Que doit faire un employé de l’industrie pétrolière quand, au cœur de la forêt amazonienne, il tombe par hasard sur un groupe d’indiens en isolement volontaire – ces populations autochtones qui préfèrent ne pas entrer en contact avec le monde extérieur « civilisé » ? Et si ces « natifs » se révèlent menaçants ? « Les guides indiens [qui accompagnent les employés de la compagnie pétrolière] tireront en l’air des fusées éclairantes ou des bombes lacrymogènes pour les effrayer et les éloigner ». Cette recommandation figure, parmi d’autres plus pacifiques, dans le cahier de consignes que l’entreprise franco-britannique Perenco distribue à ses employés chargés de la future exploitation du « lot 67 ». Le lot 67, c’est une concession pétrolière accordée par le gouvernement péruvien à Perenco. Un gisement d’une capacité estimée à 300 millions de barils situé en pleine forêt vierge. De l’autre côté de la frontière avec l’Équateur, le parc national Yasuni, lui aussi convoité pour ses richesses pétrolières.
Problème pour Perenco : il n’y a pas que des forêts primaires et une faune exotique. Présent depuis janvier 2008, dans le Nord du Pérou, Perenco est pointé du doigt dans un rapport publié cet été par l’ONG péruvienne CooperAccion. Ce document [1] dénonce les graves conséquences environnementales que provoquerait l’extraction pétrolière au cœur de cette réserve de biodiversité. Une extraction assortie de la construction d’un pipeline de 207 kilomètres pour raccorder la zone à l’oléoduc qui file vers l’océan pacifique.
« Perenco opère au Pérou sans avoir suivi les processus appropriés de consultation des populations indigènes », note le rapport. « L’entreprise a mené de nombreuses consultations avec l’ensemble des populations locales et des communautés », répond le responsable de la communication de Perenco, Nicolas de Blanpré [2] . Un accord a bien été signé en 2012 entre Perenco, le président de la région et les leaders des communautés. « L’objectif de ce plan, précise Mark Anthelm, du service de communication de l’entreprise, est d’aider à améliorer les conditions sanitaires, de soutenir des programmes éducatifs, de développer des projets de développement durable, et de faciliter le transport local, de façon à ce que les communautés de la région puissent être aidées d’une manière durable et en complète harmonie avec leurs valeurs et culture. » Une jolie brochure, avec photos d’enfants souriants et de tranquilles villages tropicaux, fait d’ailleurs l’inventaire des projets menés par Perenco. Mais les compensations semblent bien maigres face à la pollution que pourraient engendrer d’éventuels accidents lors du transport des barils de pétrole sur les rivières de la région, principales ressources pour des milliers d’indiens.
Un pipeline pour rejoindre le Pacifique
La construction du pipeline, pour transporter le pétrole jusqu’au Pacifique, viendrait limiter ces risques – un pipeline de Perenco s’est cependant déjà rompu au Gabon en 2008, polluant une lagune. Or, d’après CooperAccion, ce pipeline serpentera le territoire de 20 000 indiens, notamment Quechua, qui n’ont pas été consultés, ni informés du projet. Il traverserait également la réserve nationale de Pucacuro, normalement protégée. Et nécessite de déboiser une zone large de 500 mètres de part et d’autre de son tracé. « Malheureusement, il n’existe pas d’autorité gouvernementale avec la capacité ou les compétences pour évaluer les impacts cumulatifs de ces projets, tant en matière de droits humains que de menaces sur l’environnement », déplore Luis Manuel Claps, auteur du rapport de CooperAccion. Les communautés locales doivent-elles s’en remettre aux seules promesses de l’entreprise ?
De son côté, Perenco assure « travailler fortement avec toutes les autorités pertinentes du Pérou et en totale conformité avec le plan de développement qui a été approuvé par Perupetro [la compagnie pétrolière nationale, ndlr] et le Ministère des Mines. » Puisque les autorités gouvernementales péruviennes ont donné leur accord, celui des 20 000 Indiens concernés comptent finalement peu... Quant à l’existence de communautés autochtones volontairement isolées, dans le voisinage du lot 67 ou du tracé de l’oléoduc, Perenco affirme ne pas avoir d’indices confirmant leurs présences. Ce qui ne l’a pas empêché d’éditer son cahier de consignes en cas de rencontres fortuites (voir le document ci-dessous, en Espagnol) [3].
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Faites un donVers l’extinction de peuples autochtones ?
« Perenco et les autres entreprises qui opèrent dans la zone représentent une menace pour la survie et l’existence même de ces populations, plaide l’ONG péruvienne.Ils pourront s’éteindre si on impose à tout prix les opérations d’hydrocarbures sur leur territoire traditionnel. » Face aux critiques de CooperAccion, le projet sera-t-il repoussé ? La production commerciale doit commencer en 2013, affirme l’entreprise franco-britannique. Qui est d’ailleurs « fière de son rôle pour aider le Pérou à développer ses sources d’énergie et à avancer vers l’indépendance énergétique ». « Le respect de la nature n’est pas optionnel. Nous sommes d’accord, pas vous ? », proclame sa brochure.
