Comment est-ce que vous avez commencé à vous intéresser au réseau Atlas ?
Jeremy Walker : Si je remonte aux origines, je crois que je pourrais aller jusqu’à mes années étudiantes, où on manifestait contre la destruction des forêts primaires. Les entreprises forestières nous accusaient de nous mettre en travers de la croissance économique et de l’emploi. Cette vision économique où les ressources seraient infinies et pourraient être exploitées jusqu’au bout, sans conséquences, m’a interpellé. Cela a continué en 1992 avec les conférences internationales sur la biodiversité ou le climat, avec beaucoup de frustration à chaque fois, car il n’y avait pas d’accord ambitieux. Et à côté, dans les médias, il y avait des discours qui remettaient en cause l’existence même des dérèglements climatiques, portés par des économistes. Pourquoi ces économistes contredisaient-ils la science ? Je me suis intéressé au néo-libéralisme, puis j’ai lu The Road from Mont Pèlerin [1]… C’est quand on établit leurs liens avec l’industrie fossile, qui a financé très tôt la construction de ces réseaux, que ce narratif prend tout son sens. Sinon ça n’a aucune logique de clamer que les ressources seraient infinies, qu’il n’y a pas de limites écologiques et que tous les scientifiques du GIEC se trompent. En réalité, ces « économistes » servent surtout à porter les revendications des grandes entreprises, en les masquant derrière un discours académique.
Dès 1976, John Bonython, l’un des fondateur de l’entreprise pétrolière australienne Santos, écrit à propos du fondateur du réseau Atlas, Antony Fisher : « Fisher a une technique qui consiste à amener les universitaires à dire et à écrire en leur propre nom ce que les entreprises ne peuvent pas dire pour elles-mêmes. [...] La méthode de Fisher me semble être la meilleure que j’aie jamais rencontrée (…) [Cette méthode] n’est pas sporadique, c’est un processus continu [2]. » Le réseau Atlas a reçu des financements d’Exxon, mais aussi de milliardaires qui ont bâti leurs fortunes sur le pétrole, le tabac, d’autres industries polluantes ou la finance (Scaife Foundation, Koch Industries…). En Australie, les subventions qui ont permis de fonder le Center for independant studies (CIS) en 1979, qui rejoindra ensuite le réseau Atlas, viennent de Santos, Shell, BHP, Rio Tinto, Western Mining Corporation (WMC).
L'opposition aux politiques climatiques est l’un des enjeux clés derrière l’expansion massive du réseau Atlas
Dès la fin des années 80, le public commençait à être informé des risques de dérèglement climatique à cause des énergies fossiles – une information que les entreprises pétrolières avaient depuis longtemps. Ces dernières ont alors orienté leurs stratégies de relations publiques avec l’idée « d’accentuer l’incertitude ». Il y a eu les premiers groupes climato-sceptiques, les premiers ouvrages sur le sujet comme celui de Fred Singer, qui a également créé en 1990 le Science & Environmental Policy Project (SEPP), qui a été domicilié à la même adresse que les bureaux du réseau Atlas, et ensuite de la Fondation Charles Koch. Pour autant que je sache, toutes les campagnes pour s’opposer aux politiques climatiques depuis la fin des années 80 ont des liens, d’une nature ou d’une autre, avec le réseau Atlas. Et je pense que cette opposition aux politiques climatiques est l’un des enjeux clés derrière l’expansion massive du réseau (d’une quarantaine de think tanks fin des années 90 à plus de 500 aujourd’hui).
Dans plusieurs pays, on voit aussi que ces think tanks portent des idées très conservatrices socialement, à côté du libéralisme économique, et se rapprochent de l’extrême-droite. A quoi est lié cet agenda réactionnaire selon vous ?
Il n’y a rien de libéral dans le néo-libéralisme : ils travaillent pour les multinationales, ils ne veulent pas de taxes sur les entreprises, pas d’obstacles aux transferts des capitaux, ils veulent maximiser les profits… La démocratie ne les arrange pas forcément. Ils ne veulent pas d’un parlement fort qui va pouvoir établir des régulations environnementales ou mettre en place des politiques de redistribution. Dans les années 1980 et 1990, ils ont largement gagné la « guerre économique » de la mondialisation : ils ont eu le libre-échange, des tribunaux d’arbitrage, la dérégulation de la finance… Bien sûr, ils continuent à se battre sur le plan économique : on a encore une éducation publique, un système de santé publique, auxquels ils s’attaquent. Mais ils ont beaucoup avancé dans ces domaines là aussi. En Australie, par exemple, les écoles privées reçoivent aujourd’hui plus de fonds que les écoles publiques.
