Fondée en 1985, l’Ifrap, qui a pour objectif la production de recherches et publications sur les dépenses publiques, est partenaire d’Atlas depuis ses débuts. En 1987, l’un de ses fondateurs, Bernard Zimmern (voir plus loin), va chercher des conseils auprès d’Antony Fisher pour gagner la bataille des idées en France. Établi aux États-Unis, Zimmern est l’un des grands donateurs de l’Heritage Foundation dont il admire l’action, et il souhaite reproduire ce modèle en France [1]. En 1989, la directrice des recherches de la Fondation Ifrap rencontre le nouveau directeur d’Atlas, Alejandro Chafuen, avec pour objectif de reproduire les méthodes développées aux États-Unis pour s’attaquer à la bureaucratie française [2].
Aujourd’hui, le visage de l’Ifrap est celui d’Agnès Verdier-Molinié, qui en a pris la direction en 2009. Fille de viticulteurs bordelais et épouse d’un consultant en stratégie chez PricewaterhouseCoopers, elle a brièvement travaillé comme journaliste avant d’être embauchée par la fondation en 2002. En 2004, elle est l’une des premières lauréates de la bourse Tocqueville fondée par Alexandre Pesey (voir plus loin), ce qui lui permet d’aller se former un mois aux États-Unis auprès de partenaires du réseau Atlas. Elle se familiarise avec les méthodes et le fonctionnement des think tanks américains, et dira avoir été marquée par le professionnalisme de l’Heritage Foundation et du Cato Institute [3].
Forte de cette expérience, Agnès Verdier-Molinié va booster les activités et la visibilité de l’Ifrap en France. Depuis 2008, elle a publié neuf livres, tous sur les dépenses publiques. La Fondation produit également des dizaines d’études qui permettent à Verdier-Molinié d’être omniprésente dans les médias. Selon les chiffres de la fondation, l’Ifrap a accumulé plus de 800 passages médias en 2022, contre 100 en 2009 [4]. Il s’agit en majorité de médias étiquetés à droite (Le Figaro, Cnews, Le JDD, Europe 1), mais pas seulement, puisqu’elle multiplie également les prises de parole sur la chaîne d’informations continues BFM, ainsi que sur RMC, France télévision (C dans l’air, C l’hebdo, C ce soir...) ou La chaîne parlementaire (LCP). Outre ses prises de parole médiatiques ciblant le « climat des idées », l’Ifrap mène une activité de lobbying directe auprès des parlementaires et du gouvernement, et s’est enregistré auprès de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Ses déclarations, quoique lacunaires, offrent un petit aperçu de ses interventions auprès des politiques [5].
Ces différentes activités correspondent étroitement aux modèles d’actions enseignés dans le réseau Atlas, qui dans sa formation sur « les bases des think tanks », explique que ces organisations doivent mener des activités de « vulgarisation », qui permettent de « changer ce qui est politiquement possible (…) en commercialisant largement leurs produits auprès du public (livres, émissions de radio, page web, conférences) ou (plus généralement) en se faisant connaître dans les médias » [6]. Les prises de parole médiatiques permettent d’élargir la fenêtre d’Overton en imposant dans le débat des idées « inacceptables » pour élargir le champ des possibles. Au moment de la réforme des retraites de 2023, Agnès Verdier-Molinié repousse ainsi les limites du débat sur l’âge de départ : « 67, ça aurait été vraiment l’idéal, mais 65, on était d’accord pour dire que déjà, ça améliore les choses car à l’horizon 2050, ça fait un peu plus de 40 milliards d’euros d’économies et ça permet vraiment d’équilibrer le régime tandis que 64, ça s’essouffle très très vite, beaucoup trop vite » [7]. En ce qui concerne le lobbying auprès des décideurs, en revanche, il s’agira toujours de pousser des idées, mais en restant dans le cadre de la fenêtre d’Overton existante. Les propos peuvent être alors moins radicaux [8].
