« Tous les partenaires du réseau Atlas ne se concentrent pas sur l’obtention de résultats tangibles à court terme. De nombreux partenaires du réseau Atlas se sont concentrés sur des activités éducatives axées sur le développement des talents, afin que les jeunes exposés aujourd’hui au libéralisme classique puissent occuper des postes à responsabilités dans une ou deux décennies. Cela demande de la patience et de la persévérance. Cela signifie qu’il faut supporter un certain risque de voir ses efforts réduits à néant. Il existe cependant de merveilleux exemples où la stratégie à long terme s’est avérée tout à fait justifiée », explique Brad Lips, directeur du réseau Atlas, dans un ouvrage intitulé « The Freedom Movement : its Past, its Present and Future ». Il cite en exemple la Federalist Society, dont cinq des anciens membres siègent maintenant à la Cour Suprême des États-Unis, ainsi que l’Estudos Empresariais au Brésil, dont plusieurs membres ont rejoint le gouvernement Bolsonaro. On peut aussi penser au Leadership Institute, partenaire de longue date du réseau Atlas.
Cet organisme de formation des leaders conservateurs aux États-Unis a été fondé peu avant la constitution du réseau, en 1979, par le militant républicain Morton Blackwell. En 2022, le Leadership Institute annonçait avoir formé son 250 000e activiste depuis sa création [1]. Parmi ses alumni, on retrouve des personnalités politiques, le plus célèbre étant sans doute Mike Pence, devenu vice-président de Donald Trump entre 2017 et 2021, mais aussi des lobbyistes, des chroniqueurs et journalistes ou encore des activistes. Comme Lila Rose, fondatrice et présidente de l’organisation anti-avortement Live Action, très active aux États-Unis et au-delà, ou encore de nombreuses membres de Moms for Liberty, une organisation ultra-conservatrice qui mène des campagnes agressives contre tout enseignement ou livre qui traiterait de l’orientation sexuelle, de l’identité de genre ou du racisme dans les écoles. Le Leadership Institute propose un vaste catalogue de formations, dans les domaines de la communication, de la prise de parole en public ou de la collecte de fonds. L’idée est de former un grand nombre de militants conservateurs, de les faire monter en compétence et de les soutenir, notamment grâce au réseau des « alumni ».
Une naissance sous les auspices du réseau Atlas
En 2000, le Leadership Institute accueille un stagiaire français, Alexandre Pesey, pour qui cette formation sera « décisive ». Il dit y avoir appris l’histoire du mouvement conservateur aux États-Unis, y avoir découvert les auteurs libertariens, la collecte de fonds et le travail avec les médias (le Leadership l’aidera à intégrer CNN) [2]. Il fera aussi sa thèse sur le Heartland Institute, un autre membre d’Atlas. Inspiré par son travail auprès de Morton Blackwell et par les méthodes des conservateurs américains, Pesey crée en 2003 la bourse Tocqueville, qui permet à de jeunes Français âgés de 20 à 28 ans de se rendre aux États-Unis pour se familiariser avec le conservatisme américain, en rencontrant des responsables politiques et des membres de groupes de réflexion et en participant à des séminaires pratiques. Agnès Verdier-Molinier en est l’une des premières bénéficiaires en 2004 (voir L’Ifrap : bon élève du réseau Atlas, et lobby des 10% les plus riches). La même année, Alexandre Pesey crée en France un organisme de formation sur le modèle du Leadership Institute américain : l’Institut de formation politique (IFP), qu’il monte avec l’avocat Jean Martinez, et Thomas Millon, le fils de Charles Millon. En 2008, le centre de formation reçoit un prix de 10 000 dollars de la fondation Templeton pour avoir formé plus de 200 jeunes aux principes du « libéralisme classique » et du conservatisme, et les avoir « armés de techniques pour les mettre en œuvre efficacement dans la société civile » [3]. En 2017, Pesey gagne aussi le « Think Tank Shark Tank Award » du réseau [4], un prix doté de 25 000 dollars, pour son projet « Le coquetier » visant à soutenir les « entrepreneurs civiques », c’est à dire des jeunes ayant des projets variés, allant du soutien aux chrétiens d’orient à l’organisation de débats dans les universités sur des sujets comme la procréation médicalement assistée ou « la fiscalité qui tue l’initiative » [5]. L’IFP est aussi ou a été un partenaire de la Federalist Society [6].