Leur nouveau champ de bataille est la « guerre culturelle », qui leur permet d’avoir des votes, de mobiliser une partie de la population en attisant leurs colères, leurs frustrations.
Aujourd’hui, leur nouveau champ de bataille est la « guerre culturelle ». Ca leur permet d’avoir des votes, de mobiliser une partie de la population en attisant leurs colères, leurs frustrations. C’est plus facile de faire réagir les gens sur les sujets de « guerre culturelle » que sur la dérégulation bancaire. Et puis ils peuvent utiliser les idées réactionnaires pour pousser leurs intérêts. Par exemple, ils détestent les aides sociales. Pour les attaquer ils vont utiliser le cliché de la « black welfare queen », c’est-à-dire la mère célibataire afro-américaine qui profite de l’État providence. Cela permet d’avoir le soutien de personnes racistes. En Australie, le racisme a été mobilisé stratégiquement dans la campagne pour s’opposer au référendum accordant des droits aux communautés aborigènes. Et ce, même si l’opposition de départ des think tanks du réseau Atlas repose davantage en réalité sur le fait que donner aux aborigènes une Voix permanente au Parlement national menace l’accès des industries extractives à leurs terres.
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Faites un donCette campagne contre le référendum « The Voice » est l’un des récent succès du réseau Atlas en Australie. Comment est-ce qu’ils s’y sont pris ?
Il faut savoir que l’Australie est un pays très riche en ressources minérales. Et aussi un État qui n’a pas reconnu ses populations indigènes dans sa constitution. L’an dernier, il y a eu une tentative pour obtenir cette reconnaissance, et le réseau Atlas s’est mobilisé pour que ça échoue. On est passé de 65 % de soutien à la reconnaissance des droits des aborigènes à 40 %. Ils ont été très efficaces, ils ont trouvé un homme et une femme issus de communautés aborigènes qui étaient liés depuis des années à leur think tanks, qui étaient là pour répéter les slogans qu’ils avaient conçus contre le référendum. Et ils les ont envoyés partout, dans tous les médias, tout le temps, comme s’ils représentaient une opinion majoritaire parmi les aborigènes. Ce qui n’était absolument pas le cas.
Les droits constitutionnels des communautés aborigènes sont aussi remis en cause, parce qu’ils sont des obstacles au développement pétrolier et minier, chez notre voisin néo-zélandais. Le traité de Waitangi de 1840 reconnaît les droits préexistants des Maori à la terre et leur assure une position forte au Parlement. Les think tanks Atlas étaient très opposés à la politique de Jacinda Ardern et ont mené des campagnes contre elle, jouant sur les colères des électeurs autour de la gestion de la crise du covid ou l’opposition au vaccin. Maintenant, le nouveau gouvernement veut s’attaquer aux droits des populations indigènes et au traité de Waitangi. Parmi les ministres, on trouve David Seymour, qui sera vice-premier ministre à partir de mars 2025 (selon l’accord de coalition), et qui a travaillé pour des think tanks du réseau Atlas au Canada (Frontier centre for public policy et Manning Center) et a suivi un programme de formation de l’Atlas Network, le think tank MBA.
Sur quels autres sujets les partenaires d’Atlas en Australie sont-ils mobilisés ?
En parlant constamment du nucléaire dans les médias, les think tanks du réseau Atlas ont réussi à changer les termes du débat public.
