Les 21 et 22 septembre 2017 s’est tenu à Budapest, sous le parrainage du réseau Atlas, le « Europe Liberty Forum ». 134 représentants de 34 pays se sont réunis pour « célébrer les victoires, partager des histoires inspirantes » et réfléchir à la manière de faire avancer le projet ultra-libéral du réseau Atlas. L’événement a bénéficié du « soutien généreux de la John Templeton Foundation, de la Smith Family Foundation et de la Freda Utley Foundation ». La française Cécile Philippe, présidente de l’institut économique Molinari, a pu y présenter son travail sur les indices de libération fiscale, dont elle espère qu’il encourage la concurrence entre les pays pour faire baisser les impôts [1]. Cécile Philippe est très intégrée dans le milieu des libertariens. Ancienne étudiante de Pascal Salin (président de la Société du Mont Pèlerin de 1994 à 1996), elle a passé sa dernière année de thèse au Mises Institute, membre d’Atlas, dans l’Alabama. Impressionnée par leur travail, elle décide de monter son propre think tank en 2003 : l’institut économique Molinari. Enregistré en Belgique, il compte parmi ses six membres fondateurs, outre Cécile Philippe, deux noms liés à d’autres think tanks et associations libertariennes en France : François Laarman (voir Contribuables associés et l’Ifrap) et Guy Plunier (voir IEP, Sauvegarde Retraites, Contribuables associés...). Autre fondateur de l’IEM : Michel Kelly-Gagnon, avocat québecois, directeur de l’Institut économique de Montréal, et qui fut aussi à la tête du Conseil du patronat du Québec de 2006 à 2009. A l’époque où elle crée l’Institut économique Molinari, Cécile Philippe bénéficie d’ailleurs d’une formation à la gestion des think tanks à l’institut économique de Montréal, financée par Atlas [2].
À la différence des autres partenaires d’Atlas en France, l’Institut économique Molinari (IEM) affiche clairement son affiliation avec le réseau international ainsi qu’avec les think tanks du réseau dans différents pays : Institut économique de Montréal, bien sûr, mais aussi Institute of Economic Affairs (IEA) au Royaume-Uni, Foro Regulación Inteligente en Espagne, Timbro en Suède, Kefim en Grèce... L’institut français est aussi l’un des dix membres de l’European Policy Information Center (Epicenter), un think tank libertarien européen basé à Bruxelles. En outre, l’IEM reprend des données et baromètres que l’on retrouve chez d’autres membres du réseau Atlas. À commencer par le « jour de libération fiscale », un indicateur publié dans plusieurs pays et relayé aussi par Contribuables associés en France. Il est présenté comme le jour de l’année [3] où les Français ont fini de s’acquitter des taxes et impôts et commencent à travailler pour eux-mêmes. Outre les débats autour de sa méthode de calcul, le principe est critiqué pour le fait qu’il considère que les versements faits à l’État sont une perte, sans prendre en compte les services reçus en échange (transports, éducation, santé, sécurité sociale...). Si ces biais sont signalés par certains médias, d’autres diffusent l’information du « jour de la libération fiscale » sans plus de précaution. L’opération a avant tout pour objectif de « faire le buzz », mais elle infuse également dans le débat politique. L’indicateur a ainsi été cité par Eric Ciotti lors du débat pour les primaires des Républicains en 2021, mais aussi dans des amendements et débats autour des projets de loi de finances [4], ou encore dans la communication de Marion Maréchal, candidate Reconquête aux européennes de 2024 [5]. Même les députés qui critiquent la méthodologie de calcul finissent par devoir se prononcer sur le sujet, interrogés par des journalistes sur cette « libération » qui n’a pourtant pas beaucoup de sens [6].
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Faites un donSur les sujets économiques, l’IEM est sur la même ligne que les autres think tanks du réseau Atlas, même s’il tend à mettre davantage l’accent sur les intérêts des entreprises : il défend ainsi les baisses d’impôts mais surtout des impôts de production, l’assouplissement du salaire minimum, ou encore la privatisation des services publics et des systèmes de retraite. Ce dernier sujet revient souvent dans ses interventions, vu l’actualité autour de la réforme, mais peut-être aussi parce qu’avant de rejoindre le think tank, le directeur de l’IEM Nicolas Marques a travaillé pendant 11 ans chez Amundi, leader français dans le domaine de l’actionnariat salarié et de l’épargne retraite.
