Une large partie de la fortune du groupe Bolloré s’est construite sur le continent africain, dans la production de tabac et de cigarettes d’abord, puis dans les plantations d’hévéas et de palmiers à huile, et surtout dans le transport, la logistique et la gestion des concessions portuaires. Combien ces affaires africaines ont-elles rapporté au fil du temps ? Difficile à dire, tant la structure du groupe est complexe et à défaut de publications financières consolidées de ces activités. Mais une chose est certaine : la fortune du groupe et de la famille Bolloré d’aujourd’hui vient, pour une bonne part, de ces rentes africaines.
À la fin des années 1990, alors que le groupe Bolloré a acquis une situation de quasi-monopole sur les marchés du tabac d’Afrique francophone, c’est cette activité qui est la « vache à lait » du groupe, selon un analyste interrogé par Les Échos : la branche pesait alors moins de 7 % du chiffre d’affaires global d’un groupe bien plus petit qu’aujourd’hui, mais assurait plus du tiers de son résultat d’exploitation, à 46 millions d’euros [1]. Et lorsqu’il cède, en avril 2001, le contrôle de ses activités dans le tabac africain au britannique Imperial Tobacco, Bolloré empoche une coquette plus-value de près de 200 millions d’euros.
Empire logistique
Rapidement, ce sont le transport et la logistique en Afrique qui s’imposent comme les principales sources de revenus du groupe. En 2002, Bolloré y réalise déjà 17 % de son chiffre d’affaires mais surtout les trois quarts de son résultat d’exploitation [2]. L’activité va croissante, en particulier grâce aux concessions portuaires sur lesquelles Bolloré met la main : il obtient un premier contrat en mars 2004, avec la concession du terminal d’Abidjan. Quelques mois plus tard, il remporte ceux de Tema, au Ghana, et de Douala, au Cameroun. Et la liste s’allonge, au fil des ans, avec les concessions de Lagos Tin Can (Nigéria), d’Owendo et de Port-Gentil (Gabon), de Pointe-Noire (Congo), de Lomé (Togo), de Cotonou (Bénin), de Freetown (Sierra Leone), de Conakry (Guinée), etc.
Le réseau Bolloré irrigue le continent en profondeur et offre forme un maillage logistique sans équivalent.
La force de l’entreprise ? Son intégration verticale et ses connexions multimodales, avec des activités qui s’étendent de la manutention portuaire au transport routier, en passant par le fret fluvial ou ferroviaire. Le réseau Bolloré irrigue le continent en profondeur et offre forme un maillage logistique sans équivalent. De 766 millions d’euros en 2002, le chiffre d’affaires de la branche africaine grimpe à près de 2 milliards en 2010 pour culminer à 2,7 milliards en 2015. En 2021, à la veille de sa cession à l’armateur italo-suisse Mediterranean Shipping Company (MSC), la holding Bolloré Africa Logistics générait encore près de la moitié du résultat d’exploitation du groupe (444 millions sur 939 millions d’euros), pour un résultat net (après impôts et charges financières) de 248 millions d’euros [3].
Machines à cash
Entre 2015 et 2022, les onze sociétés qui gèrent les principales concessions du groupe ont réalisé près de 2,2 milliards de bénéfice.
Dans ce vaste ensemble de la logistique africaine, les concessions portuaires sont de véritables pépites. En échange d’investissements et d’entretien des infrastructures, le concessionnaire perçoit les droits d’entrée et d’accostage des navires, des frais de stockage et surtout les taxes de manutention (THC - terminal handling charges) pour le chargement et déchargement des conteneurs. Entre 2015 et 2022, les onze sociétés qui gèrent les principales concessions du groupe ont réalisé près de 2,2 milliards de bénéfice pour un peu plus de 7,5 milliards de chiffre d’affaires. Le bénéfice « part du groupe » – en proportion de la part détenue par Bolloré, qui varie dans chaque société portuaire – atteint 1,1 milliard d’euros (voir le tableau). Une véritable rente, d’autant plus profitable que ces concessions portuaires sont souvent accordées pour de très longues périodes – jusqu’à 35 ans pour celle du port de Lomé par exemple – et régulièrement prolongées à l’occasion de nouveaux programmes d’investissement.
Ces activités africaines sont donc venues enrichir le groupe Bolloré et ses actionnaires par centaines de millions d’euros. En dix ans par exemple, de 2012 à 2021, Bolloré Africa Logistics aura versé près de 614 millions de dividendes à la maison mère, Bolloré SE. S’y ajoutent les intérêts des prêts accordés aux filiales, les redevances payées par les six filiales africaines pour l’utilisation de la marque « Bolloré Africa Logistics » – entre 7,5 et 8,5 millions d’euros par an – ou les facturations diverses entre sociétés du groupe.
Sur la dernière décennie (2014-2023), la branche agro-industrielle des plantations africaines et asiatiques – Socfina, Socfinaf et Socifasia – aura, de son côté, versé un peu plus de 103 millions d’euros de dividendes aux différentes sociétés du groupe Bolloré qui sont ses actionnaires.
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Faites un donUne cession opportuniste
Ces flux qui remontent jusqu’à la maison mère du groupe, aussi énormes soient-ils, ne représentent qu’une partie de la rente africaine de Bolloré. Une part significative des bénéfices accumulés est restée au sein de la branche logistique africaine, pour financer les investissements, grossir ses fonds propres et, finalement, accroître la valeur de l’ensemble. À tel point que, lorsque Bolloré Logistics Africa a été vendue à l’armateur italien – mais ayant son siège en Suisse – Mediterranean Shipping Company (MSC), Bolloré SE a enregistré une jolie plus-value de cession de … 3,15 milliards d’euros !
Vincent Bolloré a vendu tout simplement parce que c’est le moment où il pouvait en tirer le meilleur prix.
Mais pourquoi vendre ce qui a constitué pendant près de quatre décennies le fleuron de son empire économique ? Sans doute par opportunisme financier, comme Vincent Bolloré l’a toujours fait depuis ses débuts à la tête du groupe. La décision intervient en effet au moment où, après des décennies d’investissement, la concurrence entre ports africains va croissante, contraignant les gestionnaires à rogner sur les prix. Bolloré a sans doute anticipé une baisse de l’extraordinaire profitabilité de ses ports africains. Surtout, les activités logistiques ont été revendues au lendemain de la pandémie de Covid-19, au moment où les tarifs du fret maritime et les profits des transporteurs explosaient. Et donc au moment où les acheteurs potentiels, les grands armateurs en quête d’intégration verticale, débordaient de liquidités. Vincent Bolloré a vendu tout simplement parce que c’est le moment où il pouvait en tirer le meilleur prix.
Lorsqu’en 2022, Vincent Bolloré vend sa branche logistique africaine, il a pu sembler tourner le dos au continent qui a fait sa fortune. Deux ans plus tard, cependant, le voici reparti à l’offensive, dans la télévision et le divertissement cette fois : en annonçant vouloir prendre le contrôle de MultiChoice, le géant sud-africain de la télévision payante, Bolloré se positionne pour faire de Canal+, son groupe de médias, le premier opérateur de toute l’Afrique subsaharienne. L’offensive de Bolloré pourrait ainsi donner naissance à un nouvel empire de la télévision et du divertissement, en situation de quasi-monopole dans une trentaine de pays et pesant d’un poids considérable sur la production de contenus africains.