Derrière l’indépendance affichée : des hommes d’affaires fortunés
Que ce soit dans les médias ou auprès des responsables politiques, Agnès Verdier-Molinié revendique une expertise neutre : « Dire qu’il faut baisser la dépense publique et les impôts, ce n’est pas être libéral, c’est être objectif [9]. » Certains médias (comme France info ou TV5 Monde) vont préciser qu’elle dirige un think tank « libéral » ou « d’inspiration libérale » [10], mais bien souvent, les journalistes n’indiquent pas l’idéologie de son laboratoire d’idée. Pourtant, à sa création, l’Ifrap est liée à des entrepreneurs très à droite. Son fondateur Bernard Zimmern, après avoir travaillé chez Renault puis Cegos, a fait fortune aux États-Unis grâce à des centaines de brevets sur des compresseurs rotatifs. Il est aussi membre du club de l’Horloge, qui milite pour un rapprochement entre la droite et l’extrême-droite, où il a fréquenté entre autres Philippe Baccou, conseiller de Marine Le Pen sur son programme économique en 2017 [11], ou encore Jean-Yves Le Gallou, ex cadre du Front National, époux de l’ancienne candidate frontiste Anne-Laure Blanc, elle-même fille de Robert Blanc, ancien Waffen-SS. Ce partisan de la remigration, opposé au mariage homosexuel, a ensuite rejoint Eric Zemmour [12]. Selon certaines sources (comme le site « Debunkers de hoax »), Baccou et Le Gallou auraient d’ailleurs participé à la création de l’Ifrap. Les statuts d’origine de sa fondation n’étant pas accessibles, et l’institut n’ayant pas répondu à nos demandes d’entretien, nous n’avons pas pu confirmer cette information.
Le conseil d’administration actuel de la fondation illustre également ses liens avec les milieux d’affaires. Charles-Marie Jottras, son président, est dirigeant de la société Daniel Féau, entreprise spécialisée dans l’immobilier de prestige. En 2007, un article dans Les Échos dresse ainsi son portrait : « Membre actif du très sélect club MBC [13], résident fidèle de Neuilly, chaque samedi d’hiver, il rassemble ses copains et cinquante Anglo-Poitevins pour une chasse à courre [14]... » Le vice-président du think tank est Olivier Allez, dirigeant de la société de construction de réseaux électriques Allez & Cie, qu’il a hérité de son grand-père. Le trésorier, Jean-Pierre Lagay, a un cabinet d’expertise comptable [15], et le secrétaire est Olivier Tardy, PDG de l’Entreprise de Travaux Publics de l’Ouest (ETPO) et de la Compagnie Industrielle et Financière d’Entreprises (CIFE). Les présidents précédents étaient Olivier Mitterrand, 200e fortune de France en 2023 avec 650 millions d’euros [16], puis Jean-Claude Rouzaud, ancien Président du groupe Champagne Louis Roederer dont il a lui aussi hérité, ce qui en fait l’une des plus grosses fortunes françaises.
Les collèges des « amis », « fondateurs » ou « personnalités qualifiées » de l’Ifrap réunissent aussi majoritairement ce même type de profil, parfois avec des liens avec le monde politique. Hugues Charbonnier, du collège des personnes qualifiées, dirige avec sa compagne Karine Charbonnier l’entreprise Beck Industries dont cette dernière a hérité de son grand-père. Elle a aussi été vice-présidente de la région Hauts-de-France et candidate LR aux législatives de 2017. Autre « personnalité qualifiée » de l’Ifrap : Jean-Michel Fourgous, lui aussi chef d’entreprise, mais qui est ensuite devenu député pour l’UMP, de 1993 à 1997 puis de 2002 à 2012.
Malgré ces liens, l’Ifrap maintient qu’elle « est parfaitement indépendante dans son fonctionnement, tant vis-à-vis des entreprises que des partis politiques » et qu’« elle ne propose pas de mesure dans l’intérêt d’une entreprise ou d’un secteur d’activité spécifique mais forme des propositions de nature à favoriser le développement économique et le plein emploi, dans un but d’intérêt général ». C’est ce que la Fondation répond à un article du journal Marianne en 2018, qui calculait que sur les 229 notes publiées par l’Ifrap en 2017, seules deux avaient été rédigées par un chercheur en activité. Marianne notait les biais dans les sujets de recherche : 16 études pour demander la suppression de l’ISF en 2017, mais aucune sur la fraude fiscale. Et constatait que certaines publications relevaient moins de l’analyse que du pamphlet contre les candidats à la présidentielle, en particulier ceux dont le programme n’était « pas favorable aux entreprises et aux riches » [17].