Perenco n’est pas la seule entreprise pétrolière française en Amazonie péruvienne. Maurel et Prom, une « junior » hexagonale [4] s’installe dans le Nord du Pérou. Et les peuples Awajun et Wampis habitant la zone sont inquiets. En mars 2013, l’un de leurs représentants, Edwin Montenegro, président de l’Organisation régionale des peuples indigènes de l’Amazonie péruvienne (Orpian), s’est même déplacé jusqu’à Tunis pour interpeller le ministre français délégué au développement, Pascal Canfin, à l’occasion du Forum social mondial. Maurel et Prom agit sans qu’aucune consultation préalable des habitants locaux n’ait été réalisée par l’État péruvien, dénonce alors le leader indigène.
Des ordinateurs et de l’argent pour diviser les communautés ?
Au total, c’est un territoire de 6 600 km2 – soit l’équivalent de la moitié de l’ïle-de-France –dont l’entreprise française a obtenu la concession en 2010. Le « lot 116 », une réserve naturelle et un territoire indigène où vivent près de 70 000 indiens, dont la plupart seraient fortement opposés à ce projet d’exploration. « A terme, il est possible que la population doive se déplacer, à cause de la contamination de leur territoire », craint Adda Chuecas Cabrera, directrice d’un centre de recherche sur l’Amazonie [5], basé à Lima, la capitale du Pérou.
Pour l’instant, l’entreprise a réussi à convaincre une petite communauté de 400 personnes afin d’y effectuer ses forages d’exploration. « On leur a offert des ordinateurs et même de l’argent, raconte Marlène Castillo, une agronome qui a séjourné récemment dans la région. Les chefs des communautés le racontent ensuite sur la place du village ! » Une accusation reprise par l’Organisation régionale indigène : l’entreprise française, associée à l’entreprise canadienne Pacific Rubiales pour l’extraction de ces réserves, développerait des actions qui ont pour but d’acheter des dirigeants et des autorités. Ce qui aurait pour conséquence, d’après l’Orpian, de favoriser la division des organisations indigènes [6]. « Certains membres sont employés par l’entreprise, ajoute Annie Algalarrondo Alvear, qui suit les projets menés par le Secours catholique en Amazonie. Il est certain que ces employés vont ensuite convaincre plusieurs membres de leur communauté. Cela facilite le travail. »
« Au bout de deux ans, on les remercie. »
Diviser pour mieux régner : la tactique est fréquente dans l’industrie extractive. « On offre du travail à quelques-uns. On leur fait retirer les troncs que l’on dégage pour pouvoir extraire le pétrole. Les indigènes acceptent donc les projets. Mais au bout de deux ans, on les remercie », raconte FerminTivir, un avocat Awajun spécialisé dans les droits indigènes. Parfois, aussi, de nouvelles maladies apparaissent chez les indiens en contact direct avec les employés de l’entreprise, affectant la santé des populations locales. Si une petite communauté semble séduite par les apparats du progrès, version occidentale, ce n’est pas le cas des autres populations autochtones. « Or, le projet ne concerne pas seulement ce territoire, explique Marlène Castillo. En plus des 65 communautés touchées directement, 180 communautés sont touchées indirectement. Il faut absolument les consulter. »
Là aussi, le bât blesse. Edwin Montenegro, le représentant qui a interpellé Pascal Canfin, accuse aussi l’entreprise d’influencer les élections à la présidence du Conseil Aguaruna Huambisa, une organisation indigène. Quand elle ne tente pas d’en créer une… plus favorable aux intérêts de l’entreprise ! « Maurel et Prom a contourné les règles de fonctionnement des communautés et fédérations indigènes, estime Annie Algalarrondo Alvear, du Secours catholique. Ces règles sont basées, notamment, sur la délibération collective concertée. » Maurel et Prom revendique pourtant, sur son site Internet, « le plus grand respect des réglementations et populations locales ». Mais les réglementations de l’État péruvien sont aujourd’hui trop faibles pour protéger les populations des projets d’extraction : le mécanisme de consultation préalable, intégré dans la loi péruvienne, n’est pas appliqué. Tout comme une ordonnance prise au niveau régional, qui oblige à mettre en place une consultation.
« Cette zone, si elle est détruite, concerne le monde entier »
Contacté, le service communication de Maurel et Prom précise qu’il n’a pas d’interlocuteur sur le sujet, « puisque Pacific Rubiales gère le projet ». Cette entreprise canadienne a obtenu 50% des parts du projet en 2011. Puisqu’il n’est pas, officiellement, l’opérateur sur le terrain, Maurel et Prom refuse de s’exprimer, même s’il possède toujours l’autre moitié des parts. L’un de ses actionnaires de référence (à 6,85%), la Macif, une mutuelle qui assure agir « en faveur d’une économie humaniste, responsable et solidaire », aurait peut-être son mot à dire. Quant à Pascal Canfin, il n’aurait pour l’instant toujours pas répondu à la demande d’Edwin Montenegro, le président de l’Orpian.
Au total, 80% de l’Amazonie péruvienne serait ainsi concédée à des entreprises étrangères. « L’Amazonie a cette image d’un territoire où il y a peu d’habitants et où l’on peut tout extraire, précise Adda Chuecas Cabrera, à Lima. Or, cette zone, si elle est détruite, concerne l’ensemble de l’Amazonie, et donc le monde entier, toute l’humanité, ajoute-t-elle. Cela crée de la croissance économique, mais pas du développement ! » Les conséquences de l’ensemble de ces industries extractives pourraient être désastreuses. Le Pérou serait déjà le troisième pays le plus vulnérable au monde en matière de dérèglements climatiques.
Simon Gouin
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Photo de une : CC Romulo Moya Peralta
Photos : Marlene Castillo