En Australie, nous avons sept ou huit partenaires du réseau Atlas, les deux plus gros étant l’Institute of Public Affairs (IPA) et le CIS, l’un portant des discours qui vont apparaître plus raisonnables, à destination des classes moyennes, du monde du business, et l’autre beaucoup plus virulent et radical. Mais tous coordonnent dans une certaine mesure leurs campagnes. En ce moment, on a une énorme campagne visant à convaincre le public qu’il y a besoin d’énergie nucléaire en Australie. Ce qui est fou, c’est que personne ne proposait ça sérieusement avant. On s’est opposés aux mines d’uranium, aux essais nucléaires français dans le Pacifique... Et aujourd’hui, alors que l’on pourrait avoir un déploiement massif des énergies renouvelables, avec du solaire et de l’éolien peu coûteux, on a cette idée ridicule qu’on aurait besoin de nucléaire. Les réacteurs, on mettrait dix à vingt ans à les construire, on n’a pas les ressources en eau pour les refroidir, et les « mini-réacteurs » dont on nous parle, ça n’existe pas et aucune communauté n’en voudra à côté de chez elle. Tout ça vise à empêcher que l’on développe les renouvelables le plus vite possible, avec notre potentiel énorme. Mais, en parlant constamment du nucléaire dans les médias, les think tanks du réseau Atlas ont réussi à changer les termes du débat public, et les oppositions se sont engouffrées dedans.
Ils ont aussi des campagnes systématiques contre l’éolien offshore, qui permettrait de se passer de l’électricité à base de charbon ou de gaz dans les grandes villes. Elles sont menées sur le même modèle que les campagnes similaires aux États-Unis, avec des fausses informations conçues là-bas et diffusées à travers des groupes Facebook ou d’autres canaux. D’une part, il va y avoir de fausses « associations locales » (community groups) qui sont montées. Aux États-Unis, des journalistes ont montré que des partenaires d’Atlas étaient derrière, comme le Caesar Rodney Institute ou le Heartland Institute. En Australie, c’est pareil : on se retrouve face à des organisations un peu mystérieuses, et derrière on se rend compte que leurs « experts » ont des liens avec l’IPA, le CIS ou d’autres think tanks du réseau. Et d’autre part, ces campagnes se basent sur une fake news » : que les éoliennes offshore tueraient les baleines. Ce n’est pas vrai, mais ils le répètent partout.
Comment ces think tanks peuvent-ils avoir autant d’influence, et comment pourrait-on la réduire ?
Ils ont des entreprises et fondations très puissantes derrière eux – on a déjà parlé des géants du gaz et du pétrole, des banquiers. Mais il y a aussi des liens avec l’empire Murdoch par exemple. Le père de Rupert Murdoch, Keith Murdoch, a été l’un des co-fondateur de l’IPA en Australie. Et ces think tanks ont toujours quelqu’un de prêt à aller à une interview à la télévision. Ici les médias sont très concentrés, et les médias Murdoch sont dominants.
Les porte-parole des partenaires du réseau Atlas peuvent aller y dire ce que les entreprises ne peuvent pas exprimer directement, sans être accusés de défendre des intérêts établis. Ils se font appeler « Instituts » pour avoir l’air universitaire, ils se qualifient de « fellow », « researchers », mais ils ne sont pas vraiment des centres de recherche. D’ailleurs, ils passent aussi du temps à tenter de discréditer de vrais chercheurs, notamment en sciences sociales. Comme ils le formulent eux-mêmes, leur rôle est de « propagandiser » des idées pour le compte d’entreprises qui restent cachées. C’est de la propagande car ils trompent le public à des fins politiques. Ils diffusent des messages qui sont faux : les changements climatiques n’existent pas, les éoliennes tuent les baleines, les communautés aborigènes ne veulent pas la reconnaissance de leurs droits… Et ils cachent les intérêts commerciaux qu’ils défendent (ceux de très grandes entreprises) ainsi que le fait qu’ils coordonnent leur action à travers le réseau Atlas.
Il est donc important d’exposer ces liens et ces intérêts. De préciser qu’une personne appartient au réseau Atlas quand elle s’exprime pour influencer l’opinion ou les décideurs. Ils détestent ça. Leur succès tient aussi au fait qu’ils bombardent le public de messages prétendument « indépendants » en faisant croire qu’ils viennent de plusieurs sources, alors qu’ils viennent tous d’une même source : le réseau Atlas et ses alliés les médias. Ils n’aiment donc pas qu’on montre ça non plus.
Propos recueillis par Anne-Sophie Simpere
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Photo : King Coal, sculpture de Louis Pratt, par Ashlet cc by-nc-nd