L’Institut de formation politique aurait reçu des fonds de Bernard Zimmern (fondateur de l’Ifrap et de Contribuables associés) et de Claude Razel, héritier du groupe industriel Razel Bec [7]. Il ne touche aucun financement public mais fonctionne grâce à des dons défiscalisés [8]. Charles Gave (financeur de l’extrême-droite) et l’ancien banquier François Billot de Lochner, proche de Marion Maréchal et admirateur de Zemmour, feraient partie des donateurs [9]. De même que Laurent Meeschaert, héritier du groupe Meeschaert, une société de gestion de patrimoine créée par son grand-père, qui soutient aussi des médias identitaires et la campagne d’Eric Zemmour [10].
Via Alexandre Pesey, l’IFP est étroitement lié à tous les partenaires français du réseau Atlas. Charles Gave (institut des libertés), Nicolas Lecaussin (Iref), Cécile Philippe (Institut Molinari), Agnès Verdier-Molinié et Samuel Servière (Ifrap) font partie des intervenants de l’école : économiquement, les auditeurs seront bien formés aux idées libertariennes. Les autres intervenants indiquent que les enseignements penchent vers l’extrême-droite de l’échiquier politique, puisque l’IFP invite pour ses conférences des personnalités politiques comme Jordan Bardella, François-Xavier Bellamy, Eric Ciotti, Philippe de Villiers, Marion Maréchal, Eric Zemmour, Julien Rochedy... Ou encore Régis Le Sommier, journaliste aux positions controversées sur la Syrie et la Russie, qui dirige le média d’extrême-droite Omerta, et Bernard Lugan, historien très critiqué pour ses erreurs factuelles et sa défense de la colonisation ou de l’apartheid, « monsieur Afrique » du candidat Eric Zemmour en 2022.
Convergence des droites dures
Cette proximité avec l’extrême-droite semble s’être considérablement renforcée au moment des mobilisations de la Manif pour tous. L’IFP aurait alors bénéficié d’un certain engouement. Samuel Lafont, très engagé contre le mariage pour tous, est ainsi passé par l’institut (et a reçu plusieurs prix), de même que Vivien Hoch, qui participait lui aussi aux manifestations anti-mariage pour tous avant de monter le comité Trump France [11]. Il est aujourd’hui formateur à l’IFP [12]. Ludivine de la Rochère, présidente de la Manif pour tous, est aussi l’une des intervenantes de l’institut. Dans un entretien à Libération, Alexandre Pesey expliquait que les centres d’intérêts des élèves avaient pu évoluer avec les années et l’actualité : grèves et endettement en 2004, puis l’effet « manif pour tous » en 2013-2014, sécurité et terrorisme en 2017. Cette diversité de sujets permet à plusieurs droites de se croiser... voire de converger.
En 2019, l’IFP était partenaire de la Convention de la droite, qu’Alexandre Pesey compare à la CPAC (Conservative Political Action Conference) aux États-Unis [13]. Dans son intervention, le directeur de l’institut rêve d’une union des droites dures : « Si on demande quel est le principal problème de notre temps, certains vont répondre que c’est l’intervention de l’État. Appelons-les les libéraux. D’autres vont considérer que c’est le relativisme. L’antidote : la vérité. Appelons-les les conservateurs. D’autres se désolent du fossé croissant entre le peuple et une élite globalisée, appelons-les les souverainistes. D’autres nous disent que le drame de notre temps, c’est le déracinement et l’invasion migratoire, eux nous appellent au ressourcement culturel et à la remigration, appelons-les les identitaires. Ces quatre grandes familles ont été trop souvent face à face. Pour le plus grand plaisir de la gauche. Aujourd’hui, elles sont côte à côte pour défendre la liberté d’expression, la solidarité, la famille naturelle, l’occident (…) Il faut s’allier et s’engager pour la France [14]. »
Pesey est un homme de réseau et croit dans les alliances, y compris internationales. Lors de la conférence « National Conservatism » (NatCon) de 2020 à Rome, à laquelle participent aussi Marion Maréchal, Giorgia Meloni et Viktor Orban, le directeur de l’IFP axe son intervention sur la double menace de la mondialisation et de l’islamisation. Il présente l’islam comme un « empire » qui gagnerait en faisant appliquer ses « lois coraniques » depuis la base, et grâce « aux ventres de leurs femmes » [15]. À l’été 2023, alors que de violentes manifestations secouent la France suite à la mort de Nahel, un adolescent tué par un policier lors d’un refus d’obtempérer, Pesey développe une vision apocalyptique lors d’une interview avec la journaliste états-unienne Sandy Rios, racontant que des hordes d’hommes musulmans, en âge de combattre, ont envahi la France pour y constituer des zones de non-droit ou que les chrétiens seraient aujourd’hui persécutés dans l’Hexagone [16]. Il semble ainsi vivre dans un univers de guerre des religions et des civilisations dans lequel il voit cependant un espoir : les centaines de jeunes qu’il forme à l’IFP, qui pourront devenir de bons leaders pour défendre la France et remplacer la génération de mai 68 en politique, dans les médias et dans la société civile.