Des liens plus discrets avec des industriels
Nicolas Marques comme Cécile Philippe sont très présents dans les médias : Le Figaro, Le Point, Valeurs Actuelles, Les Echos, mais aussi BFM, Radio France... Par rapport à l’Ifrap ou à Contribuables associés, la question des migrations ou d’autres sujets de société (avortement, port d’armes...) n’apparaît pas vraiment dans leurs interventions. En revanche, l’institut se montre assez prolixe dans deux domaines : le tabac et les questions climatiques. Il va par exemple relayer, en France, l’index des « Nanny States » ou « États nounous », un baromètre réalisé en partenariat avec plusieurs think tanks européens. Celui de 2023 a été produit par Christopher Snowdon, directeur de la division « économie des modes de vie » à l’Institute of Economic Affairs (IEA). Le baromètre classe les pays en fonction des réglementations sur le tabac, les cigarettes électroniques, l’alcool et l’alimentation, et vise à dénoncer les États qui seraient trop contraignants par leurs taxes ou autres interdictions. Christopher Snowdon et l’IEA publient régulièrement des papiers pour critiquer les réglementations sur les cigarettes (proposition d’instaurer une interdiction en fonction de l’âge [7], paquet neutre [8], interdiction des vapoteurs à usage unique [9]). Si le think tank britannique ne communique pas sur ses financeurs, des médias et chercheurs ont révélé qu’il avait reçu des fonds de plusieurs industriels du tabac, dont British American Tobacco, Imperial Brands ou Philipp Morris International [10]. Cette dernière entreprise a également financé Epicenter, dont l’institut Molinari est l’un des dix membres. En France, l’institut a publié plus de 25 textes (articles et rapports) critiquant les taxes et restrictions sur le tabac ou les cigarettes électroniques depuis 2012 [11]. Jusqu’en 2013, ils étaient signés par Valentin Petkantchin, chercheur à l’IEM, qui était également chercheur à l’Institut économique de Montréal. Il est ensuite parti travailler comme économiste chez Philip Morris International pendant sept ans, avant de retourner à l’institut économique de Montréal en 2022, dont il est aujourd’hui le vice-président pour la recherche [12]. En janvier 2024, l’association Génération sans tabac accusait l’IEM de se baser essentiellement sur des recherches financées par l’industrie du tabac pour étayer son plaidoyer [13].
S’agissant des dérèglements climatiques, en 2005, l’IEM et Cécile Philippe portaient un discours de déni : « Une chose est sûre : il n’y a pas de consensus sur le changement climatique parmi les scientifiques. Ils semblent tous s’accorder sur l’augmentation du dioxyde de carbone dans l’atmosphère au cours des 200 dernières années. Mais de nombreuses questions restent en suspens, comme le lien entre les émissions de gaz à effet de serre et l’augmentation de la température, ou les conséquences pour la vie humaine et les écosystèmes naturels. » Face à ce doute, la recommandation du think tank est de ne pas agir [14]. En 2007, Cécile Philippe publie le livre C’est trop tard pour la Terre ! dans lequel elle s’attaque au principe de précaution, défend les OGM et déconstruit ce qu’elle considère comme des mythes : la fin du pétrole, la responsabilité de l’homme dans les changements climatiques, les effets néfastes du marché et les bénéfices d’un développement durable [15]. La publication de l’ouvrage obtient une certaine couverture médiatique, et conduit l’autrice à participer à un débat autour du film « La grande escroquerie du changement climatique » à la Fête de la Liberté 2007, un événement où on retrouve Bernard Zimmern, Benoite Taffin, Alexandre Pesey, Vincent Laarman, Nicolas Lecaussin, ou encore Alain Mathieu [16]. En 2009, l’IEM se faisait encore le relais du « ClimateGate » et appelait à entendre les climato-sceptiques [17].
Dans la même enquête
Cette position va cependant évoluer, le déni climatique devenant plus difficile à tenir en France. Les critiques se portent désormais, de manière plus subtile, sur les réglementations et taxes environnementales ou encore sur les énergies renouvelables [18]. Mais ce que l’IEM ne précise jamais dans ses interventions, c’est qu’il a bénéficié de financements d’ExxonMobil via le réseau Atlas. En 2004, le pétrolier destine des fonds au travail des think tanks sur « les changements climatiques, le développement durable et la responsabilité des entreprises », et il souhaite expressément qu’une partie d’entre eux aille à l’institut dirigé par Cécile Philippe [19].
Aujourd’hui, l’IEM s’active surtout pour promouvoir l’énergie nucléaire, dont elle défend les effets positifs sur ces mêmes changements climatiques dont elle déniait la réalité quelques années auparavant. L’auteur de ses notes sur le sujet – dont l’argumentaire est souvent cavalier – est Georges Sapy, un ingénieur qui a fait toute sa carrière dans le groupe EDF [20]. Compte tenu de son passif avec ExxonMobil, l’engouement récent de l’institut pour l’énergie atomique interroge forcément sur d’éventuels bailleurs sur le sujet. Mais les sources de financement de l’IEM ne sont pas publiques et aucun rapport annuel n’est publié par l’organisation. Si elle est transparente sur ses liens avec les réseaux de think tanks internationaux, elle l’est moins sur ses donateurs – et les conflits d’intérêts que cela pourrait susciter. Ce qui ne l’empêche pas de revendiquer son « indépendance intellectuelle » dans sa mission de recherche et d’éducation pour « favoriser la liberté et la responsabilité économique ».
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Photo : Richard Hurd - creative commons-attribution 3.0