un canal « non marchand ».
Cette fausse association de consommateurs est également très proche des industriels du tabac. Elle défend la liberté de vapoter et critique toute forme de taxation du tabac et de l’e-cigarette [16]. Si Bill Wirtz était à Davos cette année, c’est d’ailleurs pour parler du tabac et de la réduction des risques, un concept en vogue chez les multinationales du secteur qui incitent les fumeurs à se tourner vers les inhalateurs de nicotine. D’après le registre européen, le Consumer Choice Center a financé l’alliance internationale des vapoteurs à hauteur de 58 500 euros en 2023 [17].
Le CCC s’est aussi manifesté en 2020 pour dénoncer la fin de certaines lignes aériennes intérieures ou les projets de taxes vertes sur l’avion comme des atteintes inacceptables aux libertés individuelles [18].
Une idéologie libertarienne
Le Consumer Choice Center a été créé en mars 2017 en tant qu’émanation de Students For Liberty, une organisation libertarienne proche des Koch [19]. Students for Liberty forme des jeunes libertariens à travers le monde pour leur apprendre à s’organiser, à lancer des projets et à communiquer. D’après Stefan Aćimović, le directeur des programmes européens de Students For Liberty (SFL), l’organisation fournit « une éducation informelle qui offre des opportunités aux étudiants pour poursuivre une carrière politique ». Il précise que des députés européens, des vice-présidents au pouvoir et des universitaires sont passés par des formations de SFL [20].
Le SFL comme le CCC ont des liens avec des partis politiques européens. SFL est partenaire du forum libéral européen, un regroupement de partis européens, dont le parti macroniste Renaissance. Luca Bertoletti, lobbyiste senior pour le CCC en 2023, chargé du développement international de SFL jusqu’en 2020, a créé en 2020 une agence de relations publiques qu’il préside aujourd’hui. Cette agence, B&K Agency, a financé le parti européen d’extrême droite ECR, présidé par la première ministre italienne Giorgia Meloni, à hauteur de 18 000 euros en 2023, la donation maximale autorisée. Ce n’est pas la seule connexion financière entre le parti européen d’extrême droite et Students for Liberty relevée par Politico.
Le CCC est aussi et surtout un membre important du réseau Atlas en Europe. Fin 2023, Zoltán Kész, directeur européen du Consumer Choice Center, était présent au forum annuel du réseau Atlas à New York [21]. Selon les documents internes que nous avons pu consulter, il a été repéré par le réseau dès 2010. Il complétera sa formation universitaire par deux formations données par des membres du réseau Atlas (l’institut Cato en 2008 et Foundation for Economic Education en 2010).
Les enseignements qu’il a reçus aux États-Unis sont aujourd’hui appliqués dans le cadre de la campagne pour les élections européennes. Le CCC a lancé une campagne et un site Internet pour « aider les électeurs européens à naviguer dans le paysage complexe des candidats politiques en lice pour des sièges au Parlement européen en 2024 » [22]. Le site « Consumer Champs », géré depuis Washington, propose notamment un classement des candidats en fonction de leurs réponses à certaines questions. Les premiers du classement avec 110 points sont des candidats libéraux allemands, suivis en 3e place par un candidat suédois d’extrême-droite. Certaines questions sont particulièrement caricaturales [https://consumerchamps.eu/survey/]. Dans la section sur les prix des carburants et la lutte contre le changement climatique, seule la réponse « baisser les taxes des carburants » donne 10 points aux candidats européens. L’augmentation de ces mêmes taxes ou la promotion des véhicules électriques ne donne aucun point. Sur l’alimentation, les candidats reçoivent 10 points pour la légalisation des OGM et 5 pour la réduction des subventions à l’agriculture.
Cette association de consommateurs, sans consommateurs parmi ses membres, est plutôt un lobby à l’idéologie limpide : celle d’un État qui doit laisser faire les multinationales.
Free Trade Europa : le droit du travail comme atteinte aux libertés ?
Même si les propos violents ne sont pas rares sur X, il n’est pas coutume d’y lire un lobbyiste se réjouir publiquement d’un échec d’une présidence du Conseil de l’UE. Et encore moins que les autres États membres aient fait « saigner du nez » le gouvernement espagnol, qui essayait de trouver un consensus européen pour valider une loi donnant des droits sociaux aux travailleurs des plateformes [23]. C’est dire à quel point, en cette fin de mois de décembre 2023, l’enjeu du statut de ces travailleurs cristallisait un enjeu politique de fond, autour duquel s’affrontent des visions du monde diamétralement opposées.