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En 2022, Alexandre Pesey estimait avoir formé plus de 2200 jeunes, avec une « nette accélération ces dernières années » [17]. Début 2024, le site de l’IFP affiche 3000 auditeurs. En 2014, le réseau Atlas décrivait la mission de l’IFP comme le fait « d’accroître le nombre et l’efficacité des dirigeants et des militants conservateurs et libéraux classiques dans le domaine des politiques publiques ». Pour cela, l’institut allait « identifier, recruter, former et placer des conservateurs et des libéraux classiques respectueux des principes et travailleurs dans l’ensemble du processus d’élaboration des politiques publiques » [18]. Les formations sont courtes, sous forme de séminaires sur quelques week-ends. On s’y penche sur les « valeurs de la droite », la fiscalité (trop lourde), la façon de libérer les entreprises des contraintes juridiques et réglementaires ou la lutte contre le « wokisme ». Mais on y propose surtout des entraînements pratiques sur comment communiquer, convaincre, mener une campagne, tenir un entretien radio ou télévisé.... À la sortie, les élèves doivent maîtriser l’art des éléments de langage et de la posture pour porter leurs causes. À travers l’IFP, ils se constituent aussi un réseau.
L’idée est ensuite de passer à l’action. Dans le champ politique bien sûr, en devenant collaborateur d’élu, élu local... à droite toute, évidemment. Des auditeurs de l’IFP sont ainsi engagés auprès de François Fillon ou de Valérie Pécresse [19]. En 2022, c’est Eric Zemmour qui semble susciter l’engouement : « Quand on demande aux étudiants de l’IFP leur source d’inspiration, Zemmour est le nom qui revient le plus », révèle Alexandre Pesey dans l’enquête d’Etienne Girard sur le candidat d’extrême droite, Le radicalisé. L’IFP facilite les mises en contact, sans doute d’autant plus aisément que son directeur opérationnel, Benoît Perrin, aurait lui-même participé aux réunions au domicile de Sarah Knafo où se préparait la candidature du polémiste [20]. Parmi les « lieutenants » de Zemmour en 2022, Samuel Lafont, Stanislas Rigault, René Boustany ou Garen Shnorhokian ont été auditeurs de l’IFP.
Mais ces derniers ne s’engagent pas qu’auprès du mouvement Reconquête. En 2017, Lafont et Boustany soutenaient la campagne de François Fillon [21]. En octobre 2023 encore, l’IFP annonçait qu’après les élections sénatoriales, plusieurs de ses anciens étudiants avaient franchi les portes du Sénat, en tant qu’élus ou collaborateurs, et que ceux-ci représentaient 23% des sénateurs de moins de 40 ans [22]. Sans que le détail des partis politiques concernés ne soit précisé.
À la conquête de l’opinion
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Dans la droite ligne des préceptes d’Antony Fisher et du réseau Atlas, Alexandre Pesey destine également ses auditeurs à la bataille des idées dans les médias et dans la société civile. Les élèves du très conservateur institut sont ainsi encouragés à s’engager dans le syndicalisme étudiant, dans des associations, sur les réseaux sociaux. Si une grande partie des initiatives reste assez confidentielle, d’autres parviennent à gagner une certaine audience [23]. Toute l’équipe fondatrice de SOS Chrétiens d’Orient est ainsi passée par l’IFP, de même qu’Alice Cordier, fondatrice du collectif féministe identitaire Némésis, ou encore Thaïs d’Escuffon, ancienne porte-parole de Génération identitaire reconvertie en influenceuse « tradwife » qui prône le cantonnement des femmes aux rôles de mère et d’épouse.