Le lobby des riches
Aujourd’hui encore, l’essentiel des messages et des combats de l’Ifrap visent la protection des intérêts des plus fortunés, que la porte parole de l’organisation défend âprement : « [L]es 10% les plus riches payent plus de 50% des impôts directs payés par les ménages français. S’ils n’étaient pas là pour payer leurs impôts, nous n’aurions pas la possibilité de faire tourner nos services publics [18]. » Agnès Verdier-Molinié semble plus intéressée par la fraude sociale que la fraude fiscale [19], elle est vent debout contre tout rétablissement de l’ISF, dénonce « l’essorage » fiscal des classes supérieures, et quand on l’interroge sur les ultra-riches, elle regrette qu’on leur reproche de payer trop peu d’impôts, « parce que là on parle des grands entrepreneurs de France, qui créée la richesse dans notre pays » [20]. Si l’Ifrap s’intéresse beaucoup aux impôts payés par les plus riches, elle l’est beaucoup moins par la TVA, qui concerne l’ensemble de la population, mais que la fondation exclut de ses calculs sur les prélèvements obligatoires [21]. Quand une interlocutrice lui signale qu’elle ne se concentre que sur la fiscalité des riches, elle tranche : « Les Français, eux, savent ce qu’ils paient [22] », laissant penser que son propos serait général, alors que les Français auxquels elle s’intéresse ne sont que les 10% des plus hauts revenus. En ce qui concerne le reste de la population, en effet, l’Ifrap milite surtout pour repousser le départ à la retraite, déréguler le salaire minimum et baisser les allocations chômages [23].
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Faites un donComme la plupart des partenaires du réseau Atlas dans le monde, l’Ifrap critique aussi les réglementations environnementales, ciblant pêle-mêle la loi climat, les éoliennes, l’interdiction de la voiture thermique [24] et la fiscalité écologique et recommandant de repousser la transition aux calendes grecques [25]. Son projet économiquement ultralibéral s’accompagne aussi d’un volet conservateur. Il y a en effet un domaine dans lequel la fondation ne critique pas l’augmentation du nombre de fonctionnaires, mais en demande encore plus : la police [26], sous prétexte que les Français auraient placé la sécurité en tête de leurs préoccupations pour l’élection présidentielle de 2022. Une affirmation qui n’est pas sourcée et qui est contredite par les sondages sur la période, où ce sont bien le pouvoir d’achat, la santé et l’environnement qui arrivent en tête des enjeux pour la population [27]. Peut-être que là encore, « les Français » dont parle l’Ifrap sont les 10% les plus riches ? La fondation si prompte à dénoncer la « gabegie » des finances publiques ne s’interroge pas non plus sur l’efficacité des policiers dont les données du Service statistique ministériel de la sécurité intérieure indiquent pourtant qu’elle est en chute libre [28]. Même traitement de faveur pour les dépenses militaires, que l’Ifrap appelle là aussi à augmenter [29], sans aucune demande sur la transparence qui fait pourtant défaut dans ce secteur [30]. Par ailleurs, le think tank, pourtant si soucieux des équilibres budgétaires, défend les aides aux entreprises, arguant qu’elles créent de l’emploi et de la richesse [31]. Et dans le même temps, il critique les subventions aux associations qui aident les migrants, sans s’interroger, cette fois, sur les emplois créés ou les bénéfices de leurs missions sociales pour la société [32].
Sans surprise, les propositions de l’Ifrap trouvent plus d’écho à droite et à l’extrême-droite de l’échiquier politique. Si l’on regarde les mentions de la fondation dans les questions parlementaires des trois dernières législatures, à l’Assemblée nationale, elles viennent pour la quasi totalité des Républicains et de députés d’extrême-droite [33]. C’est François Fillon qui a accordé à l’organisation le statut d’utilité publique, qui fait que les dons qu’elle reçoit (elle n’est financée que par le secteur privé) sont déductibles à 66% des impôts sur le revenu, et même 75% de l’impôt sur la fortune immobilière. Le tout sans aucune limite de financement contrairement aux partis politiques, et en toute discrétion puisqu’il n’existe pas d’obligation de transparence sur les contributeurs.
À l’assaut de l’Éducation nationale
En dehors de la quantification des passages dans les médias, il est compliqué de mesurer l’impact de think tanks sur le « climat des idées ». De même, les décisions politiques résultent de nombreuses influences ainsi que des convictions des personnes qui les prennent. Ainsi, la suppression de l’ISF peut être revendiquée comme une victoire de l’Ifrap, mais il est impossible de lui attribuer totalement : il s’agissait d’une demande venant de plusieurs acteurs, et dont Emmanuel Macron pouvait déjà être convaincu du bien-fondé.