C’est en particulier la France d’Emmanuel Macron qui, alliée à l’Estonie, la Grèce et l’Allemagne a fait échouer la directive et que Glen Hodgson semble féliciter dans son tweet. Le projet initial élaboré par la Commission européenne offrait la possibilité pour les personnes effectuant des livraisons pour Deliveroo, du transport de personnes pour Uber, etc., de devenir salariés, avec de nombreux avantages par rapport à leur statut d’auto-entrepreneur ou freelancer : une couverture en cas d’accident, des congés payés, un salaire minimum, une représentation syndicale. Finalement validé après une longue bataille de lobbying (lire notre enquête), le texte avait été bloqué à la dernière minute du fait notamment de la France. Il sera finalement validé, dans une version encore amoindrie, au mois de mars.
Glen Hodgson est un lobbyiste passé par un des cabinets les plus influents de la bulle européenne, Hill & Knowlton [24]. Jonathan Hill, son fondateur, conseillait les fabricants du tabac dans les années 1950, et est considéré comme l’un des inventeurs de la stratégie de la « fabrique du doute » appliquée ensuite à d’autres produits et technologies contestés, depuis l’amiante jusqu’aux énergies fossiles. Aujourd’hui, Hodgson est à la tête d’un think tank basé en Suède qu’il a lui-même créé : Free Trade Europa.
Free Trade Europa, le think tank de Glen Hodgson, prétend parler au nom des travailleurs qui veulent rester auto-entrepreneurs, des travailleurs « freelance ». Il est surtout l’un des partenaires à Bruxelles du réseau Atlas, qui lui accordé un financement en 2022 et qui lui a offert une tribune sur son site web pour y défendre une vision résolument libertarienne décrivant le salaire minimum, le droit à une représentation syndicale ou d’autres droits du travail comme des atteintes à la liberté.
Free Trade Europa donne peu d’informations publiques sur ses activités de lobbying. Il ne s’est enregistré au registre de transparence de la Commission européenne que début mai 2024, déclarant entre 100 000 et 200 000 € de dépenses annuelles de lobbying, pour un effectif de 9 personnes (3,8 ETP). Outre le dossier des travailleurs des plateformes, il déclare s’intéresser notamment au Green Deal et aux questions commerciales. Récemment, Glen Hogdson a fait paraître un article dans la presse européenne payé par le lobby des entreprises d’alcool. Il s’y prononce notamment pour que les institutions européennes écoutent davantage la voix des entreprises et sollicitent leurs contributions lors de l’élaboration des lois [25].
L'expérience de la directive sur les travailleurs des plateformes montre que sur certains dossiers, les libertariens peuvent trouver un terrain d'entente avec les gouvernements de l'Union et notamment celui de la France.
Au sujet de la directive sur les travailleurs des plateformes, Free Trade Europa a mené des actions de lobbying auprès de diplomates suédois à Bruxelles [26], a fait réaliser un sondage concluant que les « freelancers » étaient heureux au travail, et a lancé une pétition contre la directive européenne signée par plus de 12 000 personnes [27]. La pétition a ensuite été envoyée à un ministre estonien et a été mentionnée par plusieurs médias européens [28]. Il s’agit dans certains cas d’articles payés par Free Trade Europa [29]. Free Trade Europa est également membre de SME Connect, une structure qui prétend elle aussi défendre les intérêts des travailleurs indépendants et des petites entreprises, mais où Glen Hogdson côtoie surtout les lobbyistes des GAFAM et des responsables politiques conservateurs [30].
Après le vote final sur la loi européenne sur les travailleurs des plateformes, Glen parlera à Pieter Cleppe, un journaliste proche de la NVA, le parti d’extrême-droite flamand, pour fustiger l’Union Européenne qui « réglemente, réglemente, réglemente ». Free Trade Europa fait partie de ces membres du réseau Atlas de plus en plus présents à Bruxelles qui entendent bien changer les choses, et comptent sur les prochaines élections européennes et la progression de la droite et de l’extrême droite pour trouver davantage d’alliés. L’expérience de la directive sur les travailleurs des plateformes montre que sur certains dossiers, ils peuvent trouver un terrain d’entente avec les gouvernements de l’Union et notamment celui de la France.
Avec la montée des partis d’extrême droite dans toute l’Europe, il y a lieu de craindre qu’après les élections de juin, le rapport de forces au niveau européen ne penche encore davantage en un sens conservateur, anti-climat et anti-réglementation. Le réseau libertarien Atlas Network, financé depuis les États-Unis, a été créé au début des années 1980 dans le but de « changer le climat des idées » et de faire reculer la justice sociale et les politiques environnementales progressistes. Lors du Forum de la Liberté Europe qui s’est récemment tenu à Madrid, où 191 organisations de 47 pays étaient représentées, il vient de faire une démonstration de sa force en Europe, y compris à Bruxelles. Du Royaume-Uni à l’Argentine, le réseau Atlas a engrangé des victoires significatives, et l’UE est aussi dans sa ligne de mire.
Lora Verheecke, avec Olivier Petitjean (pour l’introduction et la conclusion)
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Photo : Teemu Mäntynen cc by-sa