Rien de plus efficace pour augmenter encore la visibilité de ces idées que de pouvoir compter sur des journalistes eux aussi formés à l’IFP. À l’image de Charlotte d’Ornellas, l’une des intervenantes stars de Cnews, mais encore de Jules Torres ou Baudouin Wisselmann, ex-Valeurs Actuelles passés respectivement au JDD et à Radio Courtoisie, ou Louis Lecomte et Maguelonne de Gestas qui travaillent pour Le Figaro. Cette dernière a également suivi une formation au Leadership Institute, où elle a pu découvrir le mouvement conservateur aux États-Unis, qui semble l’avoir impressionnée : « Malheureusement, le conservatisme français n’a pas connu le même engouement qu’aux États-Unis. (…) En France, au contraire, nous avons connu (…) une émergence de la gauche, qui prônait le renversement du sens moral de la société française [24]. »
En 2018, l’IFP a lancé un Institut Libre du Journalisme (ILDJ) pour former des journalistes conservateurs en cinq à dix week-ends. Le projet est financé par la Fondation Notre-Dame [25] et des levées de fonds de la Nuit du Bien commun, soirée caritative de la sphère catholique et conservatrice fondée notamment par l’entrepreneur multi-millionnaire Pierre-Edouard Stérin, qui se revendique libertarien. Pour Alexandre Pesey comme pour Maguelonne de Gestas (qui a pitché le projet à la Nuit du bien Commun en 2020), l’ILDJ vise à former des journalistes conservateurs « ancrés dans le réel » – un réel qui serait ignoré par une presse trop à gauche [26]. Pourtant, aussi bien Pesey lui-même que nombre d’auditeurs de l’IFP semblent avoir des difficultés avec les faits – Charlotte d’Ornellas, par exemple, a été épinglée pour une utilisation assez fantaisiste de chiffres sur les migrations [27].
Les débouchés principaux pour les auditeurs de ces écoles restent des médias ancrés à droite et très à droite – Cnews, Valeurs Actuelles, Europe 1, le JDD –, les mêmes qui relaient déjà facilement les messages des autres partenaires du réseau Atlas. L’essentiel des intervenants de l’IFP issus du monde médiatique vient aussi de ces titres (Geoffroy Lejeune, Christine Kelly, Laurent Dandrieu, Elisabeth Levy, Eugénie Bastié, Mathieu Bock-Coté...), même si quelques-uns sont liés à des médias considérés comme moins radicaux comme Nicolas Doze (BFM), Christophe Barbier (L’Express) ou Daniel Riolo (RMC).
« Avant, il n’y avait pas d’opposition aux médias maintream. Mais aujourd’hui, grâce à quelques milliardaires et particulièrement un, qui a acheté beaucoup de médias, on a totalement changé le débat public en France. En gros, nous avons eu Fox News en France et ça change complètement le spectre du débat », expliquait Alexandre Pesey lors d’une conférence en ligne de la Common Sense Society [28]. S’il ne cite pas ce milliardaire, on reconnaît évidemment Vincent Bolloré, son rachat de nombreux médias et la création de Cnews. qui peut effectivement rappeler Fox News avec ses innombrables rappels à l’ordre et sanctions de la part de l’Arcom (notamment pour manquement à l’exigence d’honnêteté et de rigueur de l’information, propos injurieux, humiliants, homophobes...) [29]. Malgré cela, la chaîne augmente constamment sa part de marché au point d’arriver en seconde place des chaînes d’information continue derrière BFM pour l’année 2023.
La couverture médiatique est essentielle pour avoir une influence sur le « climat des idées » et les médias de Bolloré ont sans aucun doute aidé la minorité des libertariens conservateurs français à acquérir du poids dans le débat public ; Quand la chaîne est critiquée pour sa partialité et auditionnée dans le cadre d’une commission d’enquête parlementaire, l’IFP lui apporte un soutien franc et massif : « On ne bâillonne que la bouche qui dit vrai [30]. » L’institut sent-il ses futurs « leaders » et porte-paroles menacés par la récente décision du Conseil d’État qui, pour apprécier le respect du pluralisme de l’information d’une chaine de télévision, enjoint à l’Arcom de prendre en compte « la diversité des courants de pensée et d’opinions représentés par l’ensemble des participants aux programmes diffusés, y compris les chroniqueurs, animateurs et invités » ?
Anne-Sophie Simpere
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Photo : Wik8dude cc by-sa