Sans pouvoir parfaitement définir les contours de son influence, il existe un domaine où les idées promues par l’Ifrap (et d’autres partenaires du réseau Atlas) semblent particulièrement progresser : l’éducation. Peut-être parce que Christophe Kerrero, membre du conseil scientifique du think tank, a travaillé pour le cabinet du ministre de l’Éducation Luc Chatel de 2009 à 2012, puis été directeur de celui de Jean-Michel Blanquer de 2017 à 2020 ? Peut-être aussi parce qu’Agnès Verdier-Molinié a l’oreille de Gabriel Attal [34] ?
Reste que si l’on compare les propositions de l’Ifrap dans le domaine éducatif [35] et les projets portés par les ministres récents (Gabriel Attal, puis Nicole Belloubet), on constate beaucoup de similarités. Le think tank voulait recentrer les programmes sur les fondamentaux ; Gabriel Attal annonce le renforcement de l’enseignement des mathématiques et du français. L’Ifrap recommandait le tutorat et des groupes de compétences ; les ministres mettent en place des groupes de niveaux (ou groupes de besoin). L’Ifrap considérait qu’il faut plus de stages et de découverte professionnelle ; Attal instaure un stage en juin pour les élèves de seconde. L’Ifrap recommandait de conditionner l’accès au lycée à l’obtention du brevet ; Attal déclare que ce sera le cas [36].
Toutes les demandes du think tank ne sont pas encore reprises par le gouvernement actuel. Mais d’autres politiques les soutiennent. L’instauration de la bivalence des professeurs (enseignement de deux matières) et l’autonomie des établissements scolaires sont deux recommandations de l’Ifrap que l’on retrouve dans une proposition de loi du sénateur Républicain Max Brisson, adoptée en première lecture par le Sénat et transmise à l’Assemblée nationale en avril 2023 [37]. Le texte n’a pour l’instant pas été mis à l’ordre du jour de l’Assemblée, mais l’Ifrap semble espérer des évolutions en matière de décentralisation et d’autonomie des établissements scolaires avec la nouvelle ministre Nicole Belloubet, qui par le passé a déclaré y être favorable. Une logique de territorialisation de l’éducation qui suscite des inquiétudes chez des chercheurs, qui alertent sur la fragmentation et les inégalités que ce type de système a pu créer aux Etats-Unis ou en Suède [38].
Anne-Sophie Simpere
Réponse de la Fondation iFRAP, Fondation pour la Recherches sur les Administrations et les Politiques Publiques
Suite à la publication de cet article, l’Ifrap nous a fait parvenir le droit de réponse suivant :
« Le rapport « le réseau Atlas, la France et l’extrême-droitisation des esprits » appelle de la part de la Fondation iFRAP les observations et rectifications suivantes :
En premier lieu, la Fondation iFRAP ne dispose pas de lien avec le réseau Atlas et ne bénéficie d’aucun soutien de quelque nature que ce soit avec le réseau Atlas.
En deuxième lieu, la Fondation iFRAP, fondation reconnue d’utilité publique qui consacre son activité à l’évaluation des politiques publiques dans l’objectif de l’intérêt général de recherche du plein emploi et du développement économique, est parfaitement indépendante des parties politiques. »
Comme précisé dans son rapport, l’Observatoire des multinationales indique que sans avoir d’éléments sur le partenariat actuel entre la Fondation iFrap et l’Atlas network, il dispose de documents internes et publics du réseau Atlas montrant les liens entre l’iFrap et le réseau de longue date, et jusqu’à une période très récente : rencontre entre le fondateur de la Fondation iFrap et celui du réseau Atlas, mentions de la Fondation iFrap comme partenaire du réseau Atlas sur le site internet du réseau ou dans une publication de son directeur... S’il s’agit d’un lien indirect, l’Observatoire des multinationales réitère aussi que la directrice de la Fondation iFrap a bénéficié d’une formation auprès de think tanks membres du réseau Atlas aux Etats-Unis (notamment la Heritage Foundation et le Cato Institute).
L’Observatoire des multinationales regrette que la Fondation iFrap n’ait pas donné suite à ses demandes d’entretien en amont de la publication de